Depuis quelques jours des suspicions d’un report de l’élection présidentielle dominent l’actualité politique au Sénégal avec la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire concernant une supposée affaire de corruption et de conflits d’intérêts qui impliquerait deux membres du Conseil constitutionnel par le Candidat du pouvoir (BBY). ( Il y a lieu de souligner ici le conflit d’intérêts dans la composition du bureau de cette commission d’enquête parlementaire composée de 9 membres dont 6 membres appartenant au Groupe BBY qui parraine le candidat supposé corrupteur. ).
Ces suspicions sont renforcées par l’annonce d’un message à la nation du Président de la République à quelques heures de l’ouverture officielle de la campagne électorale. J’ose croire qu’il s’agira pour le Chef de l’Etat, enfin de mandat, d’annoncer la poursuite du processus électoral et rendre un vibrant hommage aux citoyens sénégalais qui lui ont permis, grâce à leurs suffrages, de bénéficier pendant 12 ans de privilèges hors du commun.
Le report de l’élection présidentielle ne peut juridiquement être envisageable puisque le Chef de l’Etat, soutien du candidat mis en cause, a déjà convoqué les électeurs à travers le décret 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps pour le renouvellement de la délégation de pouvoir (de la souveraineté). Le tout puissant chef de l’Etat ne peut aujourd’hui puiser dans le droit les ressources y compris dans l’article 52 de la Constitution pour un report de ce grand rendez-vous populaire.
Il est important de rappeler que l’article 52 de notre charte fondamentale est hérité de l’article 16 de celle française qui porte la marque du Général DEGUAULE qui cherchait à renforcer son pouvoir issu du suffrage universel face à un Parlement jadis fort. En effet, le souvenir de 1940 et de l’anéantissement de l’État explique la création de ce régime constitutionnel de crise.
Les risques évidents d’abus de recours aux pouvoirs d’exception obligent immanquablement le constituant à multiplier les garde-fous. La Constitution veut éviter que la dictature présidentielle se substitue au jeu normal des organes constitutionnels. La mise en œuvre de l’article 52 obéit à des conditions de fond. Ainsi, deux conditions cumulatives doivent être réunies. D’une part, la crise existe si : « les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate ». D’autre part, cette crise doit interrompre « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels ». Cette deuxième condition est de nature objective. De ce fait, la Constitution, si elle admet bien qu’une seule des quatre menaces examinées puisse suffire aux fins de l’article 52, exige, en revanche, de manière cumulative, la réalisation de cette seconde condition. On est loin de ce cas de figure au Sénégal où toutes les institutions fonctionnent normalement. Il n’existe aucune menace d’invasion étrangère ou encore de menace de terrorisme. La preuve l’Assemblée Nationale a mis en place sa commission d’enquête parlementaire.
L’article 52 in fine interdit même au Président de la République en temps de crise de dissoudre l’Assemblée nationale et lorsque cette dernière est déjà dissoute, la date des scrutins fixée par le décret de dissolution ne peut être reportée, sauf cas de force majeure constaté par le Conseil constitutionnel. En vertu de quoi alors le Président de la République, en fin de mandat, peut-il reporter la date de l’élection présidentielle ?
Ne réveillons pas l’article 52 de son long sommeil. Ni Abdou DIOUF ni Abdoulaye n’ont fait recours à cet article. Pourtant, l’assassinat de maître Babacar SEYE aurait pu pousser le président DIOUF à recourir à ce pouvoir de crise.
En 2005, Laurent Gbagbo a utilisé l’article 48 de la Constitution ivoirienne afin de sortir de la crise politique et militaire. Entre autres, des ordonnances « exceptionnelles » ont modifié le code de la nationalité ivoirienne afin d’éliminer tout obstacle à une éventuelle candidature d’Alassane Ouattara dont l’« ivoirité » avait été, à tort ou à raison, mise en doute.
Aujourd’hui, seul le Conseil constitutionnel peut repousser la date du scrutin dans les conditions prévues par le Code électoral, notamment en cas de décès d’un des candidats retenus. Dans ce cas, il fixe une nouvelle date dans la limite posée par le Code électoral. Le Conseil est le seul arbitre du processus électoral et doit en assurer la sincérité et la loyauté. Il est le seul organe qui dispose de prérogatives pour surveiller et contrôler tout le processus électoral jusqu’à l’élection d’un nouveau Président de la République. Il est l’unique maître du processus électoral. Il ne peut être mis fin aux fonctions des membres du Conseil constitutionnel avant l’expiration de leur mandat que sur leur demande ou pour incapacité physique, et dans les conditions prévues par la loi organique (Art.89 de la Constitution).
Enfin, il faut dire que l’actuel Président de la République est premier à semer des doutes sur la crédibilité du processus électoral à travers le renouvellement en plein processus électoral des membres de la CENA, la nomination d’un nouveau membre du Conseil constitutionnel et la tenue du procès en cassation pour diffamation de son principal opposant écarté de la course à l’élection présidentielle.
Dr Mamadou Salif SANÉ
Enseignant-Chercheur en droit public/UGB
Expert Électoral