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Allah, la politique et l’Amérique

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Installés sur du « Louis Farouk », ce faux Louis XVI qui meuble les palais arabes, ils se sourient courtoisement. Ils se jaugent, ils se jugent. L’envoyée spéciale des Etats-Unis est venue saluer le premier président égyptien démocratiquement élu.

On est au Caire, samedi 14 juillet. En bout de canapé, un peu à l’étroit dans un tailleur pantalon sombre, la démocrate Hillary Clinton ; sur un fauteuil à côté, l’islamiste Mohamed Morsi, costume et cravate gris austère. Ces deux-là n’ont rien, vraiment rien, pour s’entendre.

Née en 1947 à Chicago, la secrétaire d’Etat incarne un parcours politique façonné dans les turbulences des années 1960 aux Etats-Unis. Celui d’une baby-boomer qui sera de toutes les batailles : libération de la femme, droit à l’avortement, défense des minorités sexuelles et autres, enfin militance contre la guerre du Vietnam. C’est Jane Fonda passée par la faculté de droit de Yale.

Mohamed Morsi est né en 1951 dans la ferme familiale d’une bourgade du delta du Nil. Grâce à une bourse, élève sérieux et méritant, il va passer dix ans en Californie à étudier puis enseigner l’ingénierie civile. Il n’en revient pas en chemise à fleurs et catogan. Il est fidèle à une vie choisie dès la fin de l’adolescence. Il est militant de cette étrange confrérie qui érige le Coran en principe organisateur de la vie politique, économique, sociale et familiale : les Frères musulmans.

Dans le salon du palais présidentiel d’Héliopolis, banlieue du Caire, ce 14 juillet, la rencontre est historique : la représentante de l’Amérique face à un chef islamiste ; un parangon de conservatisme social et d’intégrisme religieux face à une protestante méthodiste progressiste.

Le passé récent ne facilite pas la conversation. Les Etats-Unis n’ont pas attendu les attentats du 11 septembre 2001 pour se méfier de l’islam politique. Parce qu’il maintenait la paix avec Israël, ils ont soutenu trente ans durant leur allié Hosni Moubarak. Le raïs autocrate martyrisait les Frères, promis à la torture et à la prison. Ceux-ci, proches du Hamas palestinien, vilipendaient l’Amérique et dénonçaient le traité de paix avec Israël.

Et pourtant, les relations entre Washington et l’islamisme sont compliquées. Au Caire, Mme Clinton a trouvé M. Morsi en conflit ouvert avec l’armée – une armée largement financée et entraînée par les Etats-Unis. Les militaires exercent le pouvoir depuis la chute de M. Moubarak, en février 2011. Tout juste élu, avec 51,73 % des suffrages, M. Morsi cherche à s’imposer aux généraux.

Manifestation contre la venue de Mme Clinton au Caire. Un homme tient une pancarte : « L’Egypte ne sera jamais le Pakistan ». Manifestation contre la venue de Mme Clinton au Caire. Un homme tient une pancarte : « L’Egypte ne sera jamais le Pakistan ». | AFP/MOHAMMED HOSSAM

La secrétaire d’Etat exhorte les Frères et l’armée, les deux seules organisations politiques structurées en Egypte, à négocier. Mais elle prend le parti du président élu. Les Etats-Unis souhaitent que « la transition politique bénéficie pleinement au pouvoir civil », dit-elle. Mme Clinton conseille aux généraux de « revenir à un rôle relevant purement de la défense de la sécurité nationale ».

Les militaires, les Coptes, les laïcs, de gauche ou de droite, n’ont pas toujours apprécié. Le message de Washington n’en est pas moins clair. S’ils sont librement élus, respectent les droits des minorités et le traité de paix avec Israël, l’Amérique coopérera avec les Frères musulmans. M. Morsi a donné des garanties.

A l’heure où l’islam politique émerge comme la force dominante dans le monde arabe – de Rabat au Caire en passant par Tunis et, demain peut-être, Damas -, le message du 14 juillet est important. Il n’est pas si surprenant que cela. L’Amérique a encouragé le « printemps arabe ». Elle a appelé à des élections. Elle est logique avec ses choix. Depuis des mois, elle a multiplié les contacts avec les Frères égyptiens.

Washington serait convaincu de la conversion des islamistes à la démocratie politique ? Le vrai test viendra demain, explique Richard Haass, l’un des grands inspirateurs de la politique étrangère américaine. « In fine, pour un individu comme pour un parti, écrit le président du Council on Foreign Relations, le plus chic des clubs de réflexion stratégique, la vraie preuve de son attachement à la démocratie, c’est d’accepter de perdre des élections, pas d’y participer et de les gagner. »

« Cela suppose que l’on ne se contente pas d’un honnête dépouillement des suffrages, poursuit-il, mais aussi que l’accès à la télévision, le droit de s’organiser et de lever des fonds soient équitablement répartis. »

Mieux qu’un Européen, un Américain, surtout s’il est conservateur, peut comprendre le profil idéologique « Frère musulman » : le mélange de Dieu et de la politique ; le libéralisme en économie ; le conservatisme des moeurs ; un anticommunisme viscéral – rien de tout cela n’est tout à fait étranger à la vie publique outre-Atlantique.

Quand leurs intérêts stratégiques étaient en jeu, les Etats-Unis n’ont jamais hésité à développer les relations les plus étroites avec les régimes les plus islamistes. L’alliance militaro-pétrolière avec Ryad en est le meilleur exemple. A côté du régime saoudien, les Frères musulmans égyptiens sont les tenants d’un islam politique des plus modérés – des centristes aux convictions laxistes !

L’étrange relation nouée avec le Pakistan n’est pas moins paradoxale. Voilà un allié de l’Amérique dont l’armée – en partie équipée par les Etats-Unis – est un acteur politique majeur. Or l’armée pakistanaise finance et arme des islamistes extrémistes.

Washington entretient les meilleurs rapports avec Ankara, où depuis dix ans règne un parti turc islamique, l’AKP. Venu très démocratiquement au pouvoir, le parti de Recep Tayyip Erdogan a contribué à libéraliser la Turquie. Mauvais présage ? Depuis quelques mois, l’équipe Erdogan cède à un autoritarisme sans cesse plus inquiétant.

Au département d’Etat, on a beaucoup réfléchi au « précédent » algérien de décembre 1991. Les Etats-Unis approuvèrent alors un coup d’Etat destiné à interrompre des élections libres qui semblaient devoir être gagnées par un parti islamiste. S’ensuivirent dix ans d’une guerre civile atroce – des dizaines de milliers de morts, des milliers de « disparus » (dont on ne sait toujours rien).

Mme Clinton y pensait peut-être en conversant avec le « Frère » Mohamed Morsi.

[email protected]

Alain Frachon, International
lemonde.fr

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