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Au nom de l’histoire ! (Par Adama Diouf)

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Dans sa dernière lettre adressée à sa femme, alors qu’il était en détention, et avant qu’il ne soit lâchement tué en 1961, Patrice Lumumba, écrivait : « L’Afrique écrira sa propre histoire ». Ce n’était ni un message d’amour, ni une phrase romantique, mais une invite aux fils du continent pour écrire leur propre histoire. Un an plus tôt, en 1960, lors d’une conférence tenue à l’Ecole des Hautes Études de Paris et dont le texte a été publié dans la revue Annales (1962), Henri Moniot plaidait « Pour une histoire de L’Afrique noire », parce que, selon l’auteur, l’histoire de l’Afrique, « c’est l’histoire de l’Occident ». Mais contrairement à Lumumba, selon lui, cette histoire doit être faite par des « savants de partout, insatisfaits par une vue mutilée du passé de l’humanité. Mais surtout des Africains ». Et Moniot d’ajouter :  » L’histoire est à la fois un moyen et une exigence de renaissance».
Donc, une réécriture de l’histoire du continent est non seulement une nécessité pour l’Afrique, mais aussi pour le monde entier qui a vu naître son ancêtre sur cette vieille terre noire.
Vu sous cet angle, l’Histoire Générale du Sénégal (HGS) proposée par le Professeur Iba Der Thiam est une bonne idée à condition qu’elle apporte quelque chose de nouveau et une plus-value dans l’historiographie africaine. Mais la controverse née de la publication des premiers volumes amène à se poser des questions sur la méthodologie utilisée pour faire ce travail scientifique. En d’autres termes, la méthodologie historique a-t-elle été respectée ?
L’histoire est une discipline scientifique qui a sa propre méthodologie. Quand on fait de l’histoire, on tente de répondre à une question. Les réponses apportées doivent être expliquées et critiquées. L’historien ne cherche pas à savoir qui a tort ou qui a raison. Il cherche à comprendre les faits avec une analyse poussée.
Pourquoi la France a créé un port à Dakar alors qu’il y avait celui de Gorée ? La réponse est facile pour un profane qui répondra : c’est pour évacuer les produits de la colonie vers la métropole. Oui c’est vrai, mais pour l’historien, la réalité va au-delà de cette réponse primaire. Si la France a décidé de construire en 1862 des jetées à Dakar, c’était pour faire face à la concurrence du port portugais de Saint-Vincent (Cap vert) qui était sous le contrôle de l’Angleterre.
Écrire l’histoire du Sénégal, c’est d’abord dégagé une problématique, puis faire l’état de la recherche et identifier les sources.

  • La problématique : pour un tel sujet aussi vaste, il faudra procéder par des fourchettes chronologiques en posant des questions sur ce qu’on cherche ou sur ce qu’on veut faire en dégageant des hypothèses qui seront vérifiées par les sources.
  • État de la recherche
    Faire de l’histoire consiste d’abord à dire ce qui a été fait en termes de travaux universitaires et choisir des ouvrages majeurs, les analyser, critiquer tout en ressortant leurs forces et leurs faiblesses. Ce travail a pour but de ne pas répéter ce qui a été déjà fait.
    Les rédacteurs de l’HGS ont été gâtés en ce qui concerne ce point. Beaucoup de travaux universitaires ont été faits sur l’histoire du Sénégal. En guise d’exemple, je citerai deux ouvrages majeurs. Le premier est « Le Sénégal sous le second Empire: naissance d’un empire colonial (1850-1871) » d’Yves-Jean Saint-Martin, historien français. Son ouvrage permet de comprendre la politique française dans sa colonie et les acteurs politiques, économiques… qui ont pris part à cette vaste entreprise de domination politique et économique. Le second est « La Sénégambie du XVe au XIXe siècle. Traite négrière, islam et conquête coloniale» de Boubacar Barry, ancien Professeur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Boubacar Barry fait partie de ce qu’on appelle « L’école de Dakar ». Il est un des meilleurs spécialistes de l’histoire du Sénégal et de la Sénégambie. Son livre, bien vrai que couvrant un cadre plus large (Sénégal, Gambie Mali, Mauritanie, Guinée Conakry, Guinée Bissau), est une des bibles de l’histoire du Sénégal. Pour mieux comprendre ce qui s’est passé au Sénégal et dans l’espace sous l’influence des fleuves du Sénégal, de la Gambie et jusqu’aux rivières du Sud, au XIXe S, on ne peut se passer de cet ouvrage de valeur de Barry.
    Donc le mérite des rédacteurs reviendrait à étudier ce qui n’a pas été fait par les Barry et Saint-Martin.
    Le piège dans un tel travail, c’est partir de l’idée selon laquelle tout ce qui a été écrit est faux parce que fondé essentiellement sur des sources coloniales. Écrire l’histoire du Sénégal, c’est refuser de faire table rase des études antérieures. Bien au contraire, ces études, il faudra les évoquer, les interroger, les citer et les critiquer.
    Donc, il s’agit de faire de l’histoire analytique. L’historien n’est pas là pour embellir l’histoire ni pour l’enlaidir. Il est là pour les faits et rien que les faits. Les faits, pour les comprendre, il faudra exploiter les sources.
    Sources
    Généralement, il y a deux sources en histoire : les sources primaires et les sources secondaires.
  • Les sources primaires sont les archives qui sont de vrais cauchemars pour les chercheurs historiens. J’y reviendrai. Ces archives peuvent être des documents originaux : lettres, journaux, revue; et des témoignages (qui peuvent aussi être considérés comme sources secondaires). Les sources secondaires sont constituées des livres, des manuels d’histoire.
    La recherche des archives est le moment le plus dur et le plus stressant pour un chercheur. Que c’est difficile ! On se pose alors un certain nombre de questions :
  • Est-ce que j’aurai des archives pour mon sujet ? Et même si j’en ai, est-ce qu’elles seront suffisantes pour faire un travail scientifique ?
  • Où vais-je trouver les archives ? Surtout que celles-ci peuvent se trouver dans des lieux différents. Les archives qui concernent le Sénégal colonial et l’AOF sont entre Dakar et Aix-en-Provence (Marseille). Il y en a même qui se trouvent aux Archives nationales de France sous forme de microfilms.
    -Sont-elles consultables ?
    -Sont-elles en bon état ?
    Par conséquent, les rédacteurs de l’HGS ne devraient pas être confrontés à toutes ces contraintes évoquées en haut. Les travaux existants renseignent sur l’identification des archives, de leurs séries et cotes. La vraie contrainte, c’est le dépouillement et l’exploitation de ces archives pour en faire un produit fini.
    Et en ce qui concerne l’histoire de l’Afrique, il faudra y intégrer les sources orales.
    Sources orales (tradition orale)
    Aujourd’hui, la tradition orale est incontournable dans l’écriture de l’histoire africaine. Écrire sur l’histoire du continent sans recourir à l’oralité, c’est présenter un produit semi-fini. Même l’étude de l’oralité gagne de plus en plus de place dans des universités françaises surtout celle qui concerne l’histoire sociale. Et elle procède par des témoignages.
    L’intérêt des sources orales, c’est faire entendre la version des dominés et les confronter avec les archives du gouvernement colonial du Sénégal ou de l’AOF.
    Toutefois, il faut se méfier de ceux qui exagèrent les faits pour ne pas tomber dans l’invention (des faits) ou l’autoglorification. Pratique très courante au Sénégal. C’est pourquoi à côté des témoins concernés, il faudra trouver aussi des témoins indépendants. Les sources orales doivent avoir une valeur historique. Elles peuvent remettre en cause des faits affirmés par les sources primaires. Mais, comme ces dernières, il faudra les diversifier, les confronter et les critiquer.
    Cette dynamique a-t-elle été intégrée par les rédacteurs de l’HGS? Non, si on en croit aux critiques d’Ahmed Khalifa Niasse et à toutes ces levées de boucliers émanant de familles maraboutiques ou de communautés ethniques. Je vais y revenir dans les prochaines lignes.
    Réactions et critiques
    Quand on présente un livre qui se veut scientifique, il faut s’attendre à toutes les critiques mêmes les plus violentes. Même si les critiques contre Iba Der Thiam et compagnie sont subjectives, elles traduisent un fait indubitable : le travail n’a pas été bien fait. Et deux faits le démontrent : la réaction violente d’Ahmed Khalifa Niasse et l’article du journaliste de l’Obs., Makhaly Ndiack Ndoye.
    Que l’on se comprenne bien ! Je n’ai pas dit qu’Ahmed Khalifa Niasse a raison ou pas. Cela n’est pas de mon ressort en tant qu’historien. Ce qui m’intéresse, c’est le pourquoi de sa réaction.
    Réponse
    Si les rédacteurs avaient appliqué la méthodologie historique, on n’en arriverait pas à tout ce pataquès. Il suffisait seulement, avant d’écrire le livre, de réaliser des entretiens oraux en donnant la parole à un membre de la famille Niassène, de la famille Sy de Tivaouane, à toutes les autres familles tidianes, à des témoins indépendants et même à des spécialistes de la Tijaniya. Une fois ce travail accompli, l’auteur du texte reproduit les témoignages en les plaçant dans leur contexte historique avant de les critiquer au besoin. A défaut de témoignages divers, l’auteur peut mentionner : je reproduis textuellement ce qui a été dit jusqu’à ce qu’une autre opinion vienne en montrer les limites.
    Ceux qui connaissent bien l’histoire de la Tijaniya au Sénégal savent bien qu’Ahmed Khalifa Niasse a soulevé un fait historique.
  • De toutes les critiques, les remarques du journaliste de l’Obs. Makhaly Ndiack Ndoye sont les plus saisissantes pour ne pas dire cocasses. « Comment je me suis découvert chercheur dans l’Histoire du Sénégal », tel est le titre de son article retentissant. Le journaliste raconte comment son article de presse s’est retrouvé dans les pages de L’HGS.
    On ne peut pas siphonner in extenso l’article d’un journaliste basé sur de simples témoignages, en faire son argumentaire principal dans un livre d’histoire sans le critiquer au préalable. C’est faire preuve de légèreté. Et cela est inacceptable et impardonnable en histoire, matière qui requiert une démarche et rigueur scientifiques. Et qui dit scientifique dit forcément critique.
    Donc, inutile de dire que l’HGS contient des manquements graves et risque de ne pas apporter grand-chose au débat sur l’historiographie africaine.
    En sus de ces manquements, il faudra aussi s’interroger sur les auteurs et la durée des travaux. Pour un travail de cette ampleur sérieux et crédible concernant l’histoire du Sénégal, il faudrait au moins dix bonnes années de recherches et de rédaction. Mais quand on veut sortir précipitamment en cinq ans seulement 25 tomes (à raison presque de 1000 pages par tome) sur l’histoire générale du Sénégal depuis 350 000 mille ans, on ne peut que tomber dans des travers qui discréditent tous les travaux effectués et décrédibilisent leurs rédacteurs.
    En Résumé
    Il faudra écrire l’histoire du Sénégal en y associant tous les historiens spécialistes, professeurs d’université, chercheurs et docteurs. Ce travail doit être piloté par des professeurs titulaires.
    Il ne faut pas laisser l’histoire de notre pays entre les mains inexpertes de dilettantes, de narrateurs et de thuriféraires. L’Histoire n’est pas une narration ni une louange. C’est une science explicative du passé. Notre passé, il faut le fouiller, l’exhumer et le présenter au nom de la vérité. La vérité peut être amère, mais il faut l’accepter parce qu’impartiale. L’accepter, c’est accepter notre passé avec ses forces, faiblesses et ses contradictions. C’est accepter ses beautés et ses vilénies, ses lumières et ses obscurités. Par conséquent, il ne faut pas occulter les points sombres de notre histoire par crainte d’hypothéquer l’unité nationale et la cohésion sociale.
    On ne peut pas écrire l’histoire du Sénégal en adoptant la même posture que ceux-là qu’on accuse de l’avoir falsifiée. L’historien n’est pas là pour plaire à sa communauté, son ethnie ou son clan. Il transcende les contingences partisanes ou communautaires. En somme, il est là pour les faits c’est-à-dire la vérité historique.

Adama Diouf Docteur en Histoire contemporaine. Université du Havre, France
Titulaire de Dess de journalisme. Université de Montréal, Canada

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