Critique des critiques de la cour de la Cedeao après la décision condamnant le Sénégal (Par Me Kanté)

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On ne peut pas se permettre de critiquer la légitimité et la compétence de la Cour de la Cedeao en ayant une approche étriquée de la souveraineté des États membres ou en ayant un tropisme qui tourne autour de la conception franco centrée du droit (lequel d’ailleurs évolue au gré des rapprochements tectoniques d’avec les plaques de la Common Law)
Quand je lis que la Cour a « jugé en opportunité » pour dénier toute pertinence à la décision, sans qu’on ne démontre où était l’opportunité ni la disposition légale ignorée par le juge, je suis plus qu’étonné.
Déjà cet argument n’est pas pertinent parce que les textes qui régissent la cour disent expressément que celle-ci peut juger en « équité » (même si cela n’a pas été le cas dans le cas d’espèce).

Mais revenons à la base, qu’est ce qu’un jugement d’opportunité?
En gros on oppose la légalité qui est du droit à l’opportunité qui est plus « politique ». Une vielle distinction connue en droit administratif français, comprise comme un ensemble des considérations d’intérêts, d’utilité ou de justice qui pousse le juge à appliquer tel remède plutôt qu’un autre selon les circonstances de l’espèce. Exemple un ministre fait du « Takku Suuf » puis trépasse, ses veuves réclament sa pension de retraite, le juge coupe la poire en deux au lieu d’attribuer la totalité à la seule épouse officielle conformément à une loi sur les pensions. Par ce jugement, le juge passerait du jugement légal au jugement d’opportunité.

Nos voisins anglo-saxons parleraient d' »Equity », et c’est là que cela devient intéressant parce que cette critique venant de juristes est pour le moins surprenante. Ici on n’est pas en droit public ni administratif, nous avons un tribunal international fondé aussi bien sur les principes du droit romaniste que de la Common Law. Lisons ensemble le texte du Protocole de 1991 sur la Cour : « Article 19 – Décisions de la Cour


  1. La Cour procède à l’examen du différend dont elle est saisie conformément aux dispositions
    du Traité et dé son Règlement. Elle peut également appliquer, le cas échéant, les principes de droit, tels que définis à l’article 38 du Statut de la Cour Internationale de Justice. » et que dit l’article 38 du statut de la CIJ?
    Art 38 : « 1. La Cour, dont la mission est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis, applique :
    a. les conventions internationales, soit générales, soit spéciales, établissant des règles expressément reconnues par les Etats en litige;
    la coutume internationale comme preuve d’une pratique générale acceptée comme étant le droit;
    b. les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées;
    c. sous réserve de la disposition de l’Article 59, les décisions judiciaires et la doctrine des publicistes les plus qualifiés des différentes nations, comme moyen auxiliaire de détermination des règles de droit.
  2. La présente disposition ne porte pas atteinte à la faculté pour la Cour, si les parties sont d’accord, de statuer ex aequo et bono. »
    On peut même juger en s’écartant du texte de la loi si les parties sont d’accords. C’est dire les pouvoirs larges et libéraux dont les juges sont dotés dans la pure tradition de Common Law, c’est clairement exprimé dans l’article 9 du Protocole :

« Article 9 – Compétence de la Cour


  1. La Cour assure le respect du droit et des principes d’#équité dans l’interprétation et l’application des dispositions du Traité. »
    « équité » ou « Equity », qu’est ce à dire? C’est le recours aux principes mêmes de la justice, lorsque ces derniers ne s’accordent pas avec le droit formel. On en revient à l’opportunité dont ont faisait référence tantôt.
    Ignorer que le juge communautaire est d’abord recruté pour sa compétence en droit international tel que le mentionne le protocole, ignorer que les tribunaux internationaux appliquent un droit mixte qui se nourrit aux deux mamelles romanistes et anglo-saxonnes est fatale quand ont veut analyser les décisions de justice, surtout quand on sait que les juges anglophones travaillent souvent avec la « méthode inductive » dans le raisonnement juridique qui reflète tout le coté pragmatique de ce doit.
    Or sur un banc de trois juges, on a l’honorable Asante du Ghana, Atoki du Nigeria, qui sont de la famille anglo-saxonne à la différence de l’honorable juge Ouattara.

Depuis le début des constructions communautaires aussi bien en Europe qu’en Afrique, l’irruption des juristes issues de la Common Law a eu une influence considérable tant sur le plan du fonctionnement intellectuel des ressources humaines communautaires, que sur l’adoption des principes de la jurisprudence ou sur le fonctionnement des juridictions.

Les critiques sur un prétendu abandon d’une jurisprudence méritent-ils plus de développement quand on a déjà posé le principe d’indépendance et de souveraineté des juges? Au nom de quoi devraient-ils s’enfermer dans un conservatisme juridique pour plaire à une tendance? Les revirements de jurisprudence sont-ils bannis? Ce serait triste pour l’évolution des sociétés.

Sur la question de la recevabilité d’un recours à la condition que la violation d’un droit soit manifeste, il n’y nul changement, ceux qui croient que le recours de l’opposition sénégalaise a été accepté sur la base d’une violation « hypothétique » sont dans l’erreur, espérons-le de bonne foi. Parce qu’il ne faut pas confondre violation manifeste déjà réalisée et une violation manifeste qui va se réaliser de façon certaine. Réfléchissons un peu, à quoi sert une cour qui peut prendre des ordonnances et mesures provisoires si ce n’est pour empêcher la réalisation d’une violation imminente ou de faire cesser une violation en cours? D’ailleurs l’une des demandes que la cour a jugé sans objet avait trait à l’élection présidentielle au Sénégal qui était déjà passée.

Détrompez-vous il ne s’agit pas d’accepter une violation hypothétique mais de violation réelle, les droits de l’opposition étaient déjà violés dès l’adoption de loi sur le parrainage, le dommage n’allait survenir que lors des élections. Pour vous aider à comprendre un peu, je m’autorise une comparaison en droit civil lorsque qu’on dit qu’une créance doit être certaine, liquide et exigible, mais la créance peut être future et donc opposable. Entre le moment de l’adoption de la loi contestée et la matérialisation de l’éviction illégale des candidats, ce n’est qu’une question de temps, nullement la réalisation de conditions hypothétiques.

Les conseils de l’État sénégalais auraient certainement voulu que la Cour se prononce comme un médecin après la mort? C’est non, clairement.
Dans tous les pays sérieux, lorsqu’une décision judiciaire d’importance survient, non seulement l’État acquiesce, mais toute la communauté juridique et les décideurs procèdent à des ajustements et relisent le droit à la lumière de la nouvelle décision. Au Sénégal, les autorités politiques actuelles ont décidé la désinvolture et la rébellion, en total contradiction avec la volonté des pères fondateurs de l’intégration africaines qui pourtant n’étaient pas de super fanatiques démocrates, mais ils ont su poser les bases de l’unité africaine avec des textes forts.

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