De la proximité entre le journaliste et le politique : Faut-t-il méditer le choix respectable d’Abdoulatif Coulibaly ?

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Quelle doit être la frontière entre le journalisme et la politique ? Y a-t-il une possibilité pour le journaliste de parler de politique tout en gardant une distance objective qui lui permette de ne pas tomber dans la tentation de transformer sa plume ou son micro en arme politique ?

Hubert Beuve-Méry, journaliste emblématique du 20e siècle et fondateur du journal qui reste encore la figure totémique de la presse française libre, (le quotidien « le Monde »), a admirablement fixé la norme matrice de l’éthique et de la déontologie du journalisme par une formule brève et pertinente : « le journalisme, c’est le contact et la distance ».

Á l’image du scientifique qui observe les faits ou les touche dans le seul but de mieux les comprendre, le journaliste doit se faire l’obligation de traiter les faits de l’extérieur. L’extériorité est également l’attitude que Durkheim avait fixée comme norme du travail du sociologue lorsqu’il affirmait qu’il faut traiter les faits sociaux comme des choses.

Si le travail du journaliste est si proche de celui du spécialiste des sciences humaines et est aussi difficile que lui, c’est parce que dans les deux cas nous avons la même situation intellectuelle et morale : un homme parle de fais humains. Les affinités avec les sujets des évènements dont traite le journaliste, ses conceptions idéologiques et ses convictions religieuses ou morales, peuvent toujours influer sur la manière dont il appréhende les faits politiques.

La projection, le parti-pris, la confusion entre l’objectif et le subjectif, ainsi que l’instrumentalisation de l’un par l’autre sont des risques constants ici. Le contact et la distance sont, en effet, les deux pôles qui orientent l’investigation, le commentaire et l’exposé fidèle des faits, que doit faire le journaliste. Pour parler des faits, il faut les approcher, les sentir et même les vivre si possible, mais tout se gardant soi-même d’être noyauté par ceux-ci. Il faut dire que cet équilibre n’est pas évident et c’est justement le charme, mais aussi le mythe du journalisme.

Il est en principe crédité d’une neutralité ou d’une objectivité qui font que son avis, même s’il se défend d’en avoir un, reste déterminant dans la démocratie. C’est que la presse demeure une école pour bon nombre de citoyens et une loupe qui élargit ou façonne la vue de certains hommes politiques. Elle correspond donc à un besoin démocratique et intellectuel irrépressible pour l’homme moderne. Mais c’est justement ce qui fait la fragilité de la presse et la contingence presque absolue du métier de journalisme : les opportunités qu’ils offrent constituent ses principales sources de perversion. Le métier de journaliste est passé de la situation d’être partout en danger à celle d’être un danger partout et tout le temps ; singulièrement lorsqu’il est envahi par des gens qui y voient tout juste une opportunité, un simple instrument.

Parce qu’il est drapé du manteau d’instrument démocratique, la presse et le journaliste peuvent être constamment usurpés par des attitudes antidémocratiques dans le seul but de passer inaperçues. C’est n’est pas un hasard si en France, aux États-Unis et même au Sénégal le champ politique et celui médiatique sont en train de devenir des vases communicants.

De plus en plus on voit des hommes de médias franchir la limite traditionnelle entre politique et journalisme et se lancer à la conquête du pouvoir ou simplement jouer les premiers rôles dans les officines politiques des grandes forces qui s’affrontent sur le terrain politique.

Le passage du journalisme à la politique n’est cependant ni un crime, ni une apostasie, ni même un problème démocratique véritable. Le journaliste est avant tout un citoyen qui a le droit d’avoir des idées politiques et des convictions s’il veut prendre le risque de descendre sur le terrain politique et de les défendre. Rien, dans sa déontologie, n’interdit par conséquent au journaliste de faire la mutation s’il le désire.

Un homme comme Abdou Latif Coulibaly est sous ce rapport respectable en ceci qu’il a eu le courage d’exprimer clairement sa préférence politique et son antipathie manifeste pour la gestion libérale du pays. Le fait même qu’il ait convoité le statut de candidat à l’élection présidentielle est une forme de déontologie car il a estimé peut-être que ses critiques à l’endroit du régime avaient atteint une profondeur telle que la frontière entre le journalisme et la politique risquait d’être consommée.

Il y a des choses qu’on peut, en tant que journaliste, révéler au grand jour, il y a des fêlures et des faiblesses que tout journaliste doit dénoncer dans un régime, mais dès lorsqu’il s’agit de prendre parti et de proposer des alternatives, l’éthique et la déontologie exigent de passer du journalisme à la politique.

Le choix de Latif est donc responsable, respectable et légitime parce que rien ne fait de lui un journaliste ad vitam aeternam : s’il a des projets, une vision, une contribution à apporter à la démocratie ou un programme économique et social, il a bien fait de s’engager politiquement et ouvertement. Ce qui est en revanche inquiétant, révoltant et surtout avilissant pour le métier de journalisme c’est la grande hypocrisie consistant à se servir de son métier pour faire le sale boulot des hommes politiques.

Ce qui est inadmissible, c’est le fait de chercher à transformer en catimini le métier de journalisme et la presse en auberge pour personnel politique en quête de repère ou d’abri provisoire. La presse indépendante de notre pays est abondamment envahie par des politologues, des experts en communication et autres spécialistes en média-mensonge qui occultent leur esprit partisan et leur politisation par des statuts usurpés ou cédés sur la base de calculs.

Leur message est à la lisère de la politique et du journalisme à telle enseigne que leur sentence échappe à la rigueur et la rudesse implacable du débat politique et fait office d’arbitrage d’un combat auquel ils prennent déjà parti. Cette tendance a fait que la presse ressemble de plus en plus à une belle boutique dévalisée aussi par ses propres propriétaires que par des brigands venus de l’extérieur.

Le processus de la mythification outrancière du travail de journalisme n’est pas étranger à ce phénomène qui prend aujourd’hui les allures d’une usurpation de territoire ou d’un détournement d’objectif. Aristote disait que le pire ennemi du vrai n’est pas le faux, mais le vraisemblable parce qu’il prend les habits du vrai alors qu’il est son contraire.

Aujourd’hui on pourrait le parodier en disant que le pire ennemi de la démocratie n’est pas la dictature, mais la démagogie ; or comme on le sait, la voie royale de la démagogie c’est la presse. Les vrais démagogues ne sont pas aujourd’hui confinés dans l’étroitesse du champ politique : ils ont investi le champ médiatique pour, à la fois, usurper le statut de contremaître de la démocratie et ne pas avoir à être la cible du discours politique adverse.

Parce qu’on est nanti de la présomption de neutralité et d’extériorité, on travaille justement à ne pas l’être du tout, tout en apparaissant comme l’incarnant à merveille. C’est très symptomatique de remarquer que tous les journalistes ex-conseillers de Premier ministres déchus du régime libéral soient particulièrement les plus virulents aujourd’hui dans la critique contre un régime dont ils ont été pourtant les « agents ».

Où commence le travail des journalistes dans leurs critiques ? Qu’est ce qui garantit que ces ex-conseillers redevenus simples journalistes ne sont pas psychologiquement déterminés à adopter une attitude revancharde contre un régime qui leur a fait perdre un certain privilège ou certains honneurs ?

Le mythe est toujours fondateur de l’histoire bien qu’étant lui-même a-historique, irréel ou complètement dénué de fondement dans la réalité. C’est pourquoi toute histoire a besoin d’un mythe, toute entreprise qui cherche la durée dans le temps et l’expansion dans l’espace a besoin d’un mythe fondateur et justificateur.

Le mythe échappe par essence à l’analyse rationnelle et à la sanction épistémique : il n’a pas à être vrai ou faux, il lui suffit simplement d’être opérationnel efficient. L’objectif de tout mythe, c’est la crédulité qui, bien que naissant de lui contribue à le consolider et à l’amplifier.

Il y a donc un mythe d’objectivité qui colle au journaliste, et comme tout mythe, il étouffe, trahit et envoute ceux qui y adhèrent ou y croient. C’est précisément cela le problème de la presse contemporaine : elle est victime de sa propre image. Le respect et l’admiration qu’elle suscite font qu’elle constitue désormais une sorte de caverne d’Ali baba pour les hommes politiques et les affairistes de tout genre.

Comme Ali baba qui découvre par la formule magique « Sésame, ouvre-toi » le butin des voleurs caché dans la grotte et qui, par la suite se fait doubler par son frère, « Qasim » le commerçant au cœur de pierre, la presse suscite une énorme convoitise et se fait souvent doubler par des individus rusés et très intéressés. Ces gens qui pressurent et pressurisent les hommes politiques en démocratie prétendent tous faire partie de la famille du journalisme.

Pire, ce sont des journalistes qui ont réussi à se poser en icones de la presse qui cèdent souvent à la dangereuse tentation d’être des managers d’hommes politiques. C’est un secret de polichinelle : dans la presse sont tapis des journalistes qui gèrent et défendent les intérêts et la carrière de certaines hommes politiques.

C’est particulièrement intéressant d’ailleurs de noter qu’à l’approche des grands enjeux électoraux, les camps politiques projettent leurs tentacules sur le champ médiatique. Dans toute la presse qui se dit libre et indépendante, il est aisé de constater que chaque force politique a ses propres « émissaires » ou partisans. De même qu’Ali baba avait percé le secret des voleurs en les épiant, le journaliste est souvent perché sur les collines incertaines et escarpées de l’objectivité et de la neutralité, pour épier les hommes politiques et leur prendre une partie de leur butin.

La presse est, en effet, un énorme trésor dans une société démocratique, un trésor plus lourd que celui de la caverne d’Ali baba car elle mène à tout. Sa place enviable et sa force font que tous ceux aiment les raccourcis ont trouvé en elle la voie la plus courte et la plus simple de connaître une ascension politique ou de faire des affaires sournoises fructueuses. Quoi de plus simple de se faire recruter comme conseiller en communication, comme attaché de presse ou comme expert en marketing politique que se fait un nom dans l’univers du journalisme ?

Dans notre pays, à l’image de toutes les démocraties, on assiste depuis quelques années à des connivences extrêmement profondes entre journalistes et hommes politiques et pire, une sorte de mutation dissimulée du journalisme en homme politique et de celui-ci en journaliste. La plus subtile façon de faire passer son opinion et son combat politiques sans courir le risque d’affronter la rudesse de l’adversité politique c’est de porter le manteau de journaliste.

Chateaubriand, pour des raisons historiques bien connues, excédé par certains abus de la presse de son époque, s’était révolté par une généralisation abusive et trop sévère en affirmant que « la presse est le réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s’allument les incendies ».

La formule est certes acerbe et sans doute injuste, mais elle exprime le désarroi que certains citoyens vivent face aux abus de la presse. Ces abus ont pour conséquence possible la crise politique qui résulte inéluctablement d’une illisibilité totale du champ politique. Á cause du brouillage opéré savamment par des hommes de média dont la connaissance de l’opinion publique est parfois aussi nette que celle que le sociologue a des faits sociaux et des mécanismes qui les régissent, le champ politique investi par la presse politicienne est en constante ébullition.

Une des anomalies de la démocratie sénégalaise est justement cette profonde perversion du métier de journaliste qui fait du journaliste non un simple acteur du contre-pouvoir, mais le dépositaire d’une alternative au pouvoir ou le pilier central de la conquête du pouvoir lui-même. C’est devenu tellement banal que tous ceux sont pressés ou qui n’ont pas d’autre métier s’engouffrent aujourd’hui dans cette brèche ouverte par l’évolution démocratique.

L’homme d’État allemand Otto Von Bismarck a donc raison de penser qu’un journaliste, « c’est quelqu’un qui a manqué sa vocation ». En effet, en plus d’être tentés par l’omniscience et par le dogmatisme, le journaliste d’aujourd’hui n’hésite plus à utiliser la surenchère ou le lynchage médiatique pour être associé d’une manière ou d’une autre à la façon dont la société est gérée.

La question de la bonne gouvernance et de la gestion démocratique de la richesse nationale est toujours le cheval de bataille des acteurs de la démocratie : hommes politiques, journalistes, juristes, défenseurs des droits de l’Homme, et les autres corporations.

Mais ce serait une grave erreur, voire une illusion de croire ou de chercher à convaincre que ces valeurs et ces principes ne sont pas en même temps utilisés pour assouvir des intérêts personnels. Les différentes structures qui veillent au respect et à l’application stricte de la déontologie et de l’éthique journalistiques doivent donc s’employer sans délai à dépister ces dérives pour non seulement épurer le journalisme et la presse au Sénégal de tous ces trafiquants, mais aussi pour sécuriser ce métier de toute sortes de prédateurs et de fossoyeurs de l’esprit et de la lettre de la démocratie.

Pape Sadio THIAM, Journaliste chercheur en Sciences politiques [email protected], 77 242 50 18

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