Deux ans après le début de la révolution, Benghazi est toujours plongée dans la violence
Un rapport indépendant des plus accablants avait qualifié, il y a quelques semaines, le dispositif de sécurité du département d’Etat américain d’«absolument inadéquat». Pendant ce temps, les tensions s’intensifient à Benghazi, deuxième ville de Libye.
Retour, par exemple, sur l’attaque du 16 décembre. Ce dimanche-là, des hommes armés attaquent un poste de police au lance-grenades. L’explosion a fait un mort parmi les policiers; l’incendie en a emporté trois autres, qui avaient accouru pour aider les victimes.
Les images de l’habitacle ensanglanté d’un véhicule de patrouille se sont répandues comme une traînée de poudre sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux libyens. Et une fois de plus les habitants de Benghazi se sont demandés ce qui arrivait à leur ville, elle qu’ils qualifient fièrement de berceau de la révolution libyenne.
Nous sommes aujourd’hui plus de trois mois après l’assaut de la mission américaine, qui a entraîné la mort de l’ambassadeur Christopher Stevens et de trois autres Américains.
L’enquête libyenne sur cette attaque est pratiquement interrompue. La nervosité et la tension règnent toujours à Benghazi. Les coups de feu et les explosions résonnent presque toutes les nuits, jusque dans les beaux quartiers.
Bien des habitants choisissent leurs itinéraires nocturnes avec prudence. On se plaint amèrement des drones américains patrouillant au dessus de la ville, qui font parfois l’objet de plaisanteries teintées d’humour noir:
«C’est mon beau-frère qui me tient à l’œil de là-haut», rit ainsi un homme en pointant le ciel du doigt.
L’ombre d’Ansar al-Charia
Mais la légèreté n’a pas lieu d’être lorsqu’il s’agit d’affronter le nœud complexe des problèmes de sécurité dont souffre Benghazi —nœud fait de milices hors-la-loi, d’assassinats fréquents et d’un environnement politique tendu (la disponibilité immédiate des armes ne faisant qu’ajouter de l’huile sur le feu).
«Depuis l’attaque du consulat, j’estime que la situation sécuritaire —qui était déjà mauvaise— s’est dégradée», affirme Wanis al-Sharif, premier représentant du ministère de l’Intérieur dans l’est de la Libye. Reste à savoir pourquoi —et la réponse varie en fonction des interlocuteurs.
Pour certains, Ansar al-Charia, groupe islamiste radical qui nie avoir participé à l’attaque du consulat américain, est une cible privilégiée.
«Les partisans d’Ansar veulent tuer tous ceux qui s’opposent à leur idéologie, ou tous ceux qui ont collaboré avec Kadhafi», déclare ainsi un habitant de Benghazi lors d’une discussion portant sur les possibles auteurs du récent attentat contre le commissariat.
Son ami n’est pas du même avis:
«Non, non, c’était un coup des azlaam (fidèles de Kadhafi). Ils veulent ruiner la réputation des islamistes et semer le chaos en prime.»
Cette théorie est retenue par nombre d’anciens rebelles (ce qui n’est sans doute guère surprenant); ils se surnomment encore les thuwar, ou « révolutionnaires ».
Deux ans après la mort de Mouammar Kadhafi, Benghazi se retrouve tiraillée entre de nombreuses influences.
Les tensions opposant les puissantes milices (qui se targuent d’avoir participé à la révolution) aux groupes restés fidèles à l’ancien régime (qui sont surnommés taheleb, ou «algues», terme péjoratif faisant référence au vert du drapeau de l’ère Kadhafi) menacent de déchirer la ville.
Il en va de même avec les clivages existant entre les islamistes et les non islamistes, ainsi qu’entre les partisans et les opposants au nouveau mouvement fédéraliste de la région.
«Des opérations de représailles»
Ces dynamiques se recoupent souvent, mais les tensions les plus dangereuses résultent de l’animosité qui prévaut entre les responsables de la sécurité qui ont servi sous l’ancien régime et ceux issus des rangs des thuwar, qui ont fait l’expérience directe de sa brutalité.
La constellation de milices à tendance islamiste de l’Est libyen (plusieurs d’entre elles sont —théoriquement— sous le contrôle du gouvernement) regroupe un large spectre idéologique, que ce soit chez les commandants ou les simples combattants.
On dénombre par exemple des membres des Frères musulmans, des salafistes et une poignée de radicaux rattachés à l’idéologie takfiri: cette dernière autorise l’assassinat de musulmans dont la foi est jugée insuffisante.
Une large part des miliciens de Benghazi partagent toutefois une chose: l’expérience de l’incarcération dans les prisons de Kadhafi, notamment à Abou Salim, la —tristement— célèbre prison de Tripoli. Les dissidents politiques (islamistes, pour la plupart) y étaient enfermés avant la révolution.
«Je pense que ces assassinats sont l’œuvre des islamistes, parce que la plupart des victimes travaillaient dans la sécurité nationale du temps où les islamistes étaient emprisonnés et torturés, explique Wanis al-Sharif, le responsable du ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui, les islamistes sont sortis de prison, et je pense que ces attaques sont des opérations de représailles.»
Mais certains y voient plus qu’une vulgaire volonté de vengeance. Pour eux, la violence n’est que l’un des aspects d’une lutte visant à façonner l’esprit de la Libye à l’heure où l’Etat post-Kadhafi commence timidement à prendre forme.
Et au cœur de cette lutte, l’idéologie n’est pas en reste: lorsqu’on discute avec les personnes qui peuplent le milieu islamiste, la conversation finit toujours par s’orienter vers la rédaction de la Constitution libyenne, un processus qui devrait commencer l’année prochaine.
«Bien des thuwar ne font toujours pas confiance au gouvernement. Ils attendent la Constitution. C’est très important pour eux», explique le juge Jamal Benour, chargé de la coordination judiciaire à Benghazi.
«Sauvons Benghazi»
La plupart des Libyens sont d’accord sur un point: la charia doit être l’une des sources principales de la loi. Mais les extrémistes (qui, dans bien des cas, disposent d’armes à feu) vont plus loin: ils veulent en faire sa source exclusive.
Exemple: dans un enregistrement vidéo mis en ligne sur le site YouTube, on peut voir un prédicateur dénoncer les tendances séculaires du gouvernement et enjoindre les anciens combattants de la révolution à garder leurs armes à portée de main tant que la charia ne régnera pas en maître.
Mais ce sont précisément ces armes —et les hommes qui refusent de s’en défaire— qui ont conduit Benghazi au bord du gouffre. A la suite de l’attaque du consulat américain, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour manifester —non seulement contre les évènements, mais contre la présence continue de milices rebelles; de nombreux habitants estiment qu’elles se sont trop habituées au pouvoir que leur confèrent les armes à feu.
La nuit de l’attaque, les locaux de trois brigades islamistes (17 février, Ansar al-Charia et Rafallah al-Sahati) ont été pris d’assaut, et la base de cette dernière a été le théâtre de violents affrontements.
Quant aux miliciens, ils sont encore marqués par cette vague de manifestations (surnommée Sauvons Benghazi).
«Toutes les factions œuvrant pour le mal – les fédéralistes, les azlaam et les membres corrompus de la police et de l’armée – ont uni leurs forces et se sont servies des manifestations populaires pour attaquer des brigades. Ces brigades ont participé à la révolution, et sont aujourd’hui directement contrôlées par le gouvernement», a déclaré Wissam Ben Hamid, trente-cinq ans, commandant au sein du «Bouclier de la Libye» (groupe de milices reconnu par le pouvoir).
«Les gens veulent une police, une armée»
Hamid, qui tenait un garage automobile avant la révolution, assure qu’il renouera un jour avec sa vie d’antan. Mais pour l’heure, il estime que les forces armées comme la sienne contribuent à combler les failles de la sécurité nationale.
A l’en croire, sa milice a veillé à la bonne tenue des élections à Benghazi, et ses hommes auraient escorté les responsables américains fuyant leurs locaux assiégés lors de l’attaque du 11 septembre. Ils auraient également assuré la sécurité d’une équipe américaine d’investigation enquêtant sur l’attaque au sein de Benghazi.
«Les gens disent qu’ils veulent une police et une armée… C’est même notre [les anciens combattants de la révolution] cas. C’est ce que je veux. Mais nous ne pourrons renouer avec nos vies d’avant que lorsque [la police et l’armée] seront capable de garantir notre sécurité.»
Aucune arrestation dans l’affaire du consulat US
Le projet de Shuwai visant à améliorer la sécurité comprend à la fois un renforcement de la présence policière à Benghazi (parmi d’autres villes) et le transfert de l’ensemble des armements lourds des zones urbaines vers des bases militaires désignées.
Il a également pour projet de faire voter une loi interdisant la vente ou la possession d’armes à feu, mais permettant à toute personne volontaire de rendre les siennes, et autorisant l’intégration des miliciens au sein des ministères de la défense et de l’intérieur.
Mais alors que Shuwail et que le ministère de l’Intérieur se préparent à faire respecter la loi et l’ordre, personne ou presque ne parle plus de l’enquête sur l’attaque du consulat américain —une enquête qui fait pour l’heure chou blanc.
Le rapport indépendant rendu public par l’Accountability Review Board est peut-être le compte-rendu des évènements le plus détaillé à ce jour, mais les autorités libyennes n’ont toujours pas procédé à la moindre arrestation.
Certains pointent du doigt Ahmad Abukhattallah, chef d’une milice locale, qui a admis avoir été présent lors de l’attaque, mais qui nie y avoir participé. L’intéressé n’a toutefois subi ni garde à vue ni interrogatoire —il nous l’a directement confirmé il y a peu.
Wanis al-Sharif reconnaît que les enquêteurs se sont visiblement égarés. Il met cette erreur sur le compte de l’absence de forces de sécurité libyennes dignes de ce nom —sans parler d’un système judiciaire en état de fonctionnement.
«Que pouvons-nous attendre d’un pays privé d’un département d’enquêtes criminelles? interroge-t-il. La tâche est presque impossible. »
Mary Fitzgerald, Umar Khan (Foreign Policy)
Traduit par Jean-Clément Nau
slateafrique.com