Dans cette première partie d’une interview qu’il a accordée au journal Le Quotidien, en marge d’un atelier tenu durant la première quinzaine du mois de mars à Saly sur la maltraitance des enfants, le psychologue-clinicien Serigne Mor Mbaye évoque le phénomène des immolations. Il fait état d’une société en perte de repères, qui a besoin de repenser son modèle de développement et de tenir les états généraux de sa santé mentale et de ses valeurs. LE PHENOMENE DES IMMOLATIONS AU SENEGAL
«Le phénomène est d’abord le rapport à la mort, parce qu’aujourd’hui la vie est devenue une question individuelle. Ce sont les gens qui prennent en charge leur vie. Donc, attenter à leur vie pose beaucoup moins de problèmes. C’est-à-dire, ils ne sont plus contenus au sein d’une communauté, ils ne partagent pas forcément les valeurs communautaires d’antan qui fondent que l’individu appartient à sa communauté. Donc, ce processus d’individualisation des sujets, c’est cela qui fonde que les sujets peuvent faire face à la vie et à l’adversité et en cas d’échec, attenter à leur vie.
Par ailleurs, il y a un sentiment de désespérance qui nous habite, lié au fait du climat d’incertitude. Lorsque l’individu ne sait pas de quoi demain sera fait, qu’il a épuisé ses ressources, la plupart du temps, il y a deux formes de suicide. Il y a un de ces suicides sociaux qui l’amène à confier sa vie à un gourou. Vous avez vu la multiplicité des gourous des sectes qui accueillent les gens, qui renoncent à eux-mêmes, qui donnent toute leur vie à quelqu’un qui en décide. C’est un suicide social.
Par ailleurs, on peut attenter à sa vie en y mettant un terme, parce que comme disent les wolofs : «Sa dunndu bii, dee ko geun (Mieux vaut mourir que de vivre dans certaines conditions)». Quand nos communautés disaient cela avant, cela veut dire qu’on faisait un suicide sur commande. C’est-à-dire que c’est la communauté qui, parce que tu as attenté à l’honneur et tout ça, te disait de te tuer, carrément. Mais là, je pense qu’il y a ce processus d’individualisation qui fait que les gens, leur vie leur appartient, leur corps leur appartient. On peut en faire un usage, on peut en user, en abuser comme on veut. Ce processus fonde la facilité avec laquelle les gens peuvent attenter à leur vie.
La problématique fondamentale, c’est que le sentiment de désespérance atteint les couches majoritaires, c’est-à-dire les jeunes. Ils ont cru à un moment donné à un avenir prometteur – si on parle un peu politique – car en 2000, il y a eu un vent d’espérance extraordinaire d’une population de jeunes, avec des promesses mirobolantes, que le pays va changer, qu’il y aura une rupture. Ils ont attendu et ils n’ont rien vu. Et on a vu comment il y a eu des suicides collectifs, parce que «Barça ou Barsakh» n’est ni plus ni moins qu’un suicide. Peut-être c’est moins spectaculaire pour vous, parce qu’avec le suicide, on est passé de l’eau au feu. Mais beaucoup de gens, beaucoup de jeunes ont disparu dans les flots et cela a peu ému les personnes.
Les jeunes sont partis en sachant tous les risques. Et l’on a tout à fait formulé de façon conceptuelle en termes de «Barça walla Barsakh», c’est-à-dire la réussite ou la mort, la réussite ou l’échec et l’échec conduisant à la mort.»
EVOCATION DE PRATIQUES MYSTIQUES POUR EXPLIQUER LES IMMOLATIONS
«L’équilibre émotionnel dépend de plusieurs facteurs. Un individu ne se définit pas seulement par le travail ou autre. Il y a d’autres paramètres qui sont d’ordre affectif dans l’histoire du sujet, des situations difficiles et l’individu vit avec. Donc, tu ne peux pas dire qu’il a du travail, une voiture, une femme et tout cela. C’est vraiment circonscrire rapidement la vie du sujet. La vie d’un sujet dépasse ces limites.
Les gens peuvent se suicider, parce qu’ils ont le Vih-Sida. On leur a fait l’annonce du Vih, les gens peuvent se suicider. Parce qu’au-delà de ce qu’ils sont en train de vivre en termes de situation, de travail, ils ont des rêves qui n’ont jamais été réalisés. Donc, on ne peut pas souscrire la vie des individus au statut de travailleur, pour dire qu’ils n’ont pas de raison d’attenter à leur vie. Il y a beaucoup de facteurs qui entrent en jeu et il y a beaucoup d’enjeux dans une vie.
Ce qui est évident, c’est que dans le cas des militaires, ils ont fait face à la mort. Et bien souvent, il faudrait qu’on fasse beaucoup très attention par rapport à ceux qui se donnent pour défendre notre Nation, parce qu’ils vivent dans une situation où ils rencontrent des traumatismes de guerre. C’est-à-dire qu’ils ont frôlé la mort, ils sont traumatisés.
Je sais qu’on en fait un peu, mais on peut faire un peu plus pour prendre en charge les post-traumatismes de tous les gens qui sont engagés dans des situations de guerre, parce qu’ils reviennent traumatisés sans qu’on ne s’en rende compte. Ils traînent cela et il y a une fragilité émotionnelle qui peut confiner à la dépression masquée. Il y a énormément de trauma vers ces jeunes et, lorsqu’on se donne comme cela au nom d’une Nation, on est en attente d’un retour de reconnaissance. Et lorsque cela tarde, parce que tu te bats, après tu es démobilisé, il y a beaucoup de difficultés d’adaptation en société et surtout dans le contexte de traumatisme, de post-trauma, liées à la situation de conflit armé. Donc, nous devrions veiller à cela.
Tu sais, le sentimental d’un pays se gère. Toutes les productions, radiophoniques, télévisuelles, tout ceci doit nous intéresser. Quand tu veux fonder une Nation, quand tu veux faire du développement, l’équilibre émotionnel des gens, tout cela doit t’intéresser. Parce que lorsque quelqu’un est en posture de dépression masquée, il ne travaille pas, il produit moins, tout ce qui peut affecter ses sentiments, doit t’intéresser. Alors qu’aujourd’hui, il y a une liberté. Comme on dirait, chacun s’élève, des personnes complètement délirantes s’élèvent, tiennent des propos, configurent des comportements et des attitudes à partir de ces propos, parce que nous avons une population jeune et qui dit jeune, dit quelque peu vulnérable. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas encore toute la maturité nécessaire pour faire la différence dans les propos, les nuances et tout cela. Donc, quand tu as une population jeune, tu dois veiller à leur sentiment, à leur équilibre, au-delà de leur scolarisation. On doit veiller même à ce qui se produit à travers les médias et qui peut avoir un impact négatif sur l’équilibre émotionnel des jeunes. Et ça, c’est un programme de sentimental, c’est-à-dire tu fais de la prévention. Seulement, ça ne se fait pas assez. Tout individu qui s’élève, peut dire surtout ce qu’il veut, répéter que voilà si vous récitez ce verset du Coran, vous aurez ceci, emportant les jeunes dans un enthousiasme, les laissant en rade dans une vacuité totale, créant des situations dramatiques de conflit en famille sur des bases idéologiques ou de chapelles. Donc, tout ceci doit être un programme.
Quand on gère des hommes, il faut les gérer globalement en termes de leur équilibre, en général, sentimental, santé publique. Et tout cela, si tu ne le fais pas, il y a des situations dramatiques auxquelles tu devras faire face et qui vont te paraître surprenantes, alors que tous les ingrédients y sont.»
MANIFESTATION PAR L’IMMOLATION EN LIEU ET PLACE DE LA DIèTE OU DU PORT DU BRASSARD ROUGE
«Ce sont des échelles tout simplement ; ce sont les plus fragiles qui partent. Ce pays, si tu l’observes, il y a un climat d’incertitude totale face à l’avenir.
Parlons des élites, je pense parfois qu’elles sont atteintes de Sida mental et je ne vois pas le préservatif. Et il y a beaucoup de renoncements, il y a des intellectuels devenus foncièrement réactionnaires, donc les modèles aussi s’estompent. Cela veut dire qu’on avait des modèles, qu’ils soient d’ordre religieux, politique et tout ça, mais on a l’impression que ces statuts ont été troqués.
Comme j’ai l’habitude de le dire, on a des communistes défroqués, des marabouts défroqués, des hommes et des femmes qui, au-delà de ce qu’ils clament, sont en total décalage par rapport à la réalité, par rapport aux valeurs qu’ils avancent. C’est ce qui me faisait dire «ndeupp» (séance d’exorcisme) national, à un moment donné où on parlait de Conférence nationale. Et mon idée c’était de dire : mais écoutez, vous voulez parler de Conférence nationale pour parler de politique. Mais en réalité, voyez-vous, quelle que soit la politique, quels que soient les projets économiques que nous devons développer, nous devons revisiter aujourd’hui nos identités, nos valeurs, la dissonance entre ce que nous voulons et ce que nous faisons et nous soigner quelque peu. Nous apporter des soins à nous-mêmes et, à partir de ce moment-là, il est possible de faire une refondation, de créer d’autres valeurs et de faire supporter par un individu qui a son équilibre et qui se situe, en fait, dans des repères.
Mais, quand il y a une perte de repères liée au fait que les dispositions sont dissonantes par rapport aux pratiques, nous sommes en pleine folie. C’est là où je dis, écoutez, il faut qu’on se soigne, qu’on se parle et qu’on porte un œil critique sur cette société. Et, il faudrait aussi qu’on opère les nécessaires ruptures dont une société moderne a besoin.
Tu ne peux pas afficher moderne alors que tu es dans des idéologies féodales, gérontocratiques, réactionnaires qui ne respectent pas les droits de l’homme, qui bousculent tout ce qui est valeur de progrès, valeur universelle telle que l’honnêteté. C’est ça la problématique.
Il faut qu’on se soigne d’abord pour pouvoir avoir des Sénégalais capables de s’inscrire dans une dynamique de créativité ; en étant je dirais, équilibrés et adossés à des valeurs. Parce que je les entends dire : «Le jom, le kersa et le mougn», mais c’est faux, ça n’existe plus. Parce qu’il faut qu’il y ait des modèles, il faut que les gens puissent s’identifier à des personnes qui reflètent cela.
Mais quand l’idéologie dominante est une idéologie, par exemple, d’accaparement, comme disait Malick Ndiaye (Professeur de Sociologie à l’Ucad), une idéologie vraiment réactionnaire, de voler, de mentir, comment voulez vous que les jeunes générations puissent s’adapter ? Aujourd’hui, les jeunes générations ont d’autres modèles. C’est cela la problématique.
Il faut une production de valeurs et les valeurs religieuses dont on parle, il faut qu’elles soient adossées à des valeurs culturelles. C’est-à-dire avant que tu viennes à la religion, il y a une éducation de base en famille qui permet, en fait, que tu puisses interroger d’autres valeurs qui viennent se greffer.
Mais, on a vu que c’est le pays où il y a beaucoup plus de discours religieux au monde. Mais, c’est le pays aussi où il y a le plus de dissonances entre les discours religieux et les pratiques. Pourquoi ? Parce qu’on n’éduque plus, les gens sont en perte d’identité. Ils ne savent pas qui ils sont. On grandit comme une herbe folle et la religion devient comme un cache-sexe, comme la touffe de raphia que le nègre naît ici pour ne pas être castré. Donc, ce n’est pas cela une religion. Une religion, c’est une culture qu’il faut intérioriser.
Pour parvenir à la foi, il faut être cultivé. Un analphabète ne peut pas être un bon musulman, non. Quand je dis alphabète, cela veut dire qu’il doit être cultivé. Ce n’est pas parce qu’il fait un récital coranique, qu’il est très cultivé.
Mais tu ne peux pas être complètement en crise, douter de toi-même et intérioriser les choses, c’est impossible. Et depuis que l’humanité existe, c’est ainsi que cela se passe. Donc, il faut réhabiliter les pratiques culturelles positives, il faut faire en sorte que les familles éduquent. Il faut que l’Etat ait un projet de société, qu’il commande aux familles la production d’un individu adaptatif, qui peut supporter le modèle de développement que l’Etat veut.
Mais tout est dissonant, les institutions sont folles. Tu prends une famille, c’est pareil. Tu prends l’école, c’est pareil. C’est un génocide, ce qui se passe par rapport à l’école. On dépense soi-disant beaucoup d’argent, mais ce qu’on produit est nul. C’est cela la problématique, on avait moins d’argent avant et on produisait mieux.
Mais au-delà de tous les discours politiques, les états généraux de notre santé mentale et de nos valeurs doivent être là. Qu’on revisite tout et qu’on ait le courage, si vraiment on le veut, d’opérer de nécessaires ruptures qui vont se faire dans la douleur, qui vont se faire par des bagarres. Car, il y a des forces sociales dont les intérêts sont contradictoires, mais la majorité de notre pays aspire au changement, à un mieux-être. Et je pense qu’à un moment donné, en 2000 par exemple, ils étaient tellement prêts à décoller, à se départir de certains comportements.»
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