Le Parti démocratique sénégalais a véritablement retrouvé son statut de premier opposant au pouvoir. Les libéraux qui exigeaient la libération du fils de leur mentor, Karim Wade, arrêté depuis le 15 avril dernier, ont en outre dénoncé la cherté de la vie. En relevant le défi de la mobilisation, ils ont envoyé un signal fort au régime en place. L’ancien ministre Farba Senghor, dans la première partie de l’entretien exclusif accordé à Leral, est revenu sur les grands moments de cette manifestation. Il s’est également prononcé sur l’actualité brûlante qu’est la traque des biens mal acquis.
Vous avez marché mardi dernier pour réclamer la libération de Karim Wade. Une manifestation qui a vu la participation de beaucoup de Sénégalais. Vous vous attendiez à voir autant de monde ?
On s’attendait à ce que les Sénégalais sortent parce que le mécontentement est généralisé dans tout le pays. Tous les secteurs sont touchés par la mauvaise gestion du nouveau régime. J’avais hésité à donner un chiffre vu que c’était notre première grande manifestation après la chute du pouvoir de Me Wade. Mais, avec l’arrestation de Karim Wade et la traque des biens mal acquis, il y a eu un sentiment de frustration et de mécontentement chez tous les Sénégalais. Aujourd’hui, nous avons une réponse positive à notre appel pour demander la libération de Karim qui a été injustement arrêté par le nouveau régime.
Pourquoi cette pression pour faire sortir Karim Wade de prison ? Pourquoi ne pas laisser la justice faire son travail ?
Nous estimons que le Procureur spécial près de la Cour de répression de l’enrichissement illicite traite l’affaire Karim Wade politiquement pour deux raisons :
La première c’est que le président de la Cour suprême, lors de la cérémonie de rentrée des cours et tribunaux, a déclaré, devant le Président Macky Sall, que la CREI ne garantit pas un procès équitable. Il l’a dit parce qu’avec la CREI, il y a la négation de la présomption d’innocence et le renversement de la preuve. Déjà, un problème de droit est posé.
Deuxièmement, le Procureur spécial a violé tous les principes élémentaires du droit dans l’affaire Karim Wade. Il a violé le principe de la hiérarchie des normes juridiques. Autrement dit, la Constitution prévaut sur les lois organiques. Et celles-ci prévalent sur les lois ordinaires. Alioune Ndao fonde sa décision de renvoyer Karim à la Commission d’instruction de la CREI sur ce qu’il appelle « le délit instantané » qui, dit-il, est défini par la loi 81-54 du 10 juillet 1981 sur la répression de l’enrichissement illicite. Le Procureur spécial dit que les faits reprochés au mis en cause sont commis et appréciés au moment où il le constate. Or, la Constitution du Sénégal, en son article 101, dit clairement que les Premiers ministres et les ministres, qui ont commis des délits dans l’exercice de leurs fonctions, doivent être jugés par la Haute cour de justice. Karim étant ancien ministre, s’il a commis ce délit dans l’exercice de ses fonctions de ministre, devrait être jugé par la Haute cour de justice. Alioune Ndao ne peut pas opposer un article de la CREI à la Constitution du Sénégal. Mais, il s’est adjugé tous les pouvoirs de la Haute cour de justice, du Procureur général, du Procureur de la République et du Doyen des juges.
De quelle manière ?
Le Procureur spécial, après l’enquête préliminaire, donne une mise en demeure à la personne soupçonnée d’enrichissement illicite. S’il juge qu’il y a lieu de le poursuivre, il doit renvoyer le dossier à la juridiction compétente. Si le mis en cause est un ancien ministre, le dossier doit être transmis à la Haute cour de justice. C’est le cas de Karim Wade qui bénéficie d’un privilège de juridiction. Si Alioune Ndao avait procédé ainsi, le dossier de Karim serait entre les mains du Procureur général, du Procureur de la République et du Doyen des juges avant d’être envoyé à l’Assemblée nationale pour le vote de la mise en accusation.
Plus grave, le Procureur spécial a dit qu’il a déjà fait 80% du travail de la Commission d’instruction de la CREI. Ce qui veut dire qu’il s’est emparé de 80% des pouvoirs de cette commission. Aujourd’hui, il y a un mécontentement latent au niveau de la justice. Qu’ils le disent ou non, beaucoup de magistrats sont mécontents du fait que Macky Sall a donné des pouvoirs exorbitants à Alioune Ndao. Alors que la loi sur l’enrichissement illicite dit clairement que les pouvoirs du Procureur spécial sont limités. Mais, certains commentateurs tentent de semer la confusion en disant qu’Alioune Ndao a les mêmes pouvoirs que le Procureur de la République. Ce qui n’est pas vrai.
Dans un pays de droit, le dossier de Karim n’aboutirait pas puisque le Procureur spécial a violé la loi. Il y a beaucoup de vices de forme dans le dossier.
Vous pensez qu’avec la forte mobilisation de mardi dernier, votre message a été bien reçu par le Pouvoir ?
Le grand rassemblement de mardi dernier veut dire que les Sénégalais ont compris que le régime actuel a violé tous les droits des responsables du Pds qui sont poursuivis. Ils ont aussi senti que les autorités actuelles veulent les détourner de leurs problèmes quotidiens. Dans la traque des biens supposés mal acquis, les poursuites sont sélectives. Celles-ci ne visent que les ténors du Pds non pas sur la base d’audits mais d’auditions. Et pourtant, Wade est parti en France uniquement pour ne pas gêner Macky Sall. Il nous avait même demandé de laisser le nouveau Président travailler. Mais, Macky n’a pas laissé Me Wade tranquille. Il lui a envoyé les avocats de l’Etat qui sont allés porter plainte contre lui de même que vingt-cinq de ses proches.
Si l’Etat a porté plainte contre ces personnalités c’est parce qu’il estime que celles-ci doivent rendre compte…
(Il coupe) Nous sommes parfaitement d’accord que nous devons rendre compte. Quiconque gère les biens publics doit rendre compte à un moment ou à un autre. Mais, ce que nous réprouvons c’est cette démarche sélective, c’est de la discrimination. Tous ceux qui étaient avec nous et qui sont aujourd’hui avec Macky Sall ne sont pas inquiétés. Pourquoi nous et pas les autres ? Pis, le pouvoir veut que les dignitaires du Pds soient jugés par une cour anticonstitutionnelle. Il faut aussi savoir que l’actuel Président n’était pas riche. Quand il arrivait au pouvoir de l’Alternance en 2001, il n’avait rien du tout. Maintenant, il est milliardaire.
Macky Sall a eu à occuper des postes importants. Il a été DG, ministre, Premier ministre et président de l’Assemblée nationale…
Oui mais entre 2001 et 2008, il ne peut pas gagner 8 milliards de francs CFA. Ce n’est pas possible.
Karim Wade est en prison. Vous ne craignez pas que d’autres dignitaires du Pds le rejoignent ?
Tout le monde peut le rejoindre. Nous sommes tous en sursis parce que les décisions sont arbitraires. Nous récusons la CREI et les méthodes illégales du Procureur spécial. Suite à sa mise en demeure, Karim Wade a déposé sa réponse sur la table d’Alioune Ndao vers 12 heures. Et avant 16 heures, il a été amené de force à la Section de recherches de la Gendarmerie de Colobane. C’est juste le début d’une dictature. Mais notre manifestation de mardi dernier doit faire réfléchir Macky Sall. Il ne sert à rien de plonger le Sénégal dans une instabilité, d’empêcher son gouvernement de réaliser l’ambition qu’il avait pour le Sénégal. Car je suis convaincu que Macky Sall a l’ambition de faire quelque chose pour les Sénégalais.
Etes-vous prêt pour la prison ?
Moi, je n’ai pas peur. Dieu a déjà arrêté mon destin. Quel que soit ce qui va m’arriver, je l’assumerai avec dignité. Si je dois encourir quoi que ce soit, je veux que ça soit sur la base de la justice. Je suis un homme propre ; je n’ai détourné aucun fonds ; je ne suis pas riche. Mais, je remercie Dieu de ma situation. J’ai été le premier à être entendu.
Et depuis lors vous n’avez plus été convoqué ?
J’ai été entendu. Ils (enquêteurs) m’ont attribué des biens tels que de grands immeubles qui ne m’appartiennent pas. Je leur ai dit : « Il m’est extrêmement difficile de dire que ces bien m’appartiennent mais, si vous pensez qu’ils m’appartiennent, prenez-les ». Depuis lors, ils ne m’ont plus appelé. Cependant, je m’attends, comme tout le monde, à être convoqué. Je répondrai à toute convocation mais je ne répondrai pas à aucune des questions du Procureur spécial. Parce que dans tous les cas, quelle que soit ma réponse, ça n’aura pas de sens. Mieux vaut qu’il m’envoie directement en prison. Ce n’est même pas la peine d’envoyer des mises en demeure. Ousmane Ngom a encore été convoqué et ça me fait très mal. Son père, décédé il y a 27 ans, sa sœur malade et tous ses proches parents ont été convoqués. Et lui, il valse entre la Section de recherches, l’IGE et la DIC. Ousmane Ngom est complètement atteint. Ce qui est contraire aux droits de l’homme. Latif Coulibaly avait dit, l’année dernière, qu’il y avait plus de quatre mille milliards de francs planqués à l’Etranger. Amath Dansokho avait révélé que les services français avaient trouvé dans deux comptes appartenant à deux dignitaires de l’ancien régime, 2200 milliards de francs. Pourquoi Alioune Ndao, qui veut simplement enquêter sur les biens mal acquis, n’appelle pas Latif et Dansokho pour les entendre ?
A suivre…
Entretien réalisé par Serigne Diaw
Leral.net