Entretien avec le philosophe, Pr Mamousse Diagne: « L’on peut, en un sens, assimiler l’injure à une thérapie… »

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Nous avons toujours des scrupules à parler, dans nos sociétés, de choses qui transgressent la morale. Car leur seule évocation nous met en marge du socialement correct. L’injure fait partie de cette catégorie de choses. Et ceux qui se « risquent » à repousser les frontières du conformisme, le font – en réalité sans prendre trop de risques – sous le mode du rejet. Certainement, pour se faire bonne conscience. L’injure rime, dans bien des cas, avec insanité. Pour en savoir davantage sur ce phénomène, nous avons interrogé le philosophe Mamoussé Diagne, enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Sa réflexion montre la toute puissance du verbe-géniteur. L’injure est donc un énoncé performatif, au sens Austinien du terme. Paradoxalement, l’injure fait mal parce qu’elle n’a aucune emprise sur le réel. Elle vise l’imaginaire. La personne qui insulte, par exemple, vos géniteurs (papa et maman) vous entraîne, dira le Pr Mamoussé Diagne, devant un miroir qui normalement est brisé au cours de votre procès de maturation. C’est ce qui rend l’injure insupportable.

Derrière, parfois, la légèreté apparente de la pédagogie utilisée,  le Pr Mamoussé Diagne, fidèle à ses habitudes, adore titiller les profondeurs. Le philosophe parle à tout le monde. Il faut donc savoir l’écouter…

Qu’est-ce que l’injure ?

Je me demande si l’injure fait partie des faits définissables, ou s’il faut simplement la classer dans la catégorie des réalités que Vladimir évoque dans Le je ne sais quoi et le presque rien. Parce que, c’est moins quelque chose qui s’enferme dans un concept que, aux confins du langage, ce devant quoi tout langage est condamner à devenir évanescent par l’énormité de ce qui est à évoquer. Mais l’indicible n’est pas ici quelque chose qu’on échoue à dire, du fait de sa grandeur (comme dans la théologie négative, lorsque Saint Augustin dit de Dieu : « C’est ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté jusqu’au cœur de l’homme ; et comment veux-tu que monte jusqu’à la langue ce qui n’est pas monté jusqu’au cœur ? ». Paradoxalement – et c’est le seul rapprochement possible – c’est ce que la langue devrait s’abstenir à évoquer, ce qui déclenche le fameux « Subhaana Alah ! » de la part de ceux qui l’entendent. L’injure ou l’insulte qui échappe à la langue est ce par rapport à quoi l’oreille se bouche. La distanciation figure le mode immédiat de la non-acceptation et de la non-complicité pour dire : je n’étais même pas témoin en prêtant mon oreille à l’énoncé verbal qui vient d’ébranler l’ordre du monde.

Mais si l’injure ébranle l’ordre du monde, elle doit être bien puissante. Or, et c’est son paradoxe fondamental : l’injure n’est rien, d’un point de vue qu’on pourrait dire ontologique. Il s’agit, dans son avènement de l’évocation par le langage de choses qui sont normalement tues et ne peuvent être dites vis-à-vis de quelqu’un que si on veut le blesser. Donc l’injure est, quelque part, une forme d’agression verbale en direction de quelqu’un. Elle a des degrés dans sa gravité puisque cela peut aller de l’injure centrée autour de la personne (du type « tu es un idiot ») aux injures qui sont beaucoup plus graves. Cette fois-ci ce qui est visé, c’est soit des ascendants directs ou des ascendants au second degré. Alors, c’est véritablement ce que la personne a de plus profond en lui qui se  trouve atteint. Et non seulement cela peut recevoir une riposte comme toute agression de la part de l’autre, mais ça peut déclencher un affrontement physique. C’est ce qui montre que si l’injure déclenche justement comme riposte appropriée les coups de poing, c’est parce qu’en un sens l’injure est un coup de poing. L’injure n’est pas seulement un « acte de langage » au sens où Searle utilise le mot, mais c’est un acte de parole qui dévie vers l’agression purement et simplement.

Pourquoi l’injure déclenche la colère, alors que le discours qui l’enveloppe n’a aucune prise sur le réel ?

L’injure fait partie de ces phénomènes qui sont extraordinairement curieux, puisqu’elle ne procède pas d’un fait descriptif. Il faut, pour comprendre le phénomène, se référer à la fameuse distinction faite par John Langshaw Austin dans How to make things with words (traduit en français sous le titre Quand dire c’est faire, alors que littéralement on devrait dire « comment faire des choses avec des mots »). Dans cet ouvrage, Austin montre que dans les énoncés, les uns sont descriptifs et informent sur un ordre du réel, comme lorsqu’on dit : « Ce mur est blanc ». D’autres, en revanche sont dits « performatifs », car leur fonction n’est pas tant de nous renseigner sur le réel que de produire un effet pratique sur lui, d’agir plus ou moins directement sur lui. Parmi les nombreux exemples qu’il prend, on peut retenir celui des fiancés qui se rendent devant le maire pour se marier. Lorsque l’officier d’état civil pose ce qui a tout l’air d’une question : « Voulez-vous prendre pour épouse Mademoiselle untel ? » et que le fiancé produit ce qui a tout l’air d’une réponse « Oui ! », il n’apporte pas une information (en principe connue d’avance, sinon il ne serait pas là) : ce « Oui » le marie, affirme Austin. Donc, il y a des faits de langage qui sont en réalité des actes et non pas de purs discours. L’« interprétation » du monde et sa « transformation » peuvent être des actes de discours, mais des actes de discours qui n’en sont pas moins distincts, par leur portée et leur signification. Les premiers à avoir eu cette intuition ont été sans doute les Sophistes, ces avocats professionnels attirés à Athènes par le surgissement de cette entité politique qu’est la démocratie avec son corollaire, le débat public contradictoire. C’est Gorgias de Léontinoï lui-même qui compare la parole oratoire à un coup de poing et ses effets à celui de certaines drogues. L’impact de la propagande analysé par Serge Tchakotine dans Le viol des foules, et les effets de la publicité peuvent revendiquer cet illustre ancêtre.

Pour en revenir à l’injure, on peut la ranger parmi les actes de langages performatifs, et même dire qu’avec elle nous avons affaire à du performatif à l’état pur. Sa fonction – et c’est cela qui fait qu’elle a un statut extraordinairement curieux sur le plan ontologique – c’est que l’injure ne dit pas le réel ou quelque chose dans le réel et l’on peut même dire d’une certaine manière que sa caractéristique essentielle est d’être fausse. Parce que si l’injure disait ou décrivait le réel, ce ne serait plus une injure finalement. Ce serait simplement quelque chose qui dit un travers dans le réel. En disant, par exemple à quelqu’un : « ton chapeau est mal posé », on ne l’injurie pas, si le chapeau est réellement mal posé. L’anecdote que je peux évoquer pour justifier ce point de vue est celui de mon fils qu’un de ses camarades de classe accusait de l’avoir injurié. Quand je lui ai demandé de me répéter exactement les termes qui ont été utilisés pour lui faire si mal, il a bredouillé un moment, avant de me sortir une histoire dans laquelle mon galopin de fils a eu l’incroyable prétention de cocufier son respectable père. Epouvanté, je n’ai rien pu trouver de mieux, sur le champ que de lui demander s’il pensait réellement que celui qui a toujours été son meilleur ami avait réellement fait ce qu’il avait dit. Et lui, de me répondre sans hésitation : « Bien sûr qu’il a dit des faussetés », me permettant alors de conclure qu’il avait eu affaire à un menteur, ni plus ni moins. Puisqu’un enfant qui injurie son jeune camarade dit des choses qu’il est même incapable de faire, à la limite l’homme qu’on injurie devrait pouvoir répliquer à celui qui l’injurie : « Ce que tu dis est faux ». Et s’en aller simplement. « Tu dis que tu vas faire telle chose avec ma mère ; à ton âge, d’abord ce n’est pas possible, ensuite tu ne la connais même pas ». Et pourtant l’injure porte sans que les faits décrits soient réels. Coup de poing imaginaire, elle provoque un coup de poing bien réel celui-là.

Tout porte à croire que l’injure joue sur le registre du symbolique, n’est-ce pas ?

C’est le territoire de l’imaginaire qui est investi par l’injure et dans ce territoire de l’imaginaire c’est au plan du symbolique que cela se joue. C’est ce caractère symbolique qui fait d’ailleurs que cela peut être plus fort que s’il s’agissait d’un fait réel, puisque c’est le lieu d’ancrage des valeurs. Il est habité par l’être thymotique, celui des fortes émotions et du préréflexif. Qu’on se rappelle un peu ce que Francis Fukuyama dit à propos de la guerre, en interprétant Hegel : les hommes ne se battent pas pour un territoire, mais ils se battent pour un drapeau et un drapeau est quelque chose de symbolique. C’est donc que le territoire du symbolique et les batailles qui s’y mènent sont plus réels que la réalité physique ordinaire. Pour être plus précis, la patrie, ne serait-ce que par le nom qui la désigne dans beaucoup de langue relève d’une géographie symbolique. Ce qui l’agresse est attentatoire au père (ou à la mère) et peut nous conduire au dépassement olympique ou au sacrifice suprême.

Puisqu’elle vise à détruire moralement l’autre, l’injure ne peut-elle pas être assimilée à l’arme des faibles ?

Oui, on peut penser que si l’on veut punir quelqu’un et qu’on a la possibilité de le faire, l’on peut se passer de toute autre forme de comportement, on le fait directement. Donc l’action directe de ce point de vue là corrige un tort réel ou imaginé.

Dans cette logique, là où les Wolof disent « Saaga yàkamti xeex la » (insulter c’est vouloir provoquer rapidement l’affrontement), on devrait dire « saaga, ñàk mana xeex la ! » (injurier, c’est être incapable d’affronter son adversaire). Cela veut dire que celui qui injurie n’ayant pas les moyens de faire autrement, pense par cela même atteindre l’autre aussi durement qu’il l’aurait fait s’il en avait les moyens.

Dans ce cas l’injure devient un substitut, comme en témoigne la catégorie de ceux qui en usent le mieux ou le plus souvent : les femmes, les enfants, en un mot les êtres faibles. Si les forts ont inventé le langage, comme le prétend Nietzsche, alors les faibles en ont tiré toutes les ressources en se réservant une revanche dans l’imaginaire. Tirer les mots, c’est la seule chose qui reste à qui n’a pas la possibilité de tirer l’épée. Cette manière de voir est tout à fait possible. Mais les choses sont plus complexes, car si on pousse l’analyse, on peut constater que le plus fort peut injurier pour provoquer chez l’autre un mouvement qui lui permet de se mettre en position de le corriger physiquement.

Cela peut être la provocation au sens étymologique du terme, c’est-à-dire l’invite à la confrontation. Quand Ma Sire Jéey insulte les gens de Njaga ñaaw et que ces derniers veulent se dérober en prétendant qu’il était leur cousin, il eut cette réponse : « Ce n’est pas que je suis votre cousin, mais parce que j’ai un cheval plus puissant et ai brulé plus de villages ! » Dans le même registre, l’on peut considérer l’Iliade comme « poème de la force », selon la belle formule de Simone Weil. Mais il arrive souvent que les héros d’Homère, avant de s’affronter, échangent des mots provocateurs sous les murs des Troie, exactement comme dans cette nuit du Mandé où, par hiboux interposés, Soundjata et Soumaoro se défient en paroles, avant que dans la plaine de Krina « les sabres donnent l’épilogue éclatant ».
Peut-être ne devrait-on pas parler d’injure dans ces dernier cas, même si la provocation fait bouillonner le sang de celui à qui elle s’adresse, comme dans l’injure. L’injure populaire dont nous parlons est, dans les sociétés orales dont nous sommes les héritiers, autrement plus salée. Firmin Rodegem a écrit un texte très édifiant sur les injures agonistiques des bergers du Burundi : leurs seuls concurrents en cette matière sont les Wolofs, compte tenu de la richesse du lexique et des capacités de mise en scène.

Aucune religion révélée ne vante les « vertus » de l’injure. Mieux, elle est écartée du champ des valeurs sociales. Malgré tout, l’injure a de beaux jours devant elle. Est-ce à dire que nos sociétés ne peuvent se passer d’elle ?

On peut penser que l’injure est un phénomène éminemment social, parce que d’abord l’injure est relationnelle. On n’injurie pas en l’air, on injurie toujours quelqu’un. C’est au moins un des actes dont quelqu’un ne peut être porteur que s’il est en face de quelqu’un. L’injure suppose en principe le face à face réel ou différé. On peut bel et bien envoyer injurier quelqu’un. C’est ce que faisait un roi qui provoquait quelqu’un d’autre pour qu’ils s’affrontent. On peut écrire une lettre d’injure, c’est différé également. Mais tout se passe comme si injurier quelqu’un c’était l’avoir en face de soi. Très souvent quand vous entendez un wolof dire : « Bou ma ko jappone », « si je lui mettais la main dessus, je lui ferai telle chose », cela veut dire que ça suppose le contact.

Si l’on enlève à l’injure sa charge agressive, elle peut, dans certaines situations, s’apparenter au cousinage à plaisanterie. Vue sous cet angle, l’injure ne devient-elle pas, curieusement,  une marque  « affective » ?

Oui, c’est compte tenu du caractère relationnel souligné il y a un instant qui, si on lui enlève sa charge agressive s’apparente à la parenté à plaisanterie. Qu’est-ce que la parenté à plaisanterie ? C’est une agression verbale moins grave, mais qu’on imagine être le substitut à l’agression réelle, à la guerre. Chez les populations des pêcheurs de Guet Ndar (Saint-Louis du Sénégal), vous entendez très facilement un pêcheur dire à un autre : « domu xaram bi, yaa niaff san ndèy rek », déclenchant l’hilarité générale. On peut être sûr, à les entendre, que ce sont de véritables amis. Donc, c’est une marque de gentillesse et d’affection même à la limite si évidemment on lui enlève cette charge première qui s’accompagne du visage renfrogné.
Tout se passe comme si la transgression était ici un espace au-delà duquel on peut se retrouver, pour pouvoir, en toute sympathie, se dire qu’on a une forme d’initiation. Une forme d’initiation puisqu’on nomme l’interdit sous certaines règles que les deux interlocuteurs maîtrisent. C’est un espace communicationnel de haute intensité parfois.

Quoiqu’il en soit, l’injure c’est de la communication. On aurait pu penser à priori que cela participe de ce que Lévi-Strauss appelle les « pathologies de la communication », puisque c’est une communication non réussie en principe, dans la mesure elle fait cesser toute communication entre deux hommes lorsqu’elle est considérée comme pure agression. Mais lorsqu’elle se retourne en son contraire, comme dans l’exemple que je viens de citer, elle peut alors consolider la communication par la complicité qu’elle instaure. Elle lui donne son sel et fait des acteurs les maîtres d’un code commun, les sujets d’un espace d’appartenance.

L’injure agonistique aménage toujours une place pour le ou les témoins. Est-ce à dire qu’elle ne peut se raconter qu’à la troisième personne ?

Si, dans une certaine manière. Lorsque des gens en viennent aux mains après être passés par les paroles ; en ce moment là lorsqu’on doit narrer la scène, des gens disent toujours : c’est telle personne qui a injurié le premier. Donc, quoi qu’il arrive, c’est lui l’agresseur et l’autre n’a fait que se défendre. Et donc, il est en position de légitime défense du point de vue du droit juridique et moral, il n’a fait que riposter. Tout se passe comme s’il était dédouané. Par conséquent, l’injure vaut bien acte, vaut premier coup de poing et l’autre en rendant le coup poing, est totalement innocenté. Donc, le témoin qui juge ne peut le faire que parce qu’il est en retrait par rapport à l’injure et par rapport à celui qui est injurié, comme par rapport à celui qui injurie. Il se met automatiquement en position d’être juge.

Notre réaction (positive ou négative) par rapport à l’injure, est-elle tributaire de l’appartenance de l’individu à un groupe social déterminé ?

Si nous prenons le cas de l’injure telle que nous avons vu son évolution dans des types de sociétés relativement fermées, cela fonctionne comme un code. Il y a deux sujets qui communiquent sous le mode de la complicité. Quelqu’un qui les entend et qui dit : « Sub khanallah » ou « qu’est-ce que vous êtes en train de dire ? » et s’en scandalise, il s’en scandalise parce qu’il est sous le mode du retrait, parce qu’il ne fait pas partie, parce qu’il ne partage pas le code, il n’est pas à l’intérieur du code. Il y a des choses qui ne se disent soit selon les circonstances de lieu, soit de temps ou d’âge. On peut considérer qu’à partir d’un certain âge, il y a des choses qu’on ne peut plus dire. Seuls des jeunes peuvent s’amuser à de telles choses. Pour cette raison, celui qui se met dehors ou est dehors du fait même de ne pas partager le code, n’est pas « dans le coup ». C’est parce qu’il n’est pas dans le coup qu’il ne partage pas les règles de communication, et vice-versa. Le troisième personnage existe toujours même quand il est absent. Parce qu’on peut parfaitement penser que les deux pêcheurs de Guet Ndar qui se lancent des propos de ce genre ne feraient pas devant leurs parents, ni devant d’autres parce qu’ils ne seraient pas compris. Donc, ils sont bel et bien hors jeu, mais ce hors jeu, ce hors norme ils le revendiquent par avance.

L’éducation, le milieu ou l’environnement social, influent-ils sur la tonalité de l’injure ?

L’on peut considérer l’injure salée comme étant l’injure primaire qui nomme les parties dites honteuses des ascendants. Et que la culture peut-être considérée comme une pratique du détour linguistique. Un homme cultivé ne parle pas comme un homme du peuple. Etre cultivé, c’est déjà nommer par allusion, par figure et par image. C’est déjà avoir un certain raffinement à l’intérieur du discours en principe. Et c’est cela qui fait que, même quand un homme cultivé injurie, il le fait à sa manière. Cela ne veut pas dire que son injure est moins dure. Mais elle (injure) ne sera jamais aussi crue ou cruelle. D’abord, ne peuvent accéder au sens exprimé les gens qui ont le minimum de culture. Ce qui fait que c’est ressenti comme moins grave, que lorsque vous êtes injurié de mère directement par quelqu’un publiquement. L’injure ne vaut que parce que la plupart des récepteurs, des témoins sont importants. Rappelons-nous la règle de Tartuffe : « Le scandale du monde est ce qui fait l’offense. Et ce n’est pas pécher que pécher en silence ». Ici, on pourrait parfaitement transposer en disant, en réalité, c’est parce que le monde entier est au courant que l’injure est injure. Mais quand ca se passe en petit comité – et c’est le cas que j’ai décrit tout à l’heure s’agissant des pêcheurs de Guet Ndar – ou à un niveau relativement élevé, pour que le nombre de ceux qui perçoivent le message soient extrêmement faible, cela est moins ressenti. Il se peut qu’une sociologie de l’injure fasse apparaître l’idée que cette forme d’agression est une forme de défoulement, que le stress de la vie, les circonstances, la pression font que le sujet devient non seulement plus agressif, mais qu’il ait tendance à exprimer cette agressivité de façon plus violente. Nommer de façon directe les parties des parents de l’autre, ce qu’on fait aux parents de l’autre et de manière volontaire, c’est chercher à faire mal. Et c’est d’une certaine manière une façon de chercher de se décharger du mal que l’on porte en soi ou qu’on subit. Et ce qui est valable pour deux sujets qui sont à égalité d’âge dans un rapport d’interlocution, l’est tout autant pour les rapports parents et enfant. Vous verrez des injures de pères envers leurs fils ou leurs femmes dans ces quartiers où la situation est extrêmement tendue. On se décharge sur quelqu’un d’autre, parce que toute la journée on a été embêté par ses patrons, ses supérieurs, les bousculades dans les bus. Quand on arrive à la maison, on a des sujets devant soi sur qui on se défoule.

Si l’homme cultivé a réglé dans le monde extérieur les problèmes matériels vitaux, comme Aristote le disait, on peut penser qu’il sera moins stressé et moins tendu, avec la possibilité de sublimer davantage certainement que dans des milieux d’une extrême pauvreté qui soumettent l’individu à des tensions permanentes.

A y regarder de près, est-ce que le sujet injurieux ne tombe pas lui-même dans le piège de l’imaginaire qui risque de le conduire à un passé dont le souvenir peut faire des dégâts moraux ?

Il y a ce beau passage dans Britannicus où Néron parle de « ces choses que je crains de savoir ». Il y a toujours des choses que l’homme ne veut ni savoir, ni voir, ni entendre. Cette « faculté active d’oubli », tu te rappelles ce que Nietzsche en dit : elle est la gardienne de l’étiquette et de la tranquillité dans le psychisme que « Dieu a mis au seuil de la porte de la dignité humaine ». Il y a des choses auxquelles l’homme doit rester absolument sourd s’il veut continuer à vivre. Nietzsche désigne quelques-unes des choses auxquelles l’homme doit rester sourd, c’est moins grave que ce que nous disons là : c’est le fait qu’on soit un monde d’organes, ce que j’ai dans ma digestion etc. Mais plus grave ce que le Dr Freud nous enseigne lui-même : l’homme ne pense jamais ou n’est pas en mesure de soutenir jusqu’au bout le spectacle de sa propre origine, c’est-à-dire la sexualité de ses parents. Et nul ne pense innocemment, nul ne pense froidement s’il est normal, entre guillemets, c’est-à-dire si la société a réussi à le socialiser. Le génie de Sophocle éclate dans cette scène où Œdipe se crève les yeux après avoir évoqué la nudité de sa mère, son épouse, qu’il n’aurait jamais dû voir. Le fait d’injurier, c’est comme si on montrait sa mère nue à quelqu’un. C’est provoquer chez cette personne injuriée le spectacle qui normalement est refoulé chez n’importe quel homme. La personne qui injure vous dit : regardes ta mère, elle est ainsi ou regardes ta mère voilà ce que j’en fais. La personne vous entraîne devant un miroir qui normalement est brisé au cours du procès de maturation de la personne. C’est un miroir devant lequel personne ne doit vous amener et la personne tente de le faire par la violence. C’est cette violence de l’origine qui fait que lorsque l’injure atteint ce niveau suprême où il s’agit des ascendants, elle devient in-supportable. L’on se rend d’ailleurs compte qu’il y a une curieuse inversion dans cette affaire-là qui fait que Freud a parfaitement raison.

Lorsqu’on injurie vos arrières grands-parents – sauf si on est très attaché aux questions généalogiques – que vous ne connaissez même pas, ça devient une abstraction. Mais le père et la mère, c’est immédiat, vous les avez vus vivre tout le temps et vous avez tout le temps détourné le regard de leur intimité. C’est pourquoi vous aurez envie de tuer la personne qui évoque cette intimité devant vous, parce qu’il vous met à mort également, d’une certaine manière. La personne transgresse ainsi la censure. Eh bien quelqu’un qui met en pleine lumière quelque chose qui doit être obscur, évidemment, il vous agresse de la pire des façons. Même si c’est une fois de plus purement imaginaire, il déclenche chez vous un processus d’imagination, en ce moment là cela peut aller très, très loin ; ça peut susciter une réaction dont la violence peut donner la mesure de la manière dont vous l’avez amplifiée. Vous pouvez hausser les épaules, cela veut dire que vous n’y avez pas pensé, vous avez entendu, mais vous n’avez même pas convoqué dans votre imagination ce qu’il nomme, cependant si vous réagissez très violemment, cela veut dire d’un seul coup, en  un éclair, le temps d’une parole, il vous a mené devant le spectacle que vous rejetez.

Quelles sont les vertus de l’injure ?

L’on peut, en un sens, assimiler l’injure à une thérapie, parce que franchir l’interdit, qu’on le veuille ou pas – même si cela s’accompagne de la terreur – après on a l’impression qu’on respire un tout petit peu comme lorsqu’on a regardé un film d’épouvante. Il y a un léger mieux, puisque ce qui suit la tension, c’est après toujours la détente. Je ne dis pas qu’on peut soigner les gens en les injuriant. Mais imaginez qu’on injurie quelqu’un à qui l’on en veut – on n’a même pas l’occasion de l’avoir devant soi et on est tout seul – c’est ce qui se passe constamment dans l’administration, dites vous bien que l’homme qu’on engueule, qui est plus âgé que vous, parce que vous êtes son ministre ou son supérieur hiérarchique, il vous a injurié dans sa tête. C’est sa seule façon de ne pas devenir fou. Il se venge en un sens ; et se venger, c’est se retrouver à égalité avec l’autre. Il y a là un moyen de se réconcilier avec soi-même et il peut le faire devant vous, il peut le faire une fois rentré chez lui. L’ouvrier qui, tout seul, à la plage, se met face à la mer, insulte son patron pendant une quinzaine de minutes, travaille mieux le lendemain. On peut le faire devant un mur. Et chacun de nous, peut-être, a de cette manière, son mur de lamentations. C’est ce mur de lamentations qui le réconcilie avec l’histoire. Les vertus de l’injure peuvent parfaitement être des vertus de ce genre, mais au sens vertueux du terme.

Exergues

1-    « L’injure n’est rien, d’un point de vue qu’on pourrait dire ontologique. Il s’agit, dans son avènement de l’évocation par le langage de choses qui sont normalement tues et ne peuvent être dites vis-à-vis de quelqu’un que si on veut le blesser »

2-    « Tirer les mots, c’est la seule chose qui reste à qui n’a pas la possibilité de tirer l’épée »

3-    « Tout se passe comme si la transgression était ici un espace au-delà duquel on peut se retrouver, pour pouvoir, en toute sympathie, se dire qu’on a une forme d’initiation »

4-    « Un homme cultivé ne parle pas comme un homme du peuple. Etre cultivé, c’est déjà nommer par allusion, par figure et par image »

5-    « Nommer de façon directe les parties des parents de l’autre, ce qu’on fait aux parents de l’autre et de manière volontaire, c’est chercher à faire mal. Et c’est d’une certaine manière une façon de chercher de se décharger du mal que l’on porte en soi ou qu’on subit »

sudonline.sn

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