Mercredi 9 mars 2011, SlateAfrique a passé deux heures avec le président sénégalais Abdoulaye Wade à Paris, dans la résidence du Sénégal. Ce dernier venait de s’entretenir longuement au téléphone avec le colonel Kadhafi, à qui il a demandé d’arrêter les bombardements sur les civils. Très disert, il pense déjà à la campagne présidentielle de 2012.
SlateAfrique – Comment sortir la Libye de l’ornière?
Abdoulaye Wade – Le Sénégal fait partie des quinze premiers pays qui ont soutenu l’idée d’une convocation extraordinaire [des Nations Unies]. Maintenant Kadhafi nie, contre toute évidence, les violences. Quand un événement comme ça éclate quelque part, de quels moyens disposons-nous pour y porter une appréciation?
La presse et la télévision nous ont montré les images des bombardements, mais Kadhafi, lui, me dit que ce n’est pas vrai. Je lui ai demandé: «Alors ces gens ont fabriqué des images? Parce que c’est ce que nous avons vu, des avions qui bombardent des populations civiles».
Il veut qu’on dise à l’Union africaine que les médias racontent des histoires. Je lui ai répondu que ce n’était pas mon rôle, que je ne suis pas l’avocat de la Libye. Mais en tout état de cause, ces gens-là ne sont pas a priori contre la Libye. Si les médias s’expriment comme ils le font, c’est parce qu’ils ont la conviction que l’état libyen a engagé les grands moyens; des chars, des mitrailleuses, tout ça contre des populations désarmées.
Kadhafi prétend qu’en réalité, les manifestants font partie de petits groupes dormants d’al-Qaida, mais ça, ce n’est pas tellement mon problème. Ce que j’en pense, je lui ai dit. Affirmer qu’il n’y a pas de mécontentement, c’est nier l’évidence. Il y a du mécontentement dans tous les pays; l’Egypte, l’Algérie, et surtout la Tunisie —on a vu comment ça s’est terminé.
Ce qui est paradoxal, c’est que ces pays ont des milliards de dollars. J’ai demandé à Kadhafi: «Mais vous, qu’est-ce que vous allez faire de ces milliards-là, il faut les rapatrier en Afrique!» Il m’a répondu qu’il avait investi partout en Afrique. Je lui ai dit: «Partout peut-être, mais pas au Sénégal. Ici, il n’y a pas une école libyenne, pas une classe libyenne». Je lui ai dit que ce qu’il fallait faire, c’était investir dans les chemins de fer, dans les routes. Je lui ai reparlé de ma proposition de nous aider à construire le pont de Rosso, qui sépare la région Nord du reste du pays. Il m’a répondu: «Nous sommes en train d’étudier tout ça. C’est en projet». Je lui ai dit que de toute façon, je n’y croyais plus. Je n’y ai jamais cru et je n’y crois plus.
Pour en revenir à la Libye, il est clair que si l’on ne prend pas de mesures décisives, comme par exemple la sécurisation de l’espace aérien, il va continuer à employer les grands moyens.
SlateAfrique – Vous lui avez suggéré vous-même de proclamer un cessez-le-feu?
A.W. – Absolument. Il m’a demandé comment réagir si les manifestants continuent. Je lui ai dit d’attendre 24h, puis de prendre une décision à ce moment-là. J’ai ajouté: «Il vaut mieux discuter avec les gens qui se révoltent qu’essayer de les détruire». «Mais avec qui je peux discuter?» Je lui ai répondu que les gens qui se révoltent ont toujours un porte-parole. Lui pense qu’il s’agit de groupuscules. Mais ce n’est pas une raison, ce que je condamne ce sont surtout les violences contre les civils. On ne peut pas dire que les femmes qu’on a vues manifester font partie de réseaux terroristes, ça n’a pas de sens.
Je soutiens les mesures que prendra l’Union africaine, dont le Conseil de paix et de sécurité a fait son rapport, et qui se réunira encore demain [jeudi 10 mars 2011, ndlr]. C’est pourquoi j’ai suggéré à Jean Ping [homme politique gabonais, président de la commission de l’Union africaine depuis 2008, ndlr] l’envoi d’une commission d’enquête en Libye.
Je suis derrière l’Union africaine, mais ça ne m’empêche pas de m’exprimer librement.
Extrait entretien slateafrique.com