Hommage à feu Pierre Sarr, ancien chef du département de philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Par Al Hassane FALL)

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Il me plaît, en ce 28 avril, de rendre hommage à un professeur émérite de philosophie dont j’ai eu le privilège de suivre les enseignements, de la première année à la maîtrise et qui fut, du reste, l’encadreur de mes recherches pour le mémoire de maîtrise, je veux nommer feu Pierre SARR, ancien chef du Département de Philosophie.

L’hommage que je me propose de rendre à cet éminent intellectuel ne se situera pas, simplement, sur le plan personnel ou affectif, car si j’ai connu Pierre SARR, ce fut comme étudiant au Département de Philosophie, ayant eu l’opportunité, dans le cadre de mes travaux académiques, d’échanger avec lui sur les problématiques fondamentales de la philosophie. Il s’agira donc non pas d’une série de louanges mais d’un hommage philosophique à la lumière de ses considérations à la fois intempestives et inactuelles.

Ce qui faisait la marque distinctive de ce natif du Sine, c’est sans nul doute son amour de la pensée grecque antique, quoi de plus normal d’ailleurs, pour cet historien de la philosophie ancienne et médiévale, si l’on admet que la philosophie, comme le dit Martin Heidegger, est grecque, elle parle grec et il faut une oreille grecque pour l’entendre.

C’est pourquoi, il aimait dire que la philosophie est une affaire de bonne semence naturelle et, suivant la fameuse formule de Hegel, elle n’est pas faite pour le vulgaire ni pour être mise à la portée du vulgaire.

Malgré sa conception élitiste de la pensée philosophique, il a toujours su, à la lumière de la sagesse socratique, quoique de manière parfois énigmatique, trouver le contexte ou le prétexte pour mettre en branle le dialogue philosophique.

Homme charismatique mais aussi plein d’humour, il savait si bien jouer les nuances et les subtilités du langage. Un jour, je me rappelle, surveillant un contrôle et rappelant les consignes, il disait : « il est interdit de se parler ». C’est alors que mon voisin, taquin, lui rétorqua en ces paroles : « …mais on peut au moins se regarder… ». Après quelques secondes de silence, il lui répondit : « vous savez, monsieur, on peut même communiquer par le regard… » ; puis, en fin connaisseur de Ferdinand de Saussure, il rajouta : « le langage de la parole n’est pas le seul langage… ».

Je me souviens, également, lors d’un cours, en deuxième année, sur la Métaphysique d’Aristote, faisant le point sur le déroulement du programme de ladite matière, il s’écria : « nous avons presque fini, il ne nous reste que des détails… », aussi s’empressa-t-il de dire : « …mais la philosophie est une affaire de détail, il faut

s’accaparer du détail pour en faire la substance de sa pensée ».

Au demeurant, loin de vouloir ramener le savoir philosophique à la dimension du détail, ou poser le détail comme objet de la philosophie ; en bon lecteur du Ménon de Platon, il avait compris que le détail était un critérium de la rigueur du raisonnement philosophique car le discours, en tant que dis-cours, se devait de montrer et de démontrer son universalité, au-delà des contingences multiformes du détail, même si le détail reste un moment de la pensée philosophique.

Si Pierre SARR était celui qu’on pourrait appeler, à tort ou à raison, le penseur du détail, c’est certainement parce qu’il estimait que la philosophie naît du détail, mais se construit dans sa négation et s’accomplit dans l’affirmation de l’être en tant qu’être qu’Aristote considère, dans la Métaphysique, comme l’objet de toutes les recherches, présentes, passées et à venir…

S’il en est ainsi, c’est parce que l’actualité inactuelle parce qu’actuelle à jamais du questionnement philosophique, au sens où l’entendait Pierre, comme l’appelaient affectueusement ses étudiants, réside dans la prise en charge de la sempiternelle question de l’être, non pas en vue de prendre part, uniquement, à ce que Aristote appelait « le combat des géants », mais, principalement, de comprendre l’homme, dans sa relation à l’être, en tant qu’être-là, en vue de donner sens à la politique.

C’est dire que la pensée sur les fondements de l’art politique ne saurait faire l’économie de l’ontologie et, partant, de l’être de l’être qui pose la question du sens de l’être car aucune question métaphysique ne peut être questionnée sans que le questionnant ne soit lui-même compris dans la question.

Ainsi, c’est seulement à travers la connaissance de l’homme, le seul animal qui sait qu’il va mourir, cet être fini qui aspire à l’infini, ce « cas » de la nature, pour reprendre Martin BUBER, que l’on pourra refonder la politique.

En effet, comme il l’écrivait dans un article paru dans la Revue Ethiopiques, intitulé La question de l’homme dans l’anthropologie métaphysique, « tel on conçoit l’homme, la personne humaine, tel on lui construira une demeure. Or, prendre la communauté humaine comme objet de réflexion revient à poser comme exigence de l’art politique, l’organisation de la vie personnelle des citoyens et de la macrostructure étatique selon des principes conformes à l’idéal de la personne humaine. »

Comprendre l’essence de la personne humaine et, par ricochet, le monde, revient d’abord et avant tout à concevoir l’homme, non pas à partir de catégories transcendantales comme l’âme ou l’esprit, ou dans la perspective d’un dualisme rédhibitoire entre l’âme et le corps, encore moins comme simple zôon politikon (animal politique) mais, essentiellement, sous le prisme de l’ontologie phénoménologique, à partir de l’historialité du Dasein, présenté dans Sein und Zeit comme être-dans-le monde.

Malheureusement, l’on assiste, aujourd’hui, à une déviation philosophique où les

chemins de la question sur l’essence humaine débouchent sur un non chemin, si ce n’est le chemin des chemins qui ne mènent nulle part.

En effet, le monde actuel, marqué par ce que Alain Finkielkraut appelle la défaite de la pensée, dominé par le dictat des nouvelles technologies, nous fait oublier notre réalité d’être-pour-la-mort que Heidegger définit en ces termes : « dès qu’un homme naît, il est déjà assez vieux pour mourir ».

Cet oubli de la mort et l’oubli de cet oubli ont, aujourd’hui, comme conséquence, le primat de l’inauthenticité sur l’authenticité. Maintenant, le monde dans lequel je suis est celui où j’apparais comme identifiant et identifié et non comme personne ; je n’ai plus un nom mais un pseudo, je suis à la fois ami de tout le monde et de personne.

Ainsi, pour pasticher l’auteur de l’Essence de la technique, l’on peut affirmer que le danger menace et les hommes d’aujourd’hui n’ont plus d’oreille pour l’entendre, seul leur parvient le vacarme des nouvelles technologies qu’ils ne sont pas loin de prendre pour la voix même de Dieu, au point qu’on serait tenté de reformuler le cogito cartésien en ces termes : je suis connecté donc je suis.

Cette situation, caractéristique de ce qu’on pourrait appeler avec Pascal la misère de l’homme, n’apparaît cependant pas comme un simple divertissement. En vérité, il s’agit plutôt d’un jeu où le joueur est joué dans son propre jeu sans que le jeu en question ne puisse être considéré comme tel. Comprendre l’homme à partir de cette ontologie du jeu, telle doit être la tâche première de toute anthropologie métaphysique.

Que ce jour donc qui marque la disparition d’un homme qui aura voué toute sa vie à la pensée métaphysique, nous permette de nous rappeler les urgences de l’heure à savoir comment penser le sens du rapport de l’homme au monde, s’il est vrai que l’homme est toujours pour l’homme ce qu’il y a de plus lointain…

C’est seulement en ranimant l’audience due au sens de la question qu’est-ce que l’homme ? Et en prolongeant cette réflexion de manière à « courir le risque de questionner jusqu’au bout, d’épuiser l’inépuisable de cette question par le dévoilement de ce qu’elle exige de demander », que nous pourrons espérer bâtir, habiter et penser un monde à l’image de l’homme, pour ne pas dire un monde humain trop humain…

Pour finir, je dirai, comme le remarquait, justement, le penseur de Messkirch, dans un cours sur Aristote, résumant la biographie du stagirite : « il naquit, travailla et mourut ». Cette phrase lapidaire n’est pas sans évoquer la vie de Pierre SARR lui-même, « une vie, pour reprendre le mot de Jean-Michel Palmier, consacrée au travail et à l’étude, d’un ascétisme presque monacal, mais éclairée par un éblouissant génie ».

Au revoir Pierre, que ton âme repose en Paix !

Al Hassane FALL
Administrateur civil, ancien étudiant au Département de Philosophie
E-mail : [email protected]

3 Commentaires

  1. Merci à vous Mr al hassane fall pour l vibrant hommage que vous avez rendu à mon très cher papa Pierre sarr.sa fille Marie Cécile Diouma sarr et famille te sont reconnaissants est dise merci du fond du coeur

  2. Merci M.fall sur ce vibrant hommage adressé en la personne de M.pierre sarr qui fut mon brave et courageux professeur de philosophie ancienne et médiévale en 1ere et 2eme année à l’UCAD.Que ton âme repose en paix.

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