Pour la reine mère du Royaume du Toro, rien n’est plus important que l’amitié. Surtout en cas de coups durs. «Je suis extrêmement loyale, souligne Best Kemigisa. C’est lorsqu’ils ont besoin de vous qu’il faut savoir se distinguer auprès de ses amis.»
Depuis le début de la révolution libyenne, de sa résidence de Fort Portal, au sud-ouest de l’Ouganda, Best Kemigisa, 44 ans, qui est aussi secrétaire générale du Forum des chefs traditionnels africains, ne cesse d’activer ses réseaux nobiliaires afin d’aider son ami, le Guide libyen, «si généreux avec la population du royaume du Toro». Grâce au roi zoulou Goodwill Zwelithini, son message a été transmis au président sud-africain Jacob Zuma: il faut soutenir Kadhafi, le seul à pouvoir «résoudre sans bain de sang la crise».
Le président sud-africain est chargé avec quatre autres chefs d’Etat par l’Union africaine de garder le contact avec le dictateur de Tripoli. «Il faut une action urgente pour une solution africaine à la crise gravissime que traverse ce pays frère», expliquait, le 20 mars 2011, le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz, numéro un de ce panel.
Un roi de 18 ans
Best Kemigisa est la mère du roi Oyo Nyimba Kabamba Iguru Rukidi IV, 18 ans, plus jeune souverain régnant au monde. Sa dynastie, celle des Babiito, remonte au XIVe siècle. Le Royaume du Toro a été fondé en 1830. Bananeraies et plantations de thé: les 2 millions de sujets vivent majoritairement de l’agriculture, au pied de la chaîne du Ruwenzori, le long de la frontière avec la République démocratique du Congo.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, exceptés les va-et-vient prédateurs des forces militaires ougandaises dans la «guerre mondiale des Grands Lacs», le royaume était peu coutumier des affaires internationales, particulièrement celles de la Grande Jamahiriya libyenne. C’était avant que le Guide ne découvre les traditions du Toro, en mai 2001, à Kampala, lors de la cérémonie de réinvestiture du président sortant Yoweri Museveni.
La Perle de l’Afrique
Best Kemigisa y assiste. Kadhafi fréquente la «Perle de l’Afrique», comme la surnommait Churchill, depuis les années Idi Amin Dada, le dictateur qui a régné sur l’Ouganda de 1971 à 1979. Cette fois-ci, il en repart «remué», confie un photographe couvrant les cercles du pouvoir. «Le royaume du Toro, c’était l’Ifrikiya, l’Afrique, telle qu’il la rêvait. Avec une reine-veuve depuis 1995…»
Un mois après, Best Kemigisa est invitée à Tripoli en compagnie de son jeune fils. Puis c’est au tour de Kadhafi de revenir. Oyo célèbre le sixième anniversaire de son couronnement. Il a 9 ans. Le séculaire protocole de Fort Portal stupéfie le Guide. C’est l’Afrique éternelle de ses fantasmes. Présentation de la hache royale. Traite des vaches par le clan de la cour, spécialement dédié à cette fonction. On pare Kadhafi de la tenue traditionnelle du Toro. On lui offre lance et bouclier. Suprême honneur. Il est fait dignitaire du titre de «défendeur du royaume du Toro». «Il s’y croyait», poursuit le photographe.
La grande générosité de Kadhafi
L’homme de Syrte ne perd pas la tête. Il n’a pas oublié son carnet de chèques. La sœur du jeune roi Oyo, Ruth Nsemere Komuntale, quitte l’école primaire Aga Khan de Kampala pour finir sa scolarité à Tripoli. Au jeune souverain, on promet la prise en compte de toutes ses dépenses jusqu’à sa majorité. 200.000 dollars sont investis dans la rénovation du palais de Fort Portal qui garde les stigmates de la colère de la soldatesque d’Idi Amin Dada.
Ce «parrainage» tombe à point nommé: les finances du royaume, vivant des revenus tirés de ses terres coutumières et des maigres subventions versées par l’Etat central, sont alors au plus bas. Des huissiers menacent même de saisir la Mercedes officielle. Kadhafi se montre généreux: plus de 4 millions de dollars vont être versés à la famille régnante.
Les années 2000 passent. Toro, mais aussi Busoga, Bunyoro et Buganda: Kadhafi flambe, accordant maintenant ses largesses aux quatre royaumes historiques du pays. Jusqu’alors, Museveni s’est accommodé des frasques de son ami libyen. L’argent du Guide a financé ses campagnes de réélection et surtout fluidifié le vaste programme de privatisation ougandais mis en place pour satisfaire les institutions financières internationales.
Le fonds souverain du Lybian Investment Portfolio a investi 375 millions de dollars dans les services (Uganda Telecom, Lake Victoria Hotel) et les infrastructures du pays, classant Tripoli au second rang des investisseurs directs étrangers en Ouganda après Londres. Kadhafi a aussi fait bâtir à Kampala l’une des plus grandes mosquées du continent africain, inaugurée en mars 2008.
De son côté, Museveni a relayé les messages de Tripoli auprès de la diplomatie américaine avant que la Libye ne redevienne officiellement fréquentable. Mais Kadhafi s’implique désormais d’un peu trop près dans les affaires royales du pays, surtout au Toro.
Une baronnie libyenne
Le petit royaume commence à ressembler à une baronnie libyenne. Ses sujets s’interrogent. Best Kemigisa aurait-elle été abusée par Kadhafi? La reine mère multiplie les villégiatures sur les bords de la Méditerranée. Pendant ce temps, Kadhafi conseille le fils, adolescent fan de Jay Z et de Twilight.
En février 2009, les tabloïds ougandais entament leur campagne de dénigrement. Le notoire hebdomadaire Red Pepper (qui sera à l’origine, également, des violentes campagnes homophobes dans le pays) y va franco: le Guide a une relation amoureuse avec la reine mère du Toro. Gadafi Toro Queen In Love! L’ambassadeur libyen en poste à Kampala s’insurge contre cette diffamation. Mais la meute est déchaînée. Les rumeurs s’emparent de Kampala. Kadhafi aurait acheté un jet à la reine mère du Toro; Kadhafi serait derrière les émeutes de septembre 2009, menées par les partisans du Kabaka du Buganda; Kadhafi envisagerait d’avoir un enfant.
En octobre 2009, le Libyen, alors président en exercice de l’Union africaine, boude un sommet organisé à Kampala en faveur des réfugiés. En juillet 2010, la relation Ouganda-Libye tourne à l’aigre: lors du sommet de l’UA, organisé à Kampala, les protections rapprochées de Kadhafi et de Museveni manquent de se tirer dessus.
«Il va sans dire, souligne un journaliste au quotidien New Vision, que le cas Best Kemigisa a largement contribué à tendre les relations entre ses deux protecteurs, déjà à cran sur la question des Etats-Unis d’Afrique proposée par le Guide. Pour Museveni, Kadhafi s’ingérait dans les affaires intérieures du pays et surtout marchait sur sa plate-bande —les royaumes— en utilisant comme cheval de Troie le forum des chefs traditionnels africains. Or c’est une question sensible en Ouganda.»
Les frasques familiales
Best Kemigisa a de qui tenir. Au milieu des années 70, la tante de son fils, Princesse Elizabeth Bagaya, tapait déjà dans l’œil d’un tyran: Idi Amin Dada. Elizabeth Bagaya avait été nommée par ce dernier ministre des Affaires étrangères avant que le «vice-roi d’Ecosse» ne l’accuse, en novembre 1974, d’avoir couché avec un diplomate occidental dans les toilettes de l’aéroport d’Orly. Bagaya, qui sera la première Africaine à rentrer au barreau britannique, dut fuir la dictature pour échapper à la vengeance. «La dame chassée du ministère un jour aux toilettes d’Orly», comme le chantait en 1975 l’obscur groupe psyché-pop The Maclows, est toujours de ce monde. Elle représente la haute commission de l’Ouganda auprès du Nigeria, à Abuja.
Pendant ce temps, à Fort Portal, Best Kemigisa continue sur sa ligne: «On ne peut pas détourner le regard quand il a besoin de votre aide.» L’amitié, vraiment? A moins que ce soit l’amour qui aveugle? Quelques heures avant le vote de la résolution 1973 à l’ONU, Best appelait les autres dirigeants traditionnels à soutenir Kadhafi, confronté à des «mercenaires» soutenus par des «puissances étrangères».
Entre Kadhafi, folle du désert et fan de flamenco, et la reine du Toro, il y a sans doute une relation olé-olé. En tout cas, avec l’Ouganda, c’est for the Best (Kemigisa) and the Worst…
Alain Vicky -slateafrique