Le nom de Lamine Guèye est aujourd’hui immortalisé sur le fronton de l’un des plus prestigieux lycées de Dakar qui, avant de porter son nom, s’appelait lycée Van Vollenhoven mais que les élèves appelaient seulement « Van Vo » ou «lycée Van». C’était véritablement lui rendre justice que de débaptiser un lycée qui portait le nom d’un colonisateur qui n’évoquait rien pour le Sénégalais ordinaire alors que lui a marqué de son empreinte l’histoire de notre pays. Lamine Guèye était en effet de ces personnages remarquables de courage, de persévérance et qui faisait preuve d’une réelle empathie pour son peuple.
C’est grâce à lui que tous les fonctionnaires africains qui travaillaient pour l’Afrique occidentale française (AOF) vont acquérir d’office la nationalité et les mêmes avantages que les Français de souche établis en Afrique. Car, avant qu’il n’introduise un projet de loi dans ce sens à l’Assemblée nationale française, seuls les natifs des quatre communes du Sénégal (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis) étaient considérés comme Français, les autres ayant le statut d’« indigènes ». Son projet adopté par l’Assemblée nationale française est connu sous le nom de « Loi Lamine Guèye » et il venait de corriger une des aberrations de la colonisation qui faisait une distinction discriminatoire entre Africains d’origines diverses, entre villageois et citoyens des quatre communes. Il fallait à l’époque un courage politique certain pour introduire un tel projet de loi à l’Assemblée nationale de la France, alors très peu soucieuse d’équité pour les autochtones de ses colonies. Les uns étaient Français, les autres Indigènes et ils n’avaient pas les mêmes traitements pour le même travail. La loi Lamine Guèye mettra un terme à cette discrimination le 30 juin 1950 en proclamant l’égalité de traitements et d’avantages de toutes sortes à tous les fonctionnaires civils et militaires servant Outre-Mer, sans distinction de race, de religion ou de statut. En introduisant son projet de loi, Lamine Guèye était dans son élément.
Juriste de formation, homme politique né au Mali mais de nationalité française parce que son père était originaire de Saint-Louis dont les habitants étaient considé- rés comme Français d’office, il n’était pas très à l’aise face à ses frères Maliens qui, même fonctionnaires ou militaires pour la France, étaient traités différemment de lui car ils avaient le statut d’indigènes. L’adoption de cette loi par l’Assemblée nationale française fut donc une grande victoire pour le panafricaniste qu’il était. Lamine Guèye, que tous les Saint-Louisiens considèrent comme un patrimoine de leur ville, était pourtant né à Mé- dine, non loin de Kayes, au Mali, le 20 septembre 1891. Son père était établi là-bas en tant que commerçant et c’est là qu’il débutera ses études coraniques avant d’être envoyé à Saint-Louis, ville d’origine de son père, où il devait entrer à l’école française en 1903, à l’âge de 12 ans, ce qui n’était pas rare à l’époque. C’est de sa mère, Coura Waly Cissé, que lui viendra le nom de Lamine Coura.
Après son certificat d’études et son brevet élémentaire, il devient instituteur puis il s’inscrit pour une licence de mathématiques. Son diplôme obtenu, il enseigne les maths à l’école normale William Ponty — alors établie à Gorée avant de déménager à Sébikotane — où il compte parmi ses camarades un certain Félix Houphouët-Boigny qui deviendra le premier président de la République de Côte d’Ivoire. Après dix ans d’enseignement, Lamine Guèye prend le bateau et se rend en France métropolitaine pour entreprendre des études de droit. Il obtient un doctorat en droit et deux DESS en droit privé et en droit romain. Il s’inscrit alors au barreau et devient avocat auprès des tribunaux et cours d’appel de l’Afrique occidentale française. A ce titre, il a eu l’occasion de défendre quelques-uns de ses amis politiques comme Galandou Diouf ou Amadou Dugay Clédor Sène. Mais d’avocat, il deviendra magistrat et il sera, pendant 6 ans, président de Chambre correctionnelle. En février 1937, il est nommé conseiller à la Cour d’appel de la Martinique mais, en 1940, il quitte la magistrature pour redevenir avocat et rentre au Sénégal où il avait déjà entamé sa carrière politique plusieurs années auparavant. Car, c’est en 1912 qu’il se signale dans un premier temps en tant qu’activiste en créant, en compagnie de quelques amis avec qui il partageait une association culturelle, « Aurore de Saint-Louis », le premier groupe de revendication politique d’Afrique Noire dénommé « Jeunesse sénégalaise ».
Lamine Guèye adhère à la SFIO et est élu maire de Saint-Louis
En France, il ne s’est occupé que de ses études et de sa carrière de juriste. C’est là-bas qu’il rencontrera son épouse, Marthe Dominique Lapalun, d’origine guadeloupéenne, qui lui donne deux enfants : une fille, Renée, qui se mariera avec un avocat originaire de Côte d’Ivoire, et un fils, Iba qui deviendra avocat comme son père mais qui embrassera une carrière cinématographique comme acteur à succès. De retour au Sénégal en 1922, Lamine Guèye adhère à la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) dès 1923. En 1925, il obtient son premier succès électoral car il est élu maire de Saint-Louis. Auparavant, il avait racheté au dé- puté François Carpot le journal L’AOF qui sera le support de son engagement politique. Malheureusement ce succès politique ne sera que de courte durée car il perdra aux élections législatives de 1928 face à la liste de Blaise Diagne et ne réussit pas à se faire élire aux élections municipales de 1929. Mais, pugnace de nature, il reviendra bientôt aux affaires après un retour à sa carrière judiciaire en 1931 comme magistrat à l’île de La Réunion. Trois ans plus tard, en 1934, il revient à la politique quelque peu contraint mais surtout encouragé par un mouvement de jeunes étudiants sénégalais de France. Blaise Diagne venait de mourir. Pour le remplacer, ces étudiants pensent à Lamine Guèye et lui adressent une lettre pour l’inviter à revenir aux affaires politiques. Il accepte et se présente de nouveau aux élections législatives, sans succès car il avait en face la liste de Galandou Diouf, plus populaire que lui au pays et qui finit par le battre. Malgré cette défaite, il persévère et cherche un moyen pour rebondir. C’est là qu’il a l’idée de réorganiser le Parti socialiste sénégalais (PSS), dont il est l’un des fondateurs, afin d’attirer la jeune élite sénégalaise de l’époque. Le Parti socialiste sénégalais est réputé être le premier parti politique moderne de l’Afrique sous domination française.
En 1945, il se présente aux élections municipales de Dakar et il est élu. Il restera maire de Dakar pendant seize ans. Et, en 1946, soutenu par la section sénégalaise de la SFIO, il remporte facilement la représentation des communes urbaines et siège à l’Assemblée nationale française. Ce qui lui a permis de faire voter la Loi Lamine Guèye qui octroyait les mêmes droits que les Français aux autres fonctionnaires africains qui, auparavant, étaient considérés comme des indigènes et faisaient l’objet d’une intolérable discrimination dans le traitement salarial. La même année, il entre dans l’attelage du Conseil du gouvernement de Léon Blum comme sous-secrétaire d’Etat, fonction qu’il n’occupera que pendant un tout petit mois, du 16 décembre 1946 au 22 janvier 1947. Mais en 1948, il rompt les amarres avec Léopold Sédar Senghor, qui avait pourtant été son colistier lors des élections municipales de 1945. Senghor crée le Bloc démocratique sénégalais (BDS) et se présente comme son adversaire pour les législatives de 1951. Lamine Guèye consacre sa campagne aux grandes villes mais Senghor investit la campagne et réussit à le battre même à Dakar où il avait comme candidat un certain Abass Guèye, père de l’activiste bien connu aujourd’hui par son ONG, Jamra, Mame Matar Guèye. Bon perdant mais lucide politiquement, il s’allie de nouveau avec Senghor et, en 1958, le Parti socialiste sénégalais de Lamine Guèye et le Bloc populaire sénégalais de Senghor fusionnent pour devenir l’Union progressiste sénégalaise (Ups), l’ancêtre de l’actuel PS. Lamine Guèye se retire alors en France afin de se soigner d’une grave maladie.
Durant ce séjour, il est nommé délégué de la France à la représentation politique auprès des Nations unies. Il revient en 1957 et prend la tête du Mouvement socialiste africain (MSA). Il devient directeur politique de la section locale sénégalaise, le Parti sénégalais d’action socialiste (PSAS). Du 8 juin 1958 au 15 juillet 1959, il devient sénateur de la Quatrième République française. En 1958, dans le cadre des négociations pour l’accès à l’indépendance, il s’unit avec Senghor face aux autres dirigeants africains qui favorisent l’autonomie pour chaque territoire de l’AOF plutôt qu’une structure fédérative. Le Sénégal parvint ainsi à la création de la Fédération du Mali regroupant le Mali et le Sénégal. Le MSA et l’UPS fusionnent. Lamine Guèye devient directeur politique de l’Union progressiste sénégalaise (UPS). Il fait son entrée dans l’hémicycle comme député UPS à l’Assemblée constituante du Sénégal. Puis il devient président de l’Assemblée nationale du Sénégal indépendant.
En décembre 1962, survient un désaccord entre Senghor et le président du Conseil du gouvernement, Mamadou Dia. L’un tenait à la suprématie du parti sur l’Etat et l’autre le contraire. L’Assemblée nationale devait les départager. Mamadou Dia fait encercler le siège de l’Assemblée par la gendarmerie afin d’en interdire l’accès aux députés et Senghor fait protéger le Palais par l’armée mais maintient sa demande de faire limoger Dia par l’Assemblée nationale. Interdits d’accès à l’Assemblée nationale, les députés se réunissent alors au domicile de leur président, Lamine Guèye, ce qui était autorisé par les textes en cas de force majeure, mais la décision qui serait issue de cette session ne pouvait être valable que si le quorum était atteint. Ce fut le cas et Mamadou Dia fut destitué, arrêté et envoyé à Ké- dougou, dans une prison qu’il avait lui-même fait construire. Lamine Guèye n’a pas cessé ses activités politiques aux côtés du président Senghor et il est resté président de l’Assemblée nationale jusqu’à sa mort le 10 juin 1968. Il a été enterré au cimetière de Soumbédioune auprès de son unique fils Iba, décédé en 1963 et dont l’aéroclub de Dakar, dont il était un des membres les plus actifs, porte le nom.