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Le caractère général et impersonnel de la loi d’amnistie inquiète au Sénégal

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Envisagée par le président de la République dans le but de rétablir les droits de vote de Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall, la loi d’amnistie est loin de faire l’unanimité.
En effet, en plus de la position ferme des partisans du fils de l’ancien président de la République qui exigent plutôt une révision de son procès, la loi d’amnistie suscite également un sentiment d’inquiétude concernant une utilisation de cette loi pour enterrer certains dossiers ou crimes économiques commis sous le régime en place par le truchement du caractère général et impersonnel de cette loi.

Depuis la sortie du chef de l’Etat, Macky Sall, demandant au ministre de la Justice « d’examiner, dans les meilleurs délais, les possibilités et le schéma adéquat d’amnistie pour des personnes ayant perdu leurs droits de vote », les supputations vont bon train autour de cette mesure. Loin de susciter une adhésion populaire à la hauteur des dénonciations de la mise à l’écart par le pouvoir en place de Khalifa Sall et Karim Wade dans le jeu politique lors des dernières échéances électorales, cette loi d’amnistie semble plutôt générer un sentiment d’inquiétude pour bon nombre de Sénégalais.
En effet, beaucoup craignent que derrière cette volonté de décrispation de l’espace politique avec la réintégration de Khalifa Sall et Karim Wade dans le jeu politique pour les prochaines échéances électorales, se cachent plusieurs enjeux inavoués.

Cette appréhension est aujourd’hui renforcée par la position ferme des partisans du fils du Président Abdoulaye Wade qui exigent plutôt une révision de son procès. Mais aussi par l’avis de certains observateurs de la vie politique qui se démarquent également de ce projet d’amnistie au profit de Karim Wade et de Khalifa Ababacar Sall.
Selon eux, le rétablissement du droit de vote et d’éligibilité de Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall évoqué par chef de l’Etat pour justifier sa demande au ministre de la Justice pourrait se faire par une simple modification des articles L29 et L31 du code électoral.
Il faut dire que derrières ces divergences se cachent un sentiment d’inquiétude concernant une utilisation de cette loi d’amnistie pour enterrer certains dossiers ou crimes économiques commis sous le régime en place par le truchement du caractère général et impersonnel de la loi.

Parmi ceux-ci, on peut relever sans être exhaustif les événements de mars 2021, les scandales du Coud et du Prodac, les 94 milliards de Mamour Diallo et compagnie, le montage financier du Train express régional, l’affaire Petrotim et cie.
LES EVENEMENTS DE MARS 2021
Déclenchés à la suite de l’arrestation par la gendarmerie de l’actuel maire de Ziguinchor, Ousmane Sonko, alors qu’il se rendait à une convocation du doyen des juges d’instruction dans le cadre d’une plainte pour « viols répétés avec menace de mort », les événements de mars 2021 ont provoqué la mort de 14 jeunes sénégalais. Selon un bilan de la Croix-Rouge Sénégalaise, 600 autres personnes ont été blessées dans le cadre de la série des manifestations qui ont touché toutes les régions du pays à l’exception de Matam.

Le 8 avril 2021, soit un mois après cette série de manifestations, le ministre des Forces Armées, Me Sidiki Kaba, a annoncé lors d’une rencontre de lancement du mémorandum du gouvernement sur cette série de manifestations, une commission d’enquête qui devrait « situer les responsabilités et pour rétablir toute la vérité dans une dynamique de paix et d’apaisement».
Seulement, plus de deux ans aujourd’hui, aucune lumière n’a été faite sur la mort de ces jeunes. Et ce, malgré la saisine de la justice par les familles de certains victimes dont celle de feu Cheikh Wade, tailleur de 32 ans tué par balle aux Parcelles Assainies, dont une vidéo de sa mort, largement partagée dans les réseaux sociaux, montre un agent de Police viser et tirer à bout portant surlui. Avec cette loi d’amnistie, cette affaire pourrait être enterrée définitivement aux grandes dames des familles de victimes.

LES MILLIARDS DU COUD ET DU PRODAC
Outre le dossier des évènements de mars 2021, d’autres dossiers controversés de la gouvernance de l’actuel régime pourraient également être visés dans le cadre de cette loi d’amnistie.
Il s’agit des « malversations financières, de détournements de deniers publics et d’octroi de subventions à des non ayants-droit » dénichées au niveau du Centre des œuvres universitaires (Coud) par l’Ofnac sous la présidence de Nafy Ngom Keita impliquant l’actuel ministre de l’Éducation nationale, Cheikh Oumar Hann. Il y a aussi l’affaire des 29 milliards du Programme des domaines agricoles communautaire (Prodac), impliquant l’actuel ministre du Tourisme et des loisirs, Mame Mbaye Niang.

Dans son ouvrage intitulé « Lettre au peuple : Prodac, un festin de 36 milliards de francs Cfa» consacré à cette affaire, Birahime Seck, coordonnateur du Forum civil accuse Mame Mbaye Niang d’avoir dans le cadre de contrats techniques signés, ouvert une « voie à l’enrichissement illicite rapide mais aussi à la pratique de faux et d’escroquerie ».
LE MONTAGE FINANCIER DU TRAIN EXPRESS REGIONAL
Toujours dans ce lot des dossiers au parfum de scandale de la gouvernance économique du régime en place qui pourrait être noyés dans cette loi d’amnistie annoncée pour permettre à Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall de retrouver leur droit de vote et d’éligibilité, on peut également ajouter le dossier du montage financier du Train express régional (Ter).

Estimé par l’ancien ministre chargé du Développement du réseau ferroviaire, Abdou Ndéné Sall, à 568 milliards FCFA puis 780 milliards F Cfa par le président Macky Sall et 1 200 milliards par l’actuel maire de Ziguinchor, Ousmane Sonko, le coût de la première phase du Train express régional (Ter) : Gare de Dakar – Diamniadio (36 km) est plus que jamais objet de toutes les suspicions.
LES 94 MILLIARDS DE MAMOUR DIALLO ET COMPAGNIE

Outre ces affaires, il y a aussi celle des 94 milliards. Révélée au grand jour par Ousmane Sonko alors député de la 13e législature qui, après avoir accusé ouvertement l’ancien DGID Mamour Diallo, d’avoir mené des «transactions immobilières irrégulières et de détournements de deniers publics portant sur un montant de 94 783 159 000 FCFA », elle a poussé le député de l’opposition à saisir la justice. Seulement, sa plainte contre Mamour Diallo, l’homme d’affaires Tahirou Sarr et l’ex-directeur du Cadastre, Meïssa Ndiaye au niveau du Doyen des juges avec constitution de partie civile, sera classée sans suite au motif que Sonko « n’avait ni directement ni indirectement subi de préjudice » dans le cadre de cette transaction.

Cependant, dans son rapport d’activité pour l’année 2019, l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) a annoncé avoir demandé au procureur de la République l’ouverture d’une enquête contre Mamour Diallo, Tahirou Sarr et Cie pour des infractions « d’association de malfaiteurs ; d’escroquerie portant sur des deniers publics ; de tentative d’escroquerie portant sur des deniers publics et de complicité d’escroquerie portant sur les deniers publics ». Mais depuis lors, ce dossier est rangé dans les tiroirs de la Justice.

LES 250000 DOLLARS DE COMMISSION D’ALIOU SALL DANS L’AFFAIRE PETROTIM

Toujours dans ce registre des dossiers au parfum de scandale qui suscitent l’inquiétude avec cette loi d’amnistie, on peut également citer le scandale des contrats pétroliers et gaziers impliquant directement Aliou Sall, frère cadet du chef de l’Etat. Dans une enquête réalisée par nos confères du média Anglais Bbc « Un scandale à dix milliards de dollars », l’ancien maire de Guédiawaye est accusé d’avoir touché 250 000 dollars en pot-devin lié à l’attribution de deux champs pétroliers et gaziers à l’homme d’affaires Frank Timis, en 2012.

Directeur général de la Caisse de dépôt et consignation (Cdc) au moment de la diffusion de cette enquête, en juin 2019, Aliou Sall tout en niant en bloque ces accusations, a annoncé sa démission à la tête de cette structure très stratégique. Loin de s’en tenir-là, le frère cadet du chef de l’Etat avait également annoncé dans la foulée de sa démission, deux plaintes pour diffamation contre la BBC au niveau international, et au niveau local, le plus rapidement possible.
Seulement, plus de trois ans aujourd’hui, rien ! Aucun acte n’a été posé par la justice dans le sens d’éclairer les Sénégalais sur cette affaire d’accusation de corruption portant sur 250 000 dollars et ce, malgré la saisine du Procureur Général de la Cour d’Appel de Dakar par le ministre de la Justice pour l’ouverture d’une enquête portant sur les mêmes faits.

DJIBRIL GNINGUE, DIRECTEUR GENERAL DE LA PACTE, MEMBRE DU GRADEC : «Une loi d’amnistie pour des personnes qui ont perdu leurs droits de vote accuserait nécessairement deux limites et faiblesses majeures»

« Même si tout le monde conviendra que la consolidation du dialogue national et l’ouverture politique, qui en sont les prérequis comme facteurs d’apaisement et de décrispation, sont à saluer dans le contexte actuel, force est cependant de constater que, dans ces conditions, une loi d’amnistie pour des personnes qui ont perdu leurs droits de vote accuserait nécessairement deux limites et faiblesses majeures qui en réduiraient considérablement la portée et le sens.

D’une part, en l’état actuel des dispositions du Code pénal, elle ne permettrait pas de trouver une solution définitive â la perte quasi automatique, des droits civiques et politiques, en cas de condamnation pénale au Sénégal. Et d’autre part, la restauration du consensus social, qui serait visée entre autres parla loi d’amnistie, se heurterait par ailleurs, aux préoccupations légitimes des acteurs et des populations, relatives à la redevabilité et à la reddition des comptes dans la gouvernance des ressources.

Cela veut dire qu’après la période indiquée par la loi d’amnistie, la question de la déchéance des droits civiques et politiques découlant de droit de toute condamnation pénale se reposerait et donc resterait entière. C’est pourquoi, nous pensons humblement, qu’il serait plus judicieux d’envisager plutôt la question, en rapport avec le nécessaire et indispensable réforme des dispositions y relatives du code pénal et du code électoral, pour qu’enfin une condamnation pénale ne puisse plus donner lieu de droit, au Sénégal, à une déchéance des droits civiques et politiques comme c’est le cas dans certains pays ».

BABACAR BA, PRESIDENT DU FORUM DU JUSTICIABLE : «Si on va vers cette loi d’amnistie, on va plaider pour qu’elle soit encadrée… »
« Nous estimons que la confiscation des droits civils et politiques ne peut pas être éternel. Autrement dit, l’acte de confiscation des droits d’une personne doit être limité dans le temps. Sous ce rapport, nous pensons qu’il était temps de restaurer les droits de vote de Karim Wade et de Khalifa Sall.
Maintenant, notre position favorable à la loi d’amnistie se justifie par le fait que cette mesure est prévue par la Constitution Sénégalaise. Donc, c’est une disposition légale qui est également utilisée par les grandes démocraties quand on veut procéder à une réhabilitation nationale.

C’est la raison pour laquelle, nous soutenons cette mesure qui n’est pas une première au Sénégal d’autant plus que le président Senghor l’avait fait adopter puis son successeur, Abdou Diouf mais aussi le président Wade.
Nous préférons cette mesure par rapport à la modification du Code électoral. Nous préférons la loi d’amnistie à la modification du Code électoral même si beaucoup de personnes proposent la revue des articles L29 et L30 du Code électoral. Car, ceux qui proposent cette modification du Code électoral oublient que cela n’est pas aussi simple.

Car, pour modifier le Code électoral, il faut un consensus de tous les acteurs politiques. On ne peut se lever un bon jour et procéder à la revue de ces dispositions, il faut une consultation de tous les acteurs à travers des concertations politiques pour permettre à tous les acteurs de donner leur avis. Ensuite, je rappelle que les articles L29 et L30 sont prévus pour empêcher les délinquants, les criminels, les gens qui sont poursuivis et condamnés pour crimes, pour des faits de vols aggravés.
Ces dispositions sont spécialement prévues pour les empêcher de briguer le suffrage des Sénégalais. Donc aujourd’hui, si vous modifiez cette disposition, on ouvre une porte à ces délinquants-là. Nous pensons que l’amnistie a une portée beaucoup plus politique dans le sens où elle va rassembler, elle va réhabiliter. Maintenant, si toutefois, on va vers cette loi d’amnistie, on va plaider pour qu’elle soit encadrée, rédigée à tel enseigne qu’elle va concerner que les mis en cause même s’il est dit que la loi est générale et impersonnelle.

On ne va pas rester là et regarder qu’on adopte n’importe quelle loi. La société civile et les acteurs politiques doivent être regardants. Nous devons faire de sorte que cette loi ne soit pas ouverte, un prétexte pour couvrir des futurs délinquants ».

Les Échos

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