Longtemps synonyme de luxe ultime, le caviar est aujourd’hui un business en pleine mutation… pour le meilleur et pour le pire. Depuis quelques années, c’en est fini des mythiques sevrugas, osciètres et belugas sauvages : les esturgeons de la mer Caspienne, principal berceau de l’or gris, ont été décimés par la pollution et le braconnage, et la CITES (convention qui régule le commerce des faunes et flores menacées) a imposé un moratoire sur la pêche du « poisson tsar ». A moins d’avoir recours à la contrebande, le caviar que l’on déguste aujourd’hui provient exclusivement d’esturgeons d’élevage. Une filière qui a besoin de temps pour s’implanter et nécessite de lourds investissements mais dont l’essor est vertigineux. Depuis le début des années 1990, l’élevage d’esturgeons s’est en effet répandu d’un bout à l’autre du globe, de la France à la Bulgarie, des Etats-Unis à la Chine, de l’Uruguay au Vietnam. La production mondiale est passée de 500 kg à 120 tonnes en douze ans. On est loin des milliers de tonnes que l’Union soviétique a pu exporter dans les années fastes (1970-1985), mais tout laisse présager que ce n’est qu’un début. Car il faut compter de six à dix ans, selon les espèces, pour que les esturgeons femelles arrivent à maturité et délivrent leurs précieux oeufs aux reflets noirs, gris ou dorés, aux notes boisées, beurrées, minérales ou fruitées selon les variétés.
Aujourd’hui, les maisons historiques comme Petrossian, Prunier, Kaspia ou Volga, qui ont fait découvrir le caviar à la France au début du xxe siècle, doivent redéfinir leurs approches marketing et leurs discours, dont les dissonances sont parfois cinglantes. Armen Petrossian, autrefois ambassadeur des grands caviars sauvages de Russie et d’Iran, martèle qu’il n’y a aucune différence entre les provenances : « Quand on parle caviar, la notion de terroir n’existe pas, assure-t-il. Ce qui fait la différence, ce sont les espèces d’esturgeons, mais aussi un savoir-faire pointu de sélection, de maturation, de sublimation. » Savoir-faire que le patron aux moustaches légendaires estime être en raréfaction dans le milieu. De son côté, la maison Prunier, rachetée en 2000 par Pierre Bergé (actionnaire du Monde), revendique la qualité du caviar d’origine française, qu’elle fut l’une des premières à exploiter du temps où les esturgeons frétillaient librement dans les eaux de la Gironde… et fustige les imports étrangers, particulièrement chinois. Après avoir connu un démarrage difficile – il avait la réputation d’avoir un goût de vase -, le caviar français est en expansion rapide. Exploitant à ce jour une seule race d’esturgeon (le Baerii, d’origine sibérienne), la production hexagonale représente le volume de 15 à 20 tonnes (un sixième du tonnage annuel mondial). Dans les Pyrénées, on promet un caviar fin et bio, grâce à la pureté des bassins, tandis qu’en Aquitaine, les exploitations se multiplient, de Caviar de France, premier à s’implanter en 1993, à Sturia, Perlita et bientôt Delpeyrat, jusque-là spécialiste… du foie gras.
Une croissance fulgurante pour un même enjeu : la « démocratisation » du caviar. Le terme peut sembler indécent, quand le moins cher des caviars reste à 1 000 euros le kilo. Il est pourtant sur toutes les lèvres. On assiste à une démocratisation par les prix (Prunier a baissé son Tradition de 40 % en 2010), par les circuits de distribution (supermarchés, Internet), mais aussi par la diversification des modes de consommation, pour appâter une clientèle plus jeune et moins fortunée. On citera les En-K de Kaviari (miniportions à manger « sur le pouce »), le « sel au caviar » de Sturia ou le caviar en feuilles pressées de Petrossian. « Le caviar est destiné à partager le destin du saumon, affirme l’auteur et critique gastronomique Jörg Zipprick. Jadis un produit courant, puis raréfié et donc noble, et enfin industrialisé. » On peut imaginer qu’à terme, sous la pression de la concurrence mondiale, les prix baissent drastiquement. « Il est envisageable que, bientôt, poursuit Zipprick, les 30 grammes de caviar coûtent 5 euros. » Ainsi dévalué, l’or gris perdrait sans doute beaucoup de son attrait, car comme disait Groucho Marx, « les gens ne mangeraient pas de caviar s’il était bon marché ». Dura luxe, sed luxe.
Camille Labro
lemonde.fr
C’est la fin d’une époque. Celle des profits éhontés!
Le passage du mode oligopole au mode concurrentiel devrait moraliser le secteur!