« Bépp làkk rafet na buy yee ci nit xel ma
Di tudd ci jaam ngor la »
« Toute langue est belle qui, de l’homme, éveille la sagacité
et qui, à l’asservi, redonne le goût de la liberté » Serigne Moussa Kâ (1883-1967), poète sénégalais.
« Pourquoi sommes-nous tant iniques à nous-mêmes? Pourquoi mendions-nous les langues étrangères, comme si nous avions honte d’user de la nôtre? » Joachim du Bellay (1522-1560), poète français.
On ne le dira jamais assez : le professeur Souleymane Bachir Diagne est une fierté pour le Sénégal voire pour l’Afrique entière. Sa contribution au capital scientifique de l’humanité est indéniable. Elle est aujourd’hui attestée par ses nombreux écrits et ses multiples conférences données çà et là à travers le monde. C’est pourquoi les griefs qui lui sont faits par certains sur le fait qu’il dirige, alors qu’il vit à New York, le Comité de pilotage de la Concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur (CNAES) nous semblent injustifiés et malvenus. Pour confondre ses détracteurs, contentons-nous de rappeler simplement que c’est en professant à Cambridge que le prix Nobel de physique pakistanais, Abdus Salam, a participé à la création de plusieurs écoles supérieures de science dans son pays et qu’il contribua notamment à la mise en place de la Pakistan Atomic Energy Commission (PAEC) qui permit à ce pays d’être parmi ceux qui sont dotés de l’arme nucléaire.
Par sa présence remarquée dans les cercles académiques du pays de l’Oncle Sam, première puissance mondiale, et ses voyages fréquents au Sénégal, Souleymane Bachir Diagne possède ce double regard riche en expériences dont le Sénégal devrait grandement tirer parti.
À notre avis, les reproches que l’on peut faire au professeur Diagne dans sa mission au sein de ce Comité sont autres. Invité de l’émission Le Grand Rendez-Vous du vendredi 22 mars 2013, le professeur a tenu certains propos relatifs à sa mission qui ont attiré notre attention et méritent qu’on s’y penche de plus près afin de soulever des questions susceptibles d’intéresser l’auditoire de cette émission grand public très prisée ainsi que l’ensemble de nos compatriotes.
Des assertions du professeur, nous avons décelé une faute logique et une faute historique sur l’interprétation et les mesures à apporter au problème de la « baisse de niveau » du français au Sénégal.
Interrogé sur le fait que les étudiants présentent en majorité des difficultés notoires d’expression en français, le professeur a parlé « d’affaissement de niveau » et en a attribué la cause au déficit d’usage des « connecteurs logiques » qui se traduit par une mauvaise argumentation tant à l’écrit qu’à l’oral. Citons-le : « …Ce ne sont pas les adjectifs et les verbes qui m’inquiètent. Ce qui m’inquiète davantage ce sont les connecteurs logiques d’argumentation… C’est quand le niveau de langage s’est affaissé à un point tel que les connecteurs logiques d’argumentation ne sont plus en place. C’est le système éducatif à ses niveaux primaire et secondaire qui devraient y répondre. Prenez une classe à peu près normale de 60 élèves… Un maître qui se trouve devant 60 élèves ne peut pas les faire parler. Le seul choix qu’il a, c’est de donner un enseignement tel que les élèves reçoivent passivement ce qu’il est en train de leur dire ou de leur dicter. L’élève ne parle donc pas dans la langue de travail; il en développe une compréhension passive. Il suffit qu’il sorte de la classe et voilà! Il ne parle plus que wolof ou mandingue ou les langues…wolof en général pour pratiquement tout le monde. Un jeune ou une jeune se retrouve donc au sortir de ces cycles sans avoir véritablement appris à produire une argumentation dans ce qui est pourtant notre langue de travail. Il n’y a pas de secret… C’est pourquoi le niveau de la langue s’est fortement affaissé.»
L’argumentaire de notre Maître Bachir Diagne qui nous a initiés et formés à la logique et à la philosophie nous semble poser plusieurs problèmes dont le moindre n’est pas celui de la pertinence des inférences telle que déployée par lui à l’occasion de cette émission de télé. En effet, à bien suivre le fil de sa pensée dans l’extrait ci-dessus, il semble insinuer qu’en dehors de la langue française on ne peut disposer des connecteurs logiques nécessaires au déploiement d’une pensée organisée puisqu’à aucun moment il n’a été envisagé de partir de ces langues que l’on parle si promptement au sortir des salles de classe pour redynamiser les connexions logiques dans la langue à apprendre. Bien entendu, le contexte des propos tenus par M. Diagne nous astreint à appliquer le principe de charité et d’honnêteté intellectuelle à notre propre tentative de réfutation et de concéder au professeur émérite que l’objet de son propos ne portait que sur la capacité à argumenter en langue française des jeunes Sénégalais et que sa mission est de rehausser autant le niveau des locuteurs du français dans notre pays que leur nombre.
En revanche, si l’on examine la déductibilité des propositions qu’il énonce à la lumière de ses cours de logique, nous nous apercevons de certaines inconsistances. En effet, si nous nous référons au manuel écrit par le professeur Diagne à l’intention des jeunes étudiants de logique que nous étions et intitulé Logique pour philosophes, publié au début des années 1990, et si nous analysons la relation qu’il établit, au-delà du fait de recevoir passivement l’enseignement du français, entre le fait de ne parler que wolof ou d’autres langues locales en dehors de la salle de classe et le fait que les élèves ne parlent pas dans leur langue de travail, on se rend compte qu’il pose des prémisses très claires, mais malheureusement en tire une conséquence qui d’un point de vue strictement logique nous semble inadaptée au contexte. En effet, si « le fait de ne parler que wolof hors de la classe implique que l’élève ne parle pas dans la langue de travail et en développe une compréhension passive. », peut-on espérer qu’en agissant sur « les connecteurs logiques d’argumentation… » on pourrait impacter sur l’antécédent, c’est-à-dire « parler le wolof et les autres langues hors de la classe » ? Ou, pourrait-on envisager que les Sénégalais cessent un jour de parler wolof ou leurs autres langues hors des salles d’étude de la langue française ?
En fait, si nous retranscrivons sous forme de modus ponens (type de raisonnement logique) les propos du Maître, nous obtenons ceci :
(P ? Q) ? P
Q
Ce qui signifie que si P ? Q (vrai) (lire P implique Q) et que l’on peut affirmer P (vrai), alors on peut déduire Q (vrai). Autrement dit, traduit mutatis mutandis en langue naturelle, si : « Le fait de ne parler que wolof hors de la classe » IMPLIQUE que « L’élève développe une compréhension passive de sa langue de travail (ce qui empêcherait les connecteurs logiques de l’argumentation de se mettre en place). » ET que « Il suffit qu’il [l’élève] sorte de la classe et voilà! Il ne parle plus que wolof ou mandingue ou les langues…wolof en général pour pratiquement tout le monde. » DONC « L’élève ne parle donc pas dans la langue de travail; il en développe une compréhension passive (il en résulte un affaissement du français). » Ce diagnostic étant posé dans les règles de l’art du raisonnement déductif, un problème survient lorsque la solution que l’on veut apporter à cette situation est, non pas d’introduire la langue qui est parlée en dehors des classes par les élèves afin d’en tirer le plus grand profit et de miser sur leur capacité à argumenter et à manier des connecteurs logiques souvent déjà acquise dans la langue qu’ils parlent le plus clair de leur temps, mais à vouloir relever le niveau de la langue seconde.
En fait, là où ce raisonnement semble pécher, à notre avis, ce n’est pas dans sa validité interne, mais plutôt dans son manque de flexibilité et d’initiative dans le contexte de la problématique posée. Car, si le modus ponens permet de produire des tautologies, il ne nous est pas d’un grand secours si nous voulons agir sur notre monde afin de trouver les solutions créatives idoines. En effet, si plutôt que de recourir au modus ponens nous faisions appel à l’abduction (autre type de raisonnement), peut-être oserions-nous franchir le pas en envisageant les choses sous un angle totalement différent.
Adoptons plutôt la forme du raisonnement abductif suivante :
Q ? (P ? Q)
P
Ce qui veut dire, dans les termes du langage naturel, que si : « L’élève ne « performe » pas en français. » ET que « Le fait que l’élève ne parle que wolof (hors de la classe) » IMPLIQUE que « l’élève ne « performe » pas dans sa langue de travail (au point que les connecteurs logiques dans cette langue ne peuvent se mettre en place). » DONC « Il faudrait que l’élève parle wolof au sein de la classe. » Autrement dit, il faudrait arrêter de n’insister que sur le français au sein de la classe ou l’élève ne réussira jamais assez bien ni dans sa langue maternelle, ni dans sa langue de travail.
Ce qui signifie que c’est peut-être en procédant au renversement que nous rechignons à opérer que nous réglerons la question du problème des connecteurs logiques de l’argumentation ainsi que celle de la baisse de niveau, tant en français que dans les autres langues étrangères éventuellement (à moins, bien entendu, de considérer que ces connecteurs n’existent pas dans les langues locales sénégalaises). Alors, la conséquence qu’il faut tirer de cela, comme perspective heuristique à notre modèle de raisonnement abductif, serait non pas de se limiter au constat que l’élève ne parle pas dans sa langue de travail et de vouloir trouver d’autres stratagèmes plus traumatisants et plus coûteux les uns que les autres pour leur inoculer le français coûte que coûte, mais plutôt d’avancer l’idée que « Si l’élève ne parle que wolof hors de la classe, peut-être faudrait-il lui parler wolof dans la classe, afin de stimuler sa maîtrise des connecteurs logiques dans la langue qu’il connaît déjà pour mieux transférer cette compétence acquise plus aisément dans une autre langue. ».
D’un autre côté, si nous nous intéressons de plus près au cas du français en France, on sait que malgré le fait que le français soit parlé partout dans ce pays, des ouvrages paraissent régulièrement pour s’inquiéter de la baisse récurrente et constante du niveau des élèves. Rappelons-nous le livre de Jean-Paul Brighelli au titre évocateur : La Fabrique du crétin (Jean-Claude Gawsewitch, 2005).
En procédant à une analyse comparative de la baisse de niveau de français avec la France elle-même, force est de constater une baisse de niveau chiffrée autant en français qu’en mathématiques. En effet, à la question posée également par l’article d’Ermance Musset de la revue Sciences humaines : « Les élèves d’aujourd’hui en savent-ils moins que la génération précédente?? », l’étude intitulée «?Lire, écrire, compter?: les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007?» réalisée par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) conclut qu’en lecture «?deux fois plus d’élèves (21?%) se trouvent en 2007 au niveau de compétence des 10?% d’élèves les plus faibles de 1987?». En orthographe, les 10,7 fautes moyennes de 1987 sont devenues 14,7 en 2007 et les 26?% qui faisaient plus de 15 erreurs il y a vingt ans sont aujourd’hui 46?%. Et, le niveau au collège n’est pas meilleur, comme en attestent les évaluations régulières menées par le mouvement « Sauver les lettres ». En effet, selon eux, en orthographe et lecture, à la session 2008, à peine 14?% des jeunes collégiens français obtiennent la moyenne et 58?% zéro, alors qu’en 2000 seuls 27,95?% des copies étaient concernés par cette mauvaise note. Selon Musset, « Si le niveau des élèves ne se mesure pas à l’aune de leur seul score en orthographe, ailleurs ce n’est pas forcément mieux. Loin de sauver la mise, Pisa – l’évaluation commune à 30 pays de l’OCDE – enfonce le clou en mesurant que la proportion de jeunes de 15 ans les plus en difficulté de lecture est passée de 15,2 à 21,7?% entre 2004 et 2007. Sur une échelle où la moyenne est de 500 points, la compréhension de l’écrit des jeunes Français est tombée elle de 508 à 488 entre 2000 et 2006 (…). »
Au vu de ces études, il apparaît clairement que le niveau des élèves en France est moins bon qu’il y a vingt ans, dix ans ou même quelques années. La solution préconisée dans ce pays afin de limiter ces « bouleversements étant évidemment de maintenir une maîtrise suffisamment fine de sa langue maternelle pour bâtir d’autres savoirs dessus… »
Peut-on supposer que c’est parce que les étudiants français ne parlent pas cette langue à la sortie de leurs écoles qu’il y a un « affaissement du niveau de français » (et pas seulement) en France ? Parce que si ce n’est pas le cas, alors cela voudrait dire objectivement que le fait que le français ne soit pas parlé hors des classes au Sénégal ne peut pas être une explication qui impliquerait logiquement l’affaissement du niveau de français dans notre pays. En effet, si l’on se réfère une fois de plus à nos lointains cours de logique avec le professeur Diagne, le seul cas de fausseté de l’implication est celui où l’antécédent est vrai et le conséquent faux. Or ici, on voit bien que si la baisse du niveau de français peut être constatée, la raison avancée pour expliquer celle-ci est moins évidente. Car, si parler français en dehors de l’école devait impliquer un redressement du niveau de français, alors comment se fait-il que les Français eux-mêmes peinent à donner un bon niveau de leur langue à leurs propres enfants ?
Enfin, si nous appliquons une autre forme de raisonnement déductif aux arguments avancés lors de cette émission par notre maître et non moins président du Comité de pilotage de la CNAES, le modus tollens, nous aboutissons au résultat suivant :
(P ? Q) ? ?P
?Q
Ce qui signifie que si P ? Q (lire « P implique Q ») et que l’on peut affirmer ?P (il faut lire « non P »), alors on peut déduire ?Q (il faut lire « non Q »). Autrement dit, si : « Le fait de ne parler que wolof hors de la classe IMPLIQUE que « L’élève développe une compréhension passive de sa langue de travail. » ET que « Quand l’élève sort de la classe il ne parle que français. » DONC « L’élève qui ne parle que dans sa langue de travail (le français en l’occurrence) en développerait une compréhension active. » Ce que nous venons de dire sur la situation en France nous interdit une telle inférence.
Par ailleurs, parler même d’« affaissement de niveau » du français est inapproprié au Sénégal et révèle une faute historique. C’est une vieille rengaine qui est souvent revenue au cours de l’histoire scolaire du Sénégal, et qui traduit en réalité un mauvais choix de système. Les linguistes sénégalais – Moussa Fall de l’UCAD en particulier – qui se sont penchés sur cette question de baisse de niveau supposée, relèvent un mythe plutôt qu’une réalité objective. Autrement dit, il n’y a jamais eu de baisse de niveau, mais un problème qui est inhérent au système d’enseignement du français.
Déjà en 1825, donc au début de l’enseignement de cette langue, on notait qu’« Il n’y a pas un seul élève sur 125 qui sut réellement le français ». Le gouverneur Jean Guillaume Jubelin (1787-1860) confirmera cette conclusion un peu plus tard en avançant que : « Fort peu d’habitants savent écrire et parler correctement notre langue. La langue wolof règne exclusivement dans la colonie et même les enfants européens parlent wolof au moins autant que le français. »
Les rapports suivants arrivèrent au même constat. Même l’implication des Frères Ploermel et des Sœurs Saint-Joseph de Cluny ne permirent pas de modifier la donne malgré le fait que les enseignants aient interdit l’usage des langues locales au sein des classes et appliqué les mêmes méthodes qu’en France, y compris l’usage humiliant du « jeu du symbole ». Six ans après l’arrivée des Frères et des Sœurs, force était de constater, comme le rapporte Moussa Fall que « l’enseignement est donné dans une langue inconnue et que les résultats sont de pure forme et se perdent dans le psittacisme. Leur seule raison d’être satisfaits c’est que l’écriture est impeccable. »
L’arrêté n° 85 du 28 février 1870 ainsi que la circulaire de 1896 du gouverneur Louis Chaudié abondèrent dans le même sens. Le directeur de l’École normale de Saint-Louis en vient même à affirmer dans un rapport de 1913 que « La lacune c’est toujours le français. Très peu le parlent correctement, la plupart ne savent pas le lire, encore moins l’écrire. »
La liste est loin d’être exhaustive. Il faudrait tout un ouvrage pour énumérer toutes les difficultés notées dans l’enseignement du Français au Sénégal.
Toutes ces lacunes ont été condensées par l’ex-directeur de L’INEADE (l’Institut national d’étude et d’action pour le développement de l’éducation) Cheikh Aw en 1999 dans la préface à l’étude titrée « Évaluer et comprendre pour mieux agir en classe ». Il dressa un portrait peu reluisant de l’enseignement du français : « Plus de 90% des élèves du CEM2, écrivait-il, possèdent une connaissance insuffisante ou très insuffisante de la langue française écrite, au regard des questions posées et des ambitions du curriculum. Le constat qui se dégage des résultats globaux est la faiblesse des élèves en français écrit, quel que soit le niveau considéré. On constate que les scores les plus faibles sont enregistrés en expression écrite et en compréhension de texte et en conjugaison sans emploi du métalangage. »
Deux situations ont permis d’assurer un succès relatif de l’enseignement du français au cours de l’histoire. C’est d’une part, quand l’accent a été mis sur la formation d’une élite plutôt que sur le groupe. Ce résultat très mitigé, obtenu après les indépendances, a toutefois été acquis grâce à « l’énorme travail de quelques maîtres d’élite et aussi à l’ardeur, à la persévérance, à l’obstination même d’une poignée d’écoliers qui, mal aidés qu’ils sont savent gagner leur destin ». Cette élite post-indépendances était consciente et surtout motivée par le fait que « parler un bon français garantissait un emploi enviable ». D’autre part, le niveau a été jugé satisfaisant chaque fois que le bilinguisme « français-langues locales » a été instauré. Le premier à l’avoir tenté avec succès fut Jean Dard au sein de la première école française du Sénégal à Saint-Louis. Son succès était tel qu’il recommanda « que les noirs soient instruits dans leur langue maternelle ». Malgré sa réussite, Jean Dard ne reçut pas l’appui des autorités qui lui rappelèrent que les Français étaient surtout là pour assimiler les indigènes et non pour valoriser les cultures locales.
Ces lacunes constatées dans l’enseignement de la langue française ont été à l’origine de la création du projet dénommé « École et Langues nationales en Afrique » (ELAN). Ce projet financé par l’Agence française de développement (AFD) et le ministère des Affaires étrangères français avec comme opérateur l’Organisation internationale de la Francophone (OIF) a été initié dans 8 pays d’Afrique dont le Sénégal. L’idée est de renouer avec la langue première de l’enfant qui ne peut être ignorée. Cette langue reste un allié puissant, un catalyseur d’apprentissage de la langue secondaire qu’est le français.
En clair, on en revient aux leçons de Jean Dard afin de favoriser l’apprentissage du français en perte de vitesse et mal assimilé, en passant par la langue maternelle.
En réalité, il y a une résistance au français que la CNAES ne doit pas ignorer. Il y a un « substrat culturel » qui resurgit et sort ses griffes à chaque fois qu’il est nié. Faisant d’ailleurs allusion à cette résistance, le professeur Oumar Sankharé de l’U.CAD, un des grands représentants de la langue française au Sénégal et dont l’agrégation dans la grammaire de cette langue a été célébrée en grande pompe, a récemment déclaré, le cœur amer, que « Lorsque l’on demande à certains Sénégalais pourquoi ils ont autant de réticence à s’exprimer en français, ils donnent des justifications politiques. Ils affirment que ce n’est pas la langue du Sénégal. Un étrange nationalisme s’est développé ces dernières années. »
Nous pensons que la maîtrise des ressources communicationnelles est un enjeu majeur de développement. Se demander dans quelle langue enseigner est une question primordiale et l’exemple des pays émergents est là pour nous rappeler que les langues locales ne doivent être minimisées dans l’acquisition de la science.
Ce n’est pas parce que quelques élèves réussissent brillamment dans le système actuel qu’il est viable. Quel que soit le système d’éducation, même le pire au monde, il se trouvera toujours des bêtes à concours, des « débrouillards » qui sauront tirer leurs épingles du jeu.
La langue française est parlée seulement par environ 20% de la population. Peut-on faire du développement, même en ayant introduit les stem (Science, Technology, Engineering and Mathematics) comme le veut la CNAES, quand l’élite parle la langue d’une population autre que celle de leurs propres compatriotes? La question préalable et incontournable pour des réformes réussies est celle de savoir si un enfant, durant ses années d’apprentissage, réussit mieux dans sa langue première que dans une langue d’emprunt.
Alors que même l’UNESCO et de plus en plus d’organismes nationaux et internationaux ont pris conscience du fait que « le concept de langue maternelle est complémentaire de celui de multilinguisme » et qu’ils s’efforcent de les promouvoir, « en encourageant l’acquisition d’au moins trois niveaux de compétences linguistiques, une langue maternelle, une langue nationale, et une langue véhiculaire », qu’est-ce qui explique qu’au Sénégal on tient absolument à ce que ça ne soit que le français ?
Étant donné qu’il n’y a jamais eu de baisse de niveau, mais plutôt un problème intrinsèque au système d’enseignement du français; étant donné que le français est considéré malgré plus de deux siècles (la ville de Saint-Louis a fêté le tricentenaire de sa fondation) de présence comme « une langue étrangère et seconde » (c’est ce qui ressort des Instructions n° 691 du 19 janvier 1978 du Ministère de l’Éducation nationale), doit-on continuer à parler de « baisse de niveau »? Ne devrait-on pas plutôt tenter de manière plus volontariste l’aventure des langues locales, d’autant plus que l’état des recherches en la matière est jugé suffisant?
Une grande spécialiste des langues nationales, la linguiste Aram Fal de l’IFAN, nous apprenait qu’il était temps pour notre pays d’oser le saut, car « Actuellement, soutenait-elle, les recherches ont atteint un niveau qui nous permet quand même de passer à l’action. Il y aura toujours des recherches à faire, mais cela c’est le domaine de la finition si vous voulez. C’est au moment de l’application qu’on verra les lacunes, les insuffisances, etc. mais au moment précis, où nous sommes, je pense, que les recherches ont vraiment atteint ce niveau, à partir duquel on peut passer à l’action. »
Cette déclaration d’Aram Fal date d’il y a vingt-cinq ans déjà!
Thierno Guèye
Khadim Ndiaye
Diplômés du Département de philosophie de Dakar
Montréal, Canada