Voici pourquoi les indicateurs de croissance explosive de l’Afrique sont exagérés.
Des taux de croissance élevés et l’augmentation de l’investissement étranger en Afrique laissent entendre au grand public que le continent serait en passe de devenir le prochain moteur économique mondial.
Cette idée d’une «Afrique émergente» a surtout été mise en avant dans de récents articles en couverture des magazines Time et The Economist.
Pourtant, ces deux publications font une analyse erronée des perspectives de développement économique de l’Afrique —et les raisons de leur erreur en disent beaucoup sur la manière problématique dont nous appréhendons le développement économique des pays, à l’ère de la mondialisation.
Les deux articles ont recours à des indicateurs inutiles pour évaluer le développement économique de l’Afrique. Ils brandissent la récente croissance élevée du PIB africain, l’augmentation du revenu par habitant et l’explosion des téléphones portables et des services bancaires par téléphone comme preuves que l’Afrique se «développe.»
Critères de développement biaisés
Le Time évoque la croissance dans des secteurs comme le tourisme, le commerce de détail et la banque, et cite des pays qui viennent de découvrir de nouveaux gisements de pétrole et de gaz. The Economist souligne l’augmentation du nombre de milliardaires africains et du commerce entre l’Afrique et le reste du monde.
Mais, ces indicateurs ne donnent qu’une image partielle de la bonne santé du développement —en tout cas, dans le sens qui lui est donné depuis quelques siècles. De l’Angleterre de la fin du XVe siècle jusqu’aux Tigres asiatiques de plus récente renommée, le développement est généralement compris comme un synonyme d’«industrialisation».
Les pays riches ont compris depuis longtemps que si l’économie ne sort pas des activités-impasses qui ne font que perdre en rentabilité avec le temps (principalement l’agriculture et les activités extractives comme l’exploitation minière, du bois et la pêche) pour s’orienter vers des activités de plus en plus rentables (l’industrie de transformation et les services), alors on ne peut pas vraiment parler de développement.
Ce qui est frappant dans les deux articles cités ci-dessus, c’est qu’ils ne mentionnent ni le secteur secondaire, ni même sa troublante absence en Afrique. Ce qui confirme une fois encore à quel point l’idée d’industrialisation comme signe de développement a été totalement abandonnée au cours des dernières décennies.
Les sciences économiques prônant le libre échange en sont venues à conseiller aux pays pauvres de se cantonner à leurs secteurs primaires de l’agriculture et des activités extractives et de «s’intégrer» tels quels dans l’économie mondiale.
Aujourd’hui, pour de nombreux défenseurs du libre échange, la seule augmentation du PIB et une augmentation des volumes des transactions commerciales sont synonymes de bon développement économique. Mais augmentation de la croissance et du commerce et développement, ce n’est pas la même chose.
Par exemple, même si un pays africain comme le Malawi voit augmenter son PIB et ses volumes d’échanges commerciaux, cela ne veut pas dire que la part de l’industrie et des services dans le PIB a augmenté.
Le Malawi a pu voir ses exportations et ses profits augmenter grâce à ses ventes de thé, de tabac et de café sur les marchés mondiaux, il n’en reste pas moins une économie largement primaire qui ne se dirige que très peu vers une intensification de l’industrialisation ou la création d’emplois à forte main-d’œuvre, nécessaires pour que l’Afrique se mette à «émerger».
Ainsi, ne pas mentionner l’industrialisation fausse la plupart des comparaisons entre la croissance de l’Afrique et de l’Est asiatique. Par exemple, l’article du Time, qui suggère que «au cours des quelques décennies qui s’annoncent, des centaines de millions d’Africains vont probablement être tirés de la misère, tout comme des centaines de millions d’Asiatiques l’ont été au cours de ces dernières décennies», cite le fossé qui s’est ouvert entre riches et pauvres en Chine et en Inde pour prévenir que les inégalités pourraient aussi poser un problème à mesure que l’Afrique progresse.
L’article de The Economist évoque, quant à lui, un rapport de la Banque mondiale exposant que «L’Afrique pourrait être au bord d’un décollage économique, tout comme la Chine il y a trente ans,» notant que, dans les deux cas, une population massive de jeunes travailleurs était immédiatement disponible pour dynamiser la croissance.
Il évoque aussi l’importance de l’éducation:
«Sans une meilleure éducation, l’Afrique ne peut espérer imiter le miracle asiatique.»
Une industrailisation poussive
Il existe naturellement plusieurs indicateurs offrant une image plus précise du développement, ou pas, de l’Afrique. On peut regarder si la part du secteur industriel dans le PIB a pris de l’ampleur ou si la valeur ajoutée manufacturière (VAM) des exportations a augmenté.
Dans ces cas-là, la comparaison entre Afrique et Est asiatique est réellement révélatrice—comme le montre un récent rapport de l’ONU qui décrit une image bien moins flatteuse des perspectives de développement de l’Afrique.
Ce rapport révèle que, malgré certaines améliorations dans quelques pays, la majorité des pays africains stagnent ou régressent en termes d’industrialisation.
La part de la VAM dans le PIB africain est tombée de 12,8%, en 2000, à 10,5% en 2008, tandis que dans l’Asie en plein développement, elle est passée de 22% à 35% sur la même période.
On a également assisté au déclin de l’importance des biens manufacturés dans les exportations africaines, dont la part dans les exportations totales de l’Afrique est tombée de 43% en 2000 à 39% en 2008.
En termes de croissance industrielle, si la plupart ont stagné, 23 pays africains ont connu une croissance négative de la VAM par habitant pendant la période 1990-2010, et seulement cinq pays ont réussi à connaître une croissance de la VAM par habitant supérieure à 4%.
Le rapport révèle aussi que la part de l’Afrique reste marginale en termes de commerce mondial des produits manufacturés. Sa part de la VAM mondiale est même passée d’un déjà dérisoire 1,2% en 2000 à 1,1% en 2008, tandis que celle de l’Asie en développement a augmenté de 13% à 25% sur la même période. La part africaine des exportations mondiales de produits manufacturés est passée de 1% en 2000 à seulement 1,3% en 2008.
L’Afrique perd aussi du terrain dans le secteur manufacturier à fort besoin de main d’œuvre: sa part d’activités peu technologiques dans la VAM est tombée de 23% en 2000 à 20% en 2008, et la part des exportations de produits manufacturés peu technologiques dans le nombre total des exportations de bien manufacturés africains a dégringolé de 25% en 2000 à 18% en 2008.
Enfin, l’Afrique reste lourdement dépendante des industries d’exploitation des ressources naturelles, ce qui indique à la fois son faible niveau de diversification économique et le faible niveau de sophistication technologique de sa production.
La part des produits manufacturés basés sur les ressources dans les exportations totales de produits manufacturés africains n’a que faiblement réduit ces dernières années, pour passer de 52% en 2000 à 49% en 2008. Dans l’Est asiatique et le Pacifique, ce chiffre est tombé à 13% en 2008.
De telles statistiques et comparaisons avec l’Est asiatique ne cadrent naturellement pas du tout avec la version admise d’une «Afrique émergente.»
Un récent rapport de la Banque africaine de développement arrive à la même conclusion.
«La croissance de l’Afrique semble se concentrer sur une gamme limitée de matières premières et sur les industries minières, peut-on y lire. Ces secteurs ne génèrent pas les opportunités d’emploi qui permettraient à la majorité de la population d’en partager les bénéfices. Ce phénomène tranche de façon très contrastée avec l’expérience asiatique, où la croissance du secteur industriel à fort besoin de main-d’œuvre a contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté…»
Le rapport continue en soulignant que «promouvoir une croissance globale signifie… élargir la base économique au-delà des industries minières et d’une poignée de matières premières du secteur primaire.»
Cet argument n’a pas échappé au candidat présidentiel ghanéen Nana Akufo-Addo, qui avertit:
«Il y a une trentaine d’années, certaines nations africaines, à commencer par le Ghana et l’Ouganda, ont mis en place des réformes libérales pour contenir leur déclin économique. Mais dans de nombreux cas nous avons ouvert nos marchés à la compétition mondiale alors qu’au-delà des industries minières, nous n’avions rien pour rivaliser. Alors si la part des projets d’investissements directs à l’étranger du continent a constamment augmenté au cours des dix dernières années, une grande partie de cet investissement n’a fait qu’accentuer les déficits structurels de nos économies.»
Aujourd’hui, de nombreux pays africains ont besoin de politiques industrielles, comme des mesures protectionnistes temporaires, des crédits subventionnés dans les domaines technologique et de l’innovation, s’il veulent voir leur secteur secondaire décoller un jour.
C’est vrai pour les mêmes raisons que cela le fut pour le Royaume-Uni et les autres nations qui ont réussi leur industrialisation. Mais, selon, l’idéologie dominante actuelle prônant le libre-échange et le libre-marché, beaucoup de ces politiques cruciales sont condamnées comme étant de «mauvaises interventions de l’Etat».
Les donateurs bilatéraux et multilatéraux y sont opposés (et structurent leurs conditions de prêt en conséquence). Les accords de l’OMC et les nouveaux accords régionaux de libre échange (ALE), tout comme les traités bilatéraux d’investissement (TBI) entre pays riches et pays pauvres les interdisent fréquemment.
Les détracteurs des politiques industrielles citent à raison des cas historiques où celles-ci ont raté leur coup dans des pays en développement. Mais ils ont aussi souvent la critique sélective, choisissant d’ignorer les cas de réussite et omettant d’expliquer pourquoi ces politiques industrielles ont si bien marché aux Etats-Unis, en Europe et dans l’Est asiatique tout en échouant si lamentablement en Afrique et ailleurs.
Des années 1950 aux années 1970, tout particulièrement en Afrique et en Amérique Latine, beaucoup de politiques industrielles ont échoué parce qu’elles étaient utilisées à mauvais escient, mal organisées, et souvent dominées par des intérêts politiques ou la corruption plutôt que par des analyses économiques ou sur une stricte base d’efficacité.
En Amérique latine, très souvent les politiques industrielles sont restées trop longtemps en place et étaient trop concentrées sur de petits marchés internes, négligeant le besoin de développer la compétitivité internationale.
En revanche, les institutions politiques et économiques des pays est-asiatiques avaient tendance à faire appliquer des règles plus strictes pour les subventions aux industries et les mesures protectionnistes, dont elles se voyaient privées quand elles échouaient à atteindre leurs objectifs de performance.
Leurs stratégies d’industrialisation avaient également adopté une approche plus ouverte sur l’extérieur.
Un chômage toujours rampant
Ce qui importe, c’est que cette histoire en dit plus sur la manière dont les politiques industrielles doivent être mises en place qu’elle ne pose la question de savoir si elles doivent l’être.
Mais certains pays se rebellent de plus en plus contre ce genre de contraintes. Des coalitions de pays en développement à l’intérieur de l’OMC, comme le G33 et l’AMNA 11, demandent plus de temps pour mettre en place la libéralisation de leur commerce et d’avantage d’exonérations pour pouvoir augmenter leurs droits de douane quand leur agriculture nationale ou leur industrie manufacturière est menacée par des afflux d’importations meilleur marché.
Ce problème du manque «d’espace politique» nécessaire a été souligné dans un récent rapport de l’Africa Progress Panel, présidé par l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan.
Le Panel fait part de ses inquiétudes au sujet de l’Accord de partenariat économique (APE) proposé par l’Union européenne, qui vise à soumettre l’accès des produits africains aux marchés de l’Union européenne à la condition que l’Afrique élimine ou réduise les droits de douane de 80% des importations issues de l’Union européenne.
Le rapport suggère que cela serait hautement nuisible pour les industries nationales.
Si les pays africains ont désespérément besoin d’espace politique pour pouvoir adopter des politiques industrielles, les pays riches imposent des conditions de prêts et des accords commerciaux et d’investissement qui les en empêchent, tout en glosant joyeusement sur «l’émergence de l’Afrique».
L’idée même d’industrialisation a tout bonnement disparu du programme officiel de développement. Et pourtant, si nous continuons tous à nous référer régulièrement aux pays riches de l’OCDE comme à des pays «industrialisés», il y a une raison.
Malgré des gains importants dans l’industrie des services et le domaine du revenu par habitant, l’Afrique n’est toujours pas en train d’émerger, et les services ne suffiront pas à eux seuls à créer suffisamment d’emplois pour absorber les millions de jeunes chômeurs des zones urbaines en plein développement d’Afrique.
A la place, il faut prendre des mesures pour réviser les accords de l’OMC et les nombreux accords commerciaux et traités d’investissements bilatéraux en cours de négociation pour que l’Afrique ait la liberté d’adopter les politiques industrielles qui lui sont nécessaires pour faire de vrais progrès.
Rick Rowden (Foreign policy)
Traduit par Bérengère Viennot
slateafrique.com
Article tres interessant. Est ce le developpement est possible sans industrialisation? voila la question directe et frontale que les dirigeants Africans doivent repondre.