Moustafa Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, dans une de ses nombreuses sentences susceptibles d’inspirer la philosophie politique a dit que « l’homme politique qui a besoin des secours de la religion pour gouverner n’est qu’un lâche! [… ] Or, jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l’État ». Cette thèse re reflète pas seulement une préférence pour la laïcité de la république, elle nous incite surtout à réfléchir sur la fonction hautement mystificatrice de la religion lorsqu’elle est utilisée comme simple instrument dans l’action politique. On ne comprend pas comment des croyants qui ont librement consenti de vivre dans un État laïc, peuvent, lorsque les enjeux du moment tournent d’une façon qui les dépassent, évoquer la religion comme solution ou comme clé de compréhension de leurs propres turpitudes. Pourquoi n’évoquer la religion que pour des cas particuliers alors qu’elle a une approche holistique de l’existence humaine ?
Les actes et choix politiques dans une république laïque ne peuvent avoir leur fondement que dans une sphère commune à tous les citoyens, à savoir la raison. Si même la compréhension du discours religieux requiert l’usage de la raison, c’est la preuve que les membres d’une communauté humaine se trahiraient eux-mêmes s’ils abdiquaient de cette faculté sous prétexte d’un quelconque décret divin. Même dans un pays réputé théocratique comme l’Iran, le jeu démocratique donne aux citoyens la liberté de choisir leur président. Pourquoi les Iraniens n’économiseraient-ils pas de l’argent en se référant seulement à la sentence de l’imam Khamenei ?
C’est à se demander même si les propos de Madické ne constituent pas une forme de blasphème : dire que Serigne Touba a « élu » tous les présidents Sénégalais, c’est assurément prétendre que pour les dernières élections, la ville sainte de Touba est entrée en contradiction avec la volonté du saint… Si on suit la logique de Madické Niang, les rois d’Arabie saoudite également seraient « couronnés » par le prophète Muhammad ? Si tel est le cas, ne devrions-nous pas seulement laisser les gouvernants gouverner, puisque c’est Dieu qui les a institués ? Rousseau a toujours rétorqué à ceux qui défendent la thèse de l’origine céleste du pouvoir que c’est certes Dieu qui donne le pouvoir, mais c’est lui aussi qui donne la maladie : est-ce une raison pour le croyant de ne pas se soigner en cas de maladie ?
Dans l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, il y a une phrase dont la portée humaniste est rarement exploitée : « la liberté d’aimer ou de haïr Dieu est l’ultime don de Dieu que nul ne peut enlever à l’homme ». Ce propos inspire la tolérance et la foi en l’homme. Si Dieu n’a voulu faire de nous ni des anges ni des automates ou des animaux, Lui seul en connaît la raison, mais cela doit inciter à la méditation sur notre mission sur terre. L’on devrait donc se demander quelle est, en fin de compte, l’utilité de la raison si pour faire les choses les plus rationnelles et les plus humaines nous devrions attendre le décret divin ? Dieu nous aurait-il donné la raison pour nous la reprendre par on ne sait quelle jalousie ?
En écoutant certains hommes politiques sénégalais parler, on ne peut pas ne pas se demander s’ils sont toujours conscients de la nature du lien qui garantit notre vie en communauté. La communauté nationale est faite de différences qui se subsument dans une unité toujours construite, mais jamais achevée : d’où sa constante et invincible fragilité. Les chapelles religieuses ou confrériques ne peuvent pas, du moins dans un pays dit laïc, avoir un ascendant sur la nation et sur la république. Voilà pourquoi nous devrions être très circonspects dans nos références à ces choses en ce qui concerne la vie politique. Les blessures engendrées par le sentiment d’intolérance ou de mépris de la foi d’autrui sont difficiles à cicatriser et elles se gangrènent très vite.
Heureusement que Madické Niang n’a fait qu’interpréter les propos de son guide religieux, et comme ce n’est qu’une interprétation, d’autres pourraient lui être opposées à condition qu’il ne se sente pas offensé par ces dernières. Mais qui pourrait nous le garantir ? Il faut éviter de chercher à fonder les bases de la compétition démocratique sur les contingences religieuses : ça peut mener à tout sauf à la paix et à la concorde.
Alassane K. KITANE