« Bienvenue dans ma petite Silicon Valley ! » Mamadou Dramé esquisse un dunk sur le petit panier de basket accroché au-dessus de la porte de la cuisine. Ici, pas de grandes fermes de serveurs ou d’interminables open space remplis d’ordinateurs. Juste un deux-pièces proprement aménagé en bureau de start-up dans une cité nouvelle de la banlieue de Dakar. Deux grandes tables et trois ordinateurs portables suffisent. La Silicon Valley, c’est avant tout un état d’esprit. Et cet entrepreneur de 30 ans fait tout son possible pour le cultiver à son échelle.
Bouc bien taillé, chemise cintrée dont il a retroussé les manches, Mamadou Dramé est l’un des jeunes pionniers des nouvelles technologies dans l’éducation sénégalaise. Il est le fondateur de Digital School Technologies, seule entreprise de la région spécialisée dans l’implémentation de logiciels d’éducation et de platesformes de formation en ligne dans les universités. Depuis l’adolescence, Mamadou a deux passions : les ordinateurs et l’Amérique. Celle des luttes sociales de Martin Luther King et de Malcolm X, mais aussi celle de l’innovation technologique de Bill Gates et de Steve Jobs. « J’étais attiré par le modèle éducatif américain qui mettait en avant les compétences plutôt que la théorie. Je voulais créer, et il me semblait que les Etats-Unis étaient la seule terre d’opportunité qui me le permettrait. Dans mon entourage on me prenait pour un fou mais j’étais convaincu que là-bas je pourrai trouver d’autres fous comme moi. »
« Système avant-gardiste »
Mamadou Dramé a grandi à Abidjan dans une famille qui déménageait régulièrement. Après un bac au Bénin, il n’a qu’une idée en tête : les universités américaines. Mais le coût exorbitant des études outre-Atlantique l’oblige à renoncer. La France, son second choix, est elle aussi au-dessus des moyens de ses parents, qui préféraient le voir travailler et ouvrir une échoppe au marché. Ses sept grands frères ont tous dû écourter leur éducation pour soutenir financièrement la famille. « Je voulais leur montrer que les études et l’entreprenariat étaient aussi une voie de réussite. »
Il se décide alors pour le Sénégal, qu’il voyait « comme un tremplin », avant de partir rebondir en Amérique. Mais il fera finalement l’intégralité de ses études à Dakar. « La formation était bonne, le système très favorable, voire avant-gardiste pour la région », soutient-il. Il intègre en 2008 l’école de commerce CESAG, à Dakar. Il s’étonne de l’archaïsme de la bureaucratie. « Lorsqu’on s’inscrit à l’université en Europe ou en Amérique, toute la démarche se fait en ligne. En Afrique, il faut encore aller chercher un volumineux dossier à remplir à la main, qui se perd, qui coûte cher et qui est peu efficace. »
Une frustration qui se transforme en révélation. « Pourquoi, dans un pays au système éducatif avancé comme le Sénégal, le virage informatique et technologique avait-il été manqué ? Je me suis dit qu’il y avait ici une faille que je pourrais combler. » En 2008, pour faciliter l’insertion professionnelle des diplômés, il lance le premier réseau social de son école. Nommé Asema, il permet aux étudiants de se réunir dans une communauté en ligne et d’accéder à des offres d’emploi. Ce premier projet, lancé deux ans seulement après l’ouverture de Facebook au public, lui permettra de décrocher son premier job « sérieux ». Un poste de manager financier dans une entreprise régionale de technologies de l’information et de la communication, dont il voit l’annonce passer parmi les dizaines qu’il épluche quotidiennement avant de les publier sur Asema.
Microsoft, Google et Obama
En 2011, il lance Web Corner, le premier forum des nouvelles technologies appliquées à l’éducation au Sénégal. En discutant avec les grands du secteur comme Microsoft, Samsung, Oracle ou Internet Society, il se rend compte que ces derniers cherchent à déployer en Afrique des solutions informatiques novatrices pour l’éducation, mais qu’ils ne trouvent pas d’entreprises pour les aider à implémenter ces logiciels dans les écoles.
« J’ai donc décidé de fonder Digital School Technologies. Une start-up qui fera le pont entre les éditeurs et le monde de l’enseignement afin de permettre aux écoles sénégalaises d’entrer dans l’ère numérique. » En 2013, il obtient son premier contrat avec Microsoft pour déployer leurs logiciels éducatifs dans trois établissements sénégalais. Son nom circule et finit par remonter jusqu’aux oreilles de Google, qui veut aller le voir dans ses bureaux. « A l’époque, avec mon associé, nous n’avions pas de bureau. Alors j’ai donné l’adresse de chez moi. En deux jours, j’ai transformé mon petit studio d’étudiant en local de start-up. » Le représentant de la firme américaine lui signera un bon de commande de 25 000 dollars pour déployer ses suites éducatives dans dix universités du pays.
Après Google, les succès s’égrènent. Il remporte un hackathon, une compétition de développeurs, en créant une application mobile pour lutter contre Ebola. En 2014, il est sélectionné avec 500 jeunes Africains prometteurs parmi 50 000 candidats pour participer à un programme organisé par Barack Obama : le Mandela Washington Fellowship. « Alors que je me battais depuis mes douze ans pour me rendre aux Etats-Unis, en vain, l’ironie du sort a voulu que ce soit eux qui viennent à moi. »
Là-bas, pendant six semaines, il fréquente l’Université de Notre-Dame-du-Lac en Indiana, visite les locaux d’IBM, d’Oracle, de Google et rencontre les entrepreneurs qui le fascinaient adolescent. « Le programme nous a surtout appris à renforcer notre confiance, à croire en nos projets et en notre capacité de changement, avance-t-il. J’avais jusque-là conservé mon emploi de manager pour la sécurité financière. Dès que je suis rentré au Sénégal, j’ai démissionné. Et je pense avoir bien fait, car, l’année suivante, j’ai multiplié mes revenus par cinq. »
« Un pur produit africain »
Seul de sa famille à avoir fait des études supérieures, il se dit « conscient de sa chance », mais pas privilégié pour autant. « Ma fierté, c’est d’avoir dû payer une bonne partie de mes études en travaillant à côté. Il y a eu des moments très difficiles. J’ai dû quitter des logements par manque de moyens. » Il finance désormais les études de quatre de ses neveux.
En plus de sa société, il a aussi lancé sa fondation, Africa School, qui offre des ordinateurs et des tablettes aux jeunes et leur apprend les rudiments du code informatique. « La programmation est le langage de demain, mais presque personne ne l’enseigne en Afrique », clame-t-il. Son rêve est de créer un nouveau concept d’école où, après le bac, les jeunes viendront se former à court terme sur des métiers. « J’en ai marre de voir des cursus qui forment pendant des années des ingénieurs en informatique qui sont ensuite incapables de créer quelque chose de potable parce qu’on a trop privilégié la partie technique au détriment de la partie managériale et créative. »
Depuis son studio à Dakar, Mamadou Dramé voit grand. Après le Sénégal, il a conquis ces deux dernières années des écoles et des clients au Niger, au Burkina Faso, au Cameroun et lancé une filiale dans sa Côte d’Ivoire natale. « Je ne veux pas créer une entreprise pour un seul pays, dit-il. Dans le business de l’éducation en Afrique, un pays, ce n’est pas un marché. Car on n’y trouvera que quinze à vingt écoles et universités ayant les moyens d’investir dans l’innovation technologique. » Son ambition traversera-t-elle l’océan ? « L’Afrique m’a donné de bonnes études, un travail qui me passionne et de belles opportunités. J’envisage un avenir mondial à mes projets, mais pour rien au monde je ne veux vivre en Amérique ou en Europe ! Je suis et je resterai un pur produit africain. »
Matteo Maillard
Dakar, envoyé spécial
lemonde.fr
Bravo Mr. Drame
Bravo