Se prononçant sur les rapports entre les acteurs de la société civile et le pouvoir politique, Me Adama Guèye appelle au passage à une rupture avec le clientélisme. Même s’il reconnait l’émergence de consciences individuelles, il relève l’absence de conscience citoyenne collective orientée vers un objectif de changement significatif, vers un objectif de rupture. Appréciant le rôle positif de la presse sénégalaise, il n’en regrette pas moins quelques effets pervers et dit attendre plus de la presse que d’être une caisse de résonance.
Sud quotidien : Alors qu’on constate l’entrée de certains ténors de la société civile dans l’appareil gouvernemental, voilà que vous, vous restez en dehors de cette dynamique. Est-ce un choix personnel ?
Me Adama Guèye : Oui tout à fait, c’est un choix personnel. Pour moi, l’indépendance est absolument essentielle pour permettre à la société civile de se déployer comme elle doit le faire. Ceci dit, ce qui explique peut-être le choix de certaines personnes, c’est probablement l’évolution du rôle de la société civile dans la politique. Rappelez-vous qu’elle a porté le combat contre la révision constitutionnelle, posant ainsi les bases de la naissance d’un cadre, le M 23, qui a joué un rôle essentiel pour l’avènement de l’alternance. L’insistance du président Abdoulaye Wade à se présenter pour un troisième mandat, la validation de sa candidature par le Conseil constitutionnel, ont obligé la société civile à rester dans le champ du combat et à assumer un compagnonnage avec les acteurs politiques. C’est ça qui, peut-être, explique cela.
Pour autant, cette posture est-elle compatible avec l’indépendance qu’est censée incarner la société civile ?
Ce n’est pas compatible. Il faut être réaliste. Quand on accepte d’occuper des positions de pouvoir, il faut quand même assumer la solidarité avec le pouvoir qui est en place, ce qui me parait normal. Ça ne me choque pas dans l’absolu, compte tenu des conditions de l’alternance. Maintenant, chacun assume. Il y en a d’autres qui ont décidé de rester sur des positions d’indépendance pour continuer à jouer le rôle de sentinelle.
Au regard de tout cela, comment définissez-vous la société civile ?
C’est justement là qu’il y a un problème. On a des organisations, des personnalités de la société civile qui ont chacune une manière de porter leurs actions. On ne peut pas dire que la société civile doit faire ceci ou cela. La société civile est une caractérisation d’une dynamique sociale. En parler de manière globale, comme une entité organique, c’est cela qui fausse peut-être la compréhension de certaines choses.
N’est-ce pas aussi d’entendre des gens s’identifier à la société civile?
Personne ne peut avoir la prétention de dire : «je suis la société civile ». Si on peut concevoir qu’on puisse dire : «je suis un acteur de la société civile», «je suis une organisation de la société civile», «je suis un acteur politique issu de la société civile», il reste que personne ne peut, par définition, s’arroger le privilège d’incarner la société civile.
Cette dernière a toujours existé. Toutes les organisations qui sont en marge du cadre étatique, on peut les considérer comme des organisations de la société civile. Il en va des regroupements de pileuses de mil, des associations de femmes, des associations religieuses, etc. Quelque chose a toutefois changé à partir des années 92-93 et le Forum civil y a contribué pour beaucoup. C’est en effet, la première organisation à revendiquer le label de société civile, et à ne pas reconnaître aux acteurs politiques l’exclusivité de la prise en charge des questions d’intérêt national. C’est cette approche du Forum civil qui a créé un peu la confusion. Ce qui avait changé, c’est cette revendication d’identité.
A quoi renvoie cette revendication?
A l’époque, les rôles étaient bien distribués. Il y avait un certain nombre d’acteurs à qui on reconnaissait le droit d’intervenir dans le débat public, à savoir : les partis politiques, les syndicats, les intellectuels tolérés, les ONG, les organisations des Droits de l’homme, etc. Quand le Forum est arrivé, il a dit : nous ne correspondons à aucune de ces figures, mais nous revendiquons le droit de nous prononcer sur toutes les questions d’intérêt national. Sans aucune exclusive. Et progressivement, des organisations qui étaient reconnues sous le label des Droits de l’homme ont aussi revendiqué cette identité société civile. De même que les ONG qui étaient uniquement dans le champ des activités de développement.
Cette nouvelle conception, n’est-ce pas une manière de s’ériger en contre-pouvoir ?
Ça peut se concevoir comme un contre-pouvoir. Mais en même temps, nous disions que même l’activité politique ne peut pas être l’apanage exclusif des partis politiques. C’est pourquoi en 2007, j’ai été candidat à l’élection présidentielle. Pour moi c’était très symbolique. En disant je refuse de me ranger sous un label d’un parti politique, ça m’a coûté très cher et c’était très difficile. Je suis allé chercher des signatures pour que ma candidature soit recevable et montrer qu’on pouvait être acteur issu de la société civile et participer au débat public.
On avait conçu les choses de telle sorte qu’on considérait que seuls les acteurs politiques pouvaient s’intéresser aux activités politiques. Et nous avons porté des combats. Le premier combat que nous avons porté de ce point de vue, c’est celui sur les candidatures indépendantes aux locales qui est une question très actuelle. Et aussi, le combat contre la discrimination qui est dans le code électoral, par rapport aux conditions imposées à ceux qui ne sont pas dans les partis politiques. Par exemple, pour un candidat à l’élection présidentielle, si vous êtes dans un parti, même s’il y a deux pelés et quatre tondus, vous devez juste vous déclarer candidat sous le label de votre parti et payer la caution. Dans le cas contraire, vous devez avoir 10.000 signatures dont 500 dans chaque région. C’est la même chose pour les législatives. Quant aux locales, c’est le verrouillage. Impossible d’y participer.
Et ça, c’était un combat démocratique. Mais ça ne voulait pas dire que les organisations de la société civile pouvaient en tant qu’entité, revendiquer le droit d’être des acteurs politiques. Ce qui n’enlève rien à l’indépendance.
Ce combat n’est-il pas perverti par le fait que dès qu’un acteur politique est en position de pouvoir, il ne pense qu’à accéder aux ressources publiques, quitte à perdre son indépendance ?
L’accès au pouvoir est assimilé à l’accès aux richesses, à l’accès à la promotion sociale. Ça, ce n’est pas seulement de la responsabilité des politiques. Ils ont une grosse responsabilité mais notre société aussi. Quand vous accédez au pouvoir c’est tout juste si vous ne vous faites pas récriminer si vous n’accédez pas aux richesses. Et tant qu’on ne fera pas cette mutation de culture politique, les choses ne changeront pas. Et il ne faut pas qu’on se cache derrière notre petit doigt. C’est une culture politique partagée par toute la classe politique. Cela résulte d’une culture politique persistante. Aussi, quand j’entends les gens parler d’alternance générationnelle en pensant à des questions d’âge, je me dis que ce n’est pas valable. Il faut une mutation de culture politique parce que, aujourd’hui, la culture senghorienne fondée sur le clientélisme politique est omniprésente. Le clientélisme politique, le fait d’accéder à des choses uniquement parce qu’on est des acteurs politiques, c’est cette culture qu’il faut changer. Ce n’est pas une question d’âge.
Mais justement, l’opération d’une telle mutation ne nécessite-t-elle pas forcément l’émergence de sentinelles, de gens qui n’acceptent pas d’entrer dans le jeu ?
Je suis tout à fait d’accord. Quelle que soit l’évolution qui peut amener certains acteurs de la société civile à accéder au pouvoir, il est impératif que des organisations fortes, que des acteurs forts de la société civile restent dans des positions de vigilance, des positions de surveillance, des positions de sentinelle. Absolument, parce que, effectivement, quand vous entrez, vous êtes disqualifié pour le faire. Ça il faut être objectif. On fait son choix mais quand on l’a fait on ne peut plus avoir cette posture. C’est pour cela qu’il faut de manière impérative que les organisations de la société civile restent omniprésentes pour jouer ce rôle. Je crois que le combat que nous allons mener sur les candidatures indépendantes est un combat fondamental. Aujourd’hui, il faut ouvrir à de nouveaux acteurs la possibilité d’entrer dans ce champ là. Pourquoi empêcher à un Sénégalais lambda de dire : « moi je veux être conseiller municipal de ma localité », sans qu’il ne soit taxé de politicien ou de politicard ?
L’introduction de ces nouveaux acteurs dans ces instances de base peut, peut-être amener une mutation politique de cette culture senghorienne qui nous plombe encore.
Pourtant en 2000 et aujourd’hui encore on sent chez les Sénégalais comme un désir de plus de probité, de plus d’éthique. Ils semblent appeler à un changement de mentalité. Ne pensez-vous pas que les populations donnent parfois le sentiment d’être en avance sur les acteurs politiques qui ont du mal à suivre ?
Je suis en partie d’accord. On a senti effectivement autour du 23 juin la naissance d’une conscience citoyenne collective très exigeante par rapport à l’attitude des politiques, à leurs manières de se comporter. Le 23 juin disait non à l’arrogance, non à la prédation, non à la suffisance. Mais cet esprit s’est érodé depuis l’alternance du 26 mars. Quand je dis en partie, c’est que si on évalue ce qui s’est passé, je suis au regret de constater que la société n’a absolument pas bougé. Les citoyens ne se sont pas inscrits dans une logique de rupture. Ils n’ont pas changé d’attitude ni de comportement.
Ça, ça me parait extrêmement important. Les choses bougeront parce que, effectivement, nous mettrons une forte pression sur les politiques pour qu’ils changent de culture. Mais, parce que nous-mêmes, nous citoyens, aurons changé.
Seulement, il se trouve comme dit l’adage que le poisson pourrit par la tête. N’est-ce pas justement parce que la tête n’a pas su saisir et canaliser ce besoin de changement que les choses sont restées en l’état ?
Il y a une relation dialectique, mais je ne veux pas me suffire de cela, me dire que comme ça pourrit par le haut le bas ne peut rien faire. Je ne crois pas à ça. Je crois que depuis le 23 juin, les populations sont conscientes de la possibilité de changer le cours des choses quand c’est nécessaire. Mais on n’a pas encore une conscience citoyenne collective orientée vers un objectif de changement significatif, vers un objectif de rupture. On a des consciences citoyennes individuelles, de revendications. Et d’ailleurs, ce qu’on constate aujourd’hui, ce sont des effets pervers, des dérapages de cette conscience citoyenne individualiste qui fonctionne sur un registre fragmenté, avec des revendications totalement fragmentées. On n’a pas une conscience citoyenne collective orientée vers une direction.
Comment faire pour nous inscrire dans cette dynamique ?
Je pense qu’il faut que nous nous interpellions pour comprendre que le pays ne change pas simplement comme ça. Il faut que chaque citoyen soit conscient que nous devons partager un minimum de vision, de vouloir aller dans une certaine direction, pour faire bouger les lignes. C’est ce que j’appelle la conscience citoyenne collective. Tant qu’on n’aura pas un minimum comme ça on aura un problème. Effectivement comme vous dites, c’est de la responsabilité du pouvoir de donner le la. De faire bouger les lignes. De mettre le pays en mouvement. Mais il faut que ça repose sur cette conscience citoyenne collective qui fait que nous partageons un minimum. Aujourd’hui, le constat déplorable que nous pouvons faire, c’est que nous ne partageons pas grand-chose. En termes de vision. En termes d’objectifs.
Arriver à fédérer les consciences individuelles autour de thèmes communs, n’est-ce pas quelque part le rôle des organisations de la société civile ?
On a une grosse responsabilité, celle de nous regarder entre nous et de nous dire la vérité. Aujourd’hui les Sénégalais dont je fais partie sont indisciplinés. On a un rapport à la propreté qui est discutable. On n’est pas gêné de voir notre espace collectif baigner dans la saleté. Il faut que nous nous regardions les yeux dans les yeux. Nous devons chacun, individuellement changer, pour que notre société change. Il y a des choses qui relèvent de notre responsabilité. C’est trop facile de dire il faut que la société de nettoyage passe, etc. Ils ont un rôle à jouer mais il y a une partie du rôle dans l’hygiène publique qui est de la responsabilité de chaque Sénégalais.
Pourquoi ne voit-on pas la société civile prendre en charge ces revendications ?
C’est aussi un certain dérapage dans le positionnement de certaines organisations de la société et qui se contentent d’être dans l’establishment, c’est-à-dire qui se contentent du rôle institutionnel.
Le 23 juin. Le 25 mars. Ce sont des étapes. L’objectif, ce n’était pas de faire partir Wade mais de changer de régime. Nous devons continuer à mettre la pression sur le pouvoir pour aller dans une certaine direction. Nous n’avons pas changé pour changer. Nous avons changé pour un meilleur futur et pour des ruptures. Et de ce point de vue il y a la responsabilité du pouvoir et la responsabilité collective des citoyens. Tant qu’on n’aura pas une masse significative de citoyens orientés vers une certaine direction les choses bougeront difficilement.
Est-ce à dire qu’il manque quelque chose ?
C’est vrai que, aujourd’hui, il y a une chose qui manque. C’est quand même le pouvoir, le président de la République, qui doivent donner le la. Ça c’est un gros déficit. Après s’être fait élire comme président, après avoir obtenu la majorité à l’Assemblée nationale, le président de la République doit nous dire voilà ce que je vous propose de faire. Voilà la direction que je vous propose d’emprunter, voilà l’objectif que je vous propose de viser et voilà le rôle que vous avez à jouer pour l’atteinte de cet objectif.
Justement, la presse n’a de cesse de mettre l’accent sur ce déficit mais, on a comme l’impression d’une absence de relais, de prise en charge par les populations.
La presse joue son rôle de ce point de vue. Elle n’a pas de complaisance, elle reste objective. Il faut toutefois regretter quelques effets pervers d’une explosion médiatique. La presse est envahie par des personnes qui n’ont pas expressément toutes les compétences professionnelles requises, la probité morale, pour jouer le rôle central que la presse joue dans un système démocratique. Ça aussi c’est un débat à poser. Il faut avoir le courage de poser ce débat. Sinon on risque une certaine perversion d’une exposition médiatique non contrôlée.
Aujourd’hui, quoi qu’on dise on a une presse qui fonctionne quasiment sans aucun filtre. N’importe qui peut dire n’importe quoi. N’importe qui peut trouver un support pour dire ce qu’il veut. Et ça peut poser des problèmes. Il faut avoir le courage de le dire.
Quel genre de problème ?
Aujourd’hui, la communication est extrêmement débridée et je crois que c’est aussi le rôle de la presse de filtrer dans le sens de la crédibilisation de ce qui passe par la presse. Moi j’attends plus de la presse que d’être une caisse de résonance. Comment a-t-on pu accepter que des acteurs politiques aient des organes de presse ? Ça a commencé avec Abdoulaye Wade. Moi j’ai été choqué qu’on plébiscite des journaux que tout le monde savait être des journaux de la présidence. On sait qu’il y avait des ministres qui avaient des journaux, des radios, etc. Ça fausse le jeu et ce débat, il faut qu’on le pose. La presse contrôlée par des acteurs politiques est dangereuse pour la démocratie.
Ça ne me gêne pas qu’un parti politique ait sa presse de propagande mais que ce soit clair. Qu’on sache que c’est un journal de parti, une presse de propagande. Les acteurs politiques n’ont pas à contrôler les organes de presse. Ce n’est pas acceptable. Ça fausse le jeu démocratique, ça le fausse d’autant plus qu’on part du postulat que toute presse est bonne pour la démocratie.
Tout cela n’est pas dû au fait que dès qu’ils arrivent au pouvoir les acteurs politiques se mettent à penser à leur réélection. Est-ce cela la logique démocratique ?
Non, moi je m’étais félicité et je l’ai même dit au président de la République, du fait qu’une de ses premières déclarations a été dire : « Je suis là pour faire un travail. J’ai mon mandat, je m’occupe de mon mandat ». Malheureusement, après, on a entendu des membres du gouvernement parler de réélection et finalement le président lui-même en a parlé. C’est dommage.
Et voilà qu’une telle posture ouvre des brèches à la transhumance. Qu’en pensez-vous ?
C’est dommage de se projeter sur une réélection. Et à mon avis, ce n’est pas très stratégique. Parce qu’aujourd’hui, je sais que depuis le 23 juin, ce serait une erreur de penser que par des relais, des grands électeurs, on peut avec des moyens d’Etat, se faire réélire facilement. Je ne crois pas à ça.
Sur quoi se fonde ce sentiment ?
Le Sénégal a changé. Le 23 juin a changé beaucoup de choses. Aujourd’hui, les Sénégalais savent qu’ils ont la possibilité de sanctionner une mauvaise gestion. Je pense que la meilleure stratégie c’est de travailler dans l’intérêt des Sénégalais. Le temps qu’on consacre à toutes ces combinaisons, à toutes ces manœuvres politiques, politiciennes pour avoir des alliés, avoir le nombre, en le consacrant aux intérêts des populations, je suis sûr qu’on peut avoir plus de résultats.