La presse nationale a annoncé que l’Union européenne va déléguer au Sénégal 90 observateurs, avec pour mission de venir surveiller le processus du scrutin présidentiel du 26 février 2012. D’autres pays d’Europe et d’Amérique du Nord en feront sûrement autant. C’est à ces observateurs-là que le modeste citoyen que je suis s’adresse ici. Nous nous familiarisons de plus en plus avec leur pratique. Généralement, ils sanctionnent leur travail de supervision en Afrique par un rapport où, le plus souvent, ils indiquent que, malgré quelques dysfonctionnements constatés ça et là qui n’entachent pas gravement le scrutin observé, celui-ci s’est déroulé de façon globalement satisfaisante. Un tel rapport est du pain béni pour les institutions (Conseil constitutionnel, Cour constitutionnelle, Cour suprême, etc) qui s’empressent de valider les résultats, même en cas de holdup électoral flagrant.
Malgré leur volonté affichée (sincère ou feinte) de nous aider à épargner à notre pays certains soubresauts, les observateurs du monde occidental ne connaissent pas nos réalités. Ils nous donnent surtout l’impression de sous-estimer les graves forfaits dont sont capables nos gouvernants et, peut-être même, de faire montre de complaisance vis-à-vis d’eux. Ils ont l’habitude de présenter (encore) notre pays comme une exception démocratique. Avec quels critères apprécient-ils notre démocratie ? En tout cas pas avec les mêmes que la démocratie occidentale. C’est comme s’ils voulaient nous convaincre de nous accommoder d’une démocratie au rabais, d’une démocratie tropicale ! Il n’y a pas une démocratie pour pays développés et une autre pour pays sous-développés. Il y a une Démocratie, à laquelle aspirent tous les peuples, même les plus pauvres.
Déjà, les États-Unis et la France prennent acte de la validation par le Conseil constitutionnel de la candidature du président Wade et invitent les autres candidats à faire preuve de retenue. Il est vrai qu’ils ne savent rien, ou ne veulent rien savoir de ce Conseil constitutionnel dont les cinq membres sont nommés par le seul président de la République. Nous savons, nous qui vivons au Sénégal qui est un petit village, que ces derniers sont de loin d’être les meilleurs de leurs homologues. Le président dudit Conseil en particulier, Monsieur Cheikh Tidiane Diakhaté, a un parcours peu rassurant, connu de nous tous. Certains antécédents font surtout que nous doutons sérieusement de sa crédibilité. Me Boucounta Diallo, un avocat connu jusqu’à preuve du contraire pour son sérieux, son intégrité et son indépendance, a fait une grave révélation concernant le président Diakhaté, qu’il présente comme son ami. Invité de l’émission « Grand Jury » de la radio privée Rfm, le célèbre avocat révèle que le président Wade a reçu en audience M. Diakhaté au palais de la République, à deux heures du matin. Nous étions à quelques mois des élections locales du 22 mars 2009. M. Diakhaté était alors le Premier président de la Cour d’Appel, qui avait refusé d’annuler la liste des candidats conseillers ruraux de la Coalition Sopi (celle de la mouvance présidentielle) des localités de Ndindi et de Ndoulo, alors invalidée pour forclusion par la Commission électorale départementale autonome (Ceda) de Diourbel, après constat de huissier. Selon Me Boucounta Diallo, le président de la République a demandé au président Diakhaté, à l’occasion de cette singulière audience, de trouver un moyen d’écarter Idrissa Seck desdites élections. Il se souciait de dégager la voie à son fils chéri Karim Wade, dont tout indiquait qu’on lui préparait sur un plateau d’argent la Marie de Dakar, qui devait lui servir de tremplin vers le sommet.
Le vieux politicien Wade avait aussi fait appel au même Cheikh Tidiane Diakhaté, pour présider la Commission d’Instruction de la Haute Cour de Justice qui devait entendre Idrissa Seck, dans le cadre de la fameuse affaire dite des « Chantiers de Thiès » et du gros différend financier qui opposait alors le « père » et le « fils ». Nous rappelons aussi aux observateurs occidentaux, qu’à moins de deux mois de l’examen par le Conseil constitutionnel de la liste des candidats déclarés à l’élection présidentielle du 26 février 2012, le vieux président politicien a pris la grave décision d’accorder aux membres dudit Conseil une substantielle augmentation de salaire de 2,5 millions de francs Cfa et de les doter chacun d’une luxueuse limousine au prix de 45 millions de francs Cfa. Les bénéficiaires ont accepté sans état d’âme ces deux actes de générosité qui avaient manifestement une senteur de corruption. Le président Sarkozy a-t-il le courage, malgré sa posture du moment peu confortable, de se montrer aussi généreux à l’endroit des membres du Conseil constitutionnel français ? Une telle « générosité » est impensable aussi bien en France que dans les autres grandes démocraties.
Nous avons aussi appris, de la bouche même d’Idrissa Seck devant les membres de la Commission d’Instruction de la Haute Cour de Justice, que des privilégiés du régime libéral, y compris de hauts magistrats, recevaient mensuellement chacun 1,5 million de francs Cfa, puisé des fonds spéciaux du président de la République, abondamment alimentés en milliards de francs Cfa, en violation flagrante des lois et règlements en vigueur, et principalement de la Loi de finance. Le président Diakhaté et au moins deux de ses collègues de la Commission d’Instruction, feraient partie des privilégiés. Je rappelle que nous sommes dans un petit pays où tout ou presque tout se sait : les membres du Conseil constitutionnel recevraient périodiquement et en sourdine, des enveloppes substantielles de notre vieux président politicien qui tire bien plus vite que Lucky Luke. Cette générosité débordante, sélective et électoraliste, est devenue un secret de polichinelle au Sénégal.
Alors, quel crédit devrions-nous accorder aux magistrats sénégalais en général, et aux plus hauts d’entre eux en particulier ? Un proverbe bien de chez nous dit ceci : « Ku ëmb sa sanqal, ëmb sa kersa. » En d’autres termes, les bénéficiaires de la générosité légendaire du vieux politicien se doivent de lui retourner l’ascenseur et nombre d’entre eux le lui retournent sans état d’âme. Il en est ainsi des officiers supérieurs et généraux des Forces de Sécurité, de certains chefs religieux, des gouverneurs, des préfets, des sous-préfets, etc. Ces trois derniers en particulier, peuvent avoir une influence notable sur le processus électoral. Le vieux politicien le sait si bien qu’il les a très tôt ciblés, en leur octroyant notamment des enveloppes bien garnies sous forme de dessous de table. Ce sont les seuls fonctionnaires qui bénéficient gratuitement de l’eau, de l’électricité et du téléphone. Et ils en usent et en abusent. Il serait intéressant de savoir combien coûte annuellement au contribuable sénégalais ce triple privilège exorbitant, qui n’existe dans aucun des pays occidentaux qui nous envoient des observateurs. Leur situation est tellement confortable qu’ils craignent comme la peste d’être relevés de leurs fonctions et d’être mis à la disposition de la Fonction publique. Pour conjurer ce péril, nombre d’entre eux jouent le jeu du régime libéral et peuvent contribuer à fausser le processus électoral. Ce sont eux qui nomment les présidents de commissions de distribution des cartes d’électeurs et certains membres des bureaux de vote dont les présidents. Par le passé, dans certaines localités, des préfets et sous-préfets se sont acquittés de cette tâche en présence et en accord avec le responsable politique du coin, membre de la majorité présidentielle.
Gouverneurs, préfets et sous-préfets sont placés sous la tutelle pesante du ministre le plus partisan du Sénégal, le Ministre d’État Ministre de l’Intérieur Me Ousmane Ngom. Cet homme a fait un long compagnonnage avec l’opposant Wade, jusqu’aux élections législatives du 24 mai 1998. Battu dans sa ville natale de Saint-Louis où il dirigeait la liste départementale et craignant une longue traversée du désert, il rompt avec Me Wade et lui adresse une lettre incendiaire où il l’a traité de tous les noms d’oiseaux. Le 18 juin 1998, il crée son propre parti et rejoint le camp du candidat Abdou Diouf, à l’occasion de l’élection présidentielle du 25 février 2000. On connaît la suite : son candidat battu, il met tout en œuvre, y compris en faisant toutes sortes de courbettes, pour se faire pardonner et retrouver la maison du « père ». Il arrive finalement à ses fins et se retrouve dans le gouvernement, aujourd’hui à la tête du stratégique Ministère de l’Intérieur. Ce « traitre repenti en service commandé » est prêt à tout pour donner des gages de fidélité au vieux président. Il s’y ajoute que sa gestion des cartes d’électeurs, passeports numérisés et autres matériels électoraux est très décriée. Il a été d’ailleurs lourdement épinglé par un rapport de l’Agence de Régulation des Marchés publics (Armp). Il court donc de gros risques si son vieux candidat est défait.
Un autre ministère stratégique, celui de la Justice, a à sa tête un certain Cheikh Tidiane Sy, profondément partisan, intolérant et fasciste, dont le nom du fils (Thierno Ousmane Sy) est mêlé dans des affaires louches révélées par la presse. Ce garçon sortirait difficilement indemne d’un audit financier de la gouvernance des Wade et son père mettra donc tout en œuvre pour que le vieux candidat soit réélu.
Le scrutin du 26 février 2012 est entre les mains de ce terrible triumvirat : le vieux président et ses deux ministres zélés. Il y a donc peu de chance qu’il soit libre et transparent. Le vieux politicien aime passionnément le pouvoir, l’argent et les honneurs. Il y a surtout que, avec les lourdes casseroles que lui-même et son fils traîne, il craint comme la peste d’être battu et de devoir rendre compte. Il est prêt à installer le pays dans le chaos s’il devait perdre le pouvoir. Cet espace ne me permet pas de passer en revue tous les forfaits qui ont jalonné sa longue gouvernance meurtrie. J’en ai développé les plus significatifs dans mon dernier livre « Le clan des Wade : accaparements, mépris, vanité », publié simultanément à Paris et à Dakar en octobre 2011. Dans ce livre comme dans nombre des contributions que je publie dans la presse nationale, je dénonce vigoureusement ces graves scandales qui éclaboussent le vieux président, son fils, des ministres et d’autres responsables qui lui sont proches. Pour ne m’attarder que sur son fils qu’il nous présente comme « le meilleur d’entre nous » et qui est à la fois ministre des airs, des terres et des eaux, il s’est tristement signalé par ses folies dépensières dans la gestion de l’Agence nationale de l’Organisation de la Conférence islamique (Anoci). Le journaliste d’investigation Abdou Latif Coulibaly a cloué au pilori cette gestion désastreuse dans son livre « Comptes et mécomptes de l’Anoci ». En plus des fortes surfacturations qui lui collent à la peau, ce garçon voyage en jet privé, un jet dont nul ne connaît le statut. En tout cas pas le commun des mortels.
Je rappelle aux observateurs occidentaux qu’un Secrétaire d’État français à la Coopération, alors en voyage à la Martinique, a loué un jet privé pour ne pas rater le Conseil des Ministres du mercredi. Cette initiative a soulevé un tollé général qui a contraint le Secrétaire d’État (du nom d’Alain Johandé, je crois) à présenter publiquement ses excuses. Malgré tout, il quittera le gouvernement une semaine après. Si la France, cinquième puissance économique et financière du monde ne peut pas se permettre ce luxe, comment peut-on envisager, un seul instant, que dans un pays aussi pauvre que le nôtre, le fils du président de la République fasse le tour du monde en jet privé ?
Je reviens, avec les observateurs occidentaux, sur les lourdes casseroles que traîne le vieux président politicien sénégalais. J’ai l’habitude d’affirmer sans ambages dans toutes mes interventions (écrites ou orales), et je le clame haut et fort ici : « Le moins grave des scandales que traîne le président sénégalais, est infiniment plus grave que l’affaire du Watergate, qui a coûté au président Richard Nixon sa démission forcée en 1974. » J’ajoute que « les maigres emplois fictifs de la Mairie de Paris, qui ont coûté tout dernièrement au vieux président Jacques Chirac sa condamnation à deux ans d’emprisonnement avec sursis par le tribunal correctionnel de Paris, sont une peccadille comparés aux lourdes casseroles du président sénégalais ». Il m’arrive d’aller plus loin encore et d’affirmer que « si nous vivions dans une grande démocratie, avec une justice indépendante et des citoyens informés et conscients de leurs responsabilités, notre vieux président n’aurait jamais sollicité un second mandat en 2007. Il serait, entre temps, sûrement destitué et peut-être même, traduit devant la Haute Cour de Justice pour haute trahison ».
C’est ce vieux président de 88 ans qui, empêtré dans les scandales, sollicite un troisième mandat. Un mandat manifestement de trop, qui risque de plonger le pays dans un chaos dont nul ne peut prévoir les conséquences. Les observateurs occidentaux savent parfaitement que, dans leurs pays respectifs, aucun homme, aucune femme, même propre, n’ose solliciter, à cet âge, un mandat de sept ans.
Je rappelle enfin aux observateurs occidentaux qu’un an à peine après sa réélection en 2007, le vieux président à fait voter par son assemblée nationale croupion, une modification de la Constitution, portant le mandat du président de la République de 5 à 7 ans, sous le prétexte fallacieux qu’à 5 ans, le nouvel élu n’a pas le temps de connaître les hommes et les femmes avec qui gouverner. En réalité, sa préoccupation était, une fois réélu 2012 pour un mandat de 7 ans, de laisser le pouvoir à son fils, après un ou deux ans d’exercice. Appuyé sur une immense fortune et sur ses deux ministres qui lui obéissent promptement et en tout, il est prêt à mettre tout en œuvre pour arriver à cette fin, au besoin en organisant au grand jour un holdup électoral. Cette donne, il faut que les observateurs l’intègrent dans leur mission de surveillance du scrutin déterminant du 26 février 2012. Ils ont à faire à un homme pour qui la morale et l’éthique n’ont aucune valeur, et dont la parole ne vaut plus un seul kopeck.
Mody Niang, e-mail : [email protected]