Organisation et recrutement au sein des cabinets présidentiels et ministériels au Sénégal: genèse d’un modèle discuté (I)

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Face aux agressions du nouveau management public, aux impératifs de la gestion des talents et de la méritocratie, aux interrogations des citoyens et des politiques sur la pertinence des choix des membres de cabinets ministériels, il est important d’intensifier la recherche, les publications et la communication sur un thème très peu interrogé par les chercheurs, les études et les consultants. Les critiques ne manquent pas, ici et ailleurs, sur la rationalité des choix du fait de leur taille, des modes de choix des collaborateurs dictés par les impératifs partisans, de nouvelles techniques de sélection des talents, etc. Certains ne manquent pas de relever le caractère limité des références comme la loyauté et la confiance, car même si de tels critères n’excluent la compétence, ils ne paraissent pas exhaustifs au vu des avancées des techniques contemporaines de recrutement comme le Top Grading, la recherche de talents de Classe A, etc. Certains politiques en sont conscients à l’instar de Macron qui dans ses arguments de campagne défendait l’impératif d’une haute fonction publique performante et la limitation de la taille des cabinets à dix collaborateurs pour les ministres, huit pour les ministres délégués, cinq pour les secrétaires d’Etat. Dans la pratique, c’est Matignon n’aura pas donné le bon exemple et appliqué à la lettre ce qu’il recommande aux autres. L’enjeu est là, toujours pendant. Il est important de dynamiser la réflexion sur de tels enjeux. C’est un peu l’objet de ce processus de réflexion entamé sous forme d’articles et de vidéos sur l’organisation administrative, singulièrement en ce qui concerne les services et cabinets présidentiels et ministériels… Aussi, ce premier article inaugure-t-il ce processus de réflexion. Il était donc normal de retourner aux origines, en tout cas pour le Sénégal, pour susciter les débats, pour porter à la connaissance de générations plus jeunes ce qu’elles n’ont pas découvert ou connu et qui constitue les fondements du système actuel. Au Sénégal, l’organisation et le fonctionnement des cabinets ont une histoire très ancienne, qui remonte à 1959, retracée par le présent article.

Genèse d’un modèle originel fondé sur le paradigme de l’austérité d’un Etat jeune

On peut comprendre les paradigmes des pères fondateurs, Dia et Senghor : « une nation toute jeune doit s’organiser, économiser, éviter les gaspillages. » En tout cas, tel semblait être leur credo ! Dia et Senghor entendaient ainsi encadrer la composition et le fonctionnement des cabinets ministériels sur la base d’un principe expressément cité dans les textes pris en leur temps, celui de l’austérité. Ainsi, avant l’indépendance, le décret n° 59-082 relatif à la composition et au fonctionnement des cabinets ministériels limitera le nombre de membres desdits cabinets à 5 dont un Directeur de cabinet, un Chef de cabinet, deux conseillers techniques, un Attaché de cabinet. Ils sont tous nommés par arrêté du Ministre dont ils relèvent, mais sous le contrôle du Président, par son visa, avant publication. De même, le cabinet d’un Secrétaire d’Etat ne pouvait pas comprendre plus de trois membres, en l’occurrence un Directeur de Cabinet, un Conseiller technique, un Chef de Cabinet. Ce décret susvisé n’était pas applicable au cabinet du Président de République.

L’instruction n° P.R du 1er mars 1968 viendra préciser certaines dispositions et prescrire ce qui suit:
l’obligation de respecter le seuil des effectifs précité tout en précisant que le Secrétariat général de la Présidence de la République ne pouvait disposer que d’un Chef de cabinet qui devait s’appuyer sur les Conseillers techniques de la Présidence ;
la nécessité de se conformer à de règles strictes pour le choix des membres de cabinets  notamment la jouissance de leurs droits civiques et politiques, de l’honorabilité parfaite, la disponibilité de compétences et de la formation requises pour collaborer au plus haut niveau de fonctions ministérielles ;
l’obligation de recruter des Directeurs et Conseillers techniques titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur (ou d’un diplôme d’ingénieur) ou encore appartenant à la hiérarchie A de la fonction publique, l’instruction précisant en ces termes les propos du Président Senghor : « Je n’accepterai aucune dérogation à cette règle » ;
Le choix des membres du cabinet parmi les fonctionnaires et les agents publics en ne s’écartant de ce principe qu’en faveur d’éléments de valeur exceptionnelle (c’est une invite, le texte ne l’impose pas) ;
l’obligation du visa du Président par le biais du Secrétariat général des projets d’arrêté en indiquant de façon précise les titres ou grades de la catégorie administrative ;
des engagements par décision ou contrat à titre précaire et révocable comportant la clause suivante : « Le présent contrat prendra fin automatiquement au plus tard en même temps que cessent les fonctions du Ministre auquel M. X… apporte sa collaboration. »

En outre, par l’instruction n° 16 PR du 1er mars 1968, le Président Senghor rappelait : « il n’est pas question d’utiliser les cabinets ministériels comme une voie clandestine d’accès à l’administration ; lorsque cessent les fonctions du Ministre, ceux de ses collaborateurs personnels qu’il avait cru devoir recruter hors de l’administration  cessent de plein droit d’appartenir … » Si de telles dispositions sont explicites, sont-elles aujourd’hui l’objet d’analyse de conformité ? Par quels moyens ? En fait, les autorités politiques de l’époque misaient sur l’austérité et avaient retenu plusieurs mesures parmi lesquelles  « l’inexistence de voitures de fonction pour les membres de cabinets, une indemnité kilométrique étant octroyée au cas où ceux-ci utilisaient leurs voitures personnelles pour les besoins du service. » Le Président Senghor concluant : « Je tiens à ce que ces règles d’austérité soient scrupuleusement observées par les membres des cabinets ministériels. »

Sous le magistère du Président Diouf, le texte le plus important demeure la circulaire n° 8 PM M-SGG ADJ du 12 février 1975 ayant pour objet la « limitation d’âge pour être membre de cabinet, chef de service, chef d’établissement public ». Une telle mesure est jugée nécessaire pour les raisons suivantes :
« Lutter contre les goulots d’étranglement, ceci en vue d’améliorer le fonctionnement den l’administration ;
Faire face au manque d’expérience de certains jeunes très tôt promus à des postes de responsabilité dans les cabinets ministériels et à la tête des services nationaux et d’établissements publics ;
La nécessité de tirer profit des « vertus formatrices  de l’école du temps et de la pratique professionnelle » ;
Tirer les leçons des rapports établissant que plusieurs fautes professionnelles et de gestion préjudiciables à l’Etat étaient dues à l’inexpérience »

Fort de ces constats, le Président Diouf décidera alors que pour rentrer dans un cabinet, l’âge minimum requis était de 30 ans au moins, 35 ans pour être directeur, chef de service ou chef d’établissement public. Manifestement, ces critères ne sont plus de mise face à des cabinets et directions politisés, peut-être du fait de nouvelles visions sociales et professionnelles des jeunes générations d’aujourd’hui, beaucoup plus pressées et plus ambitieuses et adeptes de la politique comme moyen d’ascension sociale.

Du paradigme de l’austérité aux risques d’inflation structurelle

Les choses évoluent sensiblement à partir de la période 2000- 2007. Ainsi, le décret n° 2012-431 portant modification du décret n° 2007-2009 du 3 juillet 2007 relatif à l’organisation et au fonctionnement de la Présidence de la République entrera en vigueur. Il crée un régime dérogatoire spécial pour la Présidence de la République et déroge aux principes d’austérité et de prudence qui semblaient caractériser les choix originels des Présidents Dia, Senghor et Diouf. De nouveaux statuts et de nouvelles appellations apparaissent au niveau du Cabinet du Président comme celles de Ministre d’Etat, de Ministres-conseillers (cette dernière appellation existait par exemple dans les corps diplomatiques), de chargés de mission. En outre, si le Directeur de cabinet du Président de la République était jusqu’ici nommé par arrêté du Président, le Décret n° 2012-431 intervient et prétend corriger ce qui serait une anomalie en invoquant son rang. Ainsi le Cabinet du Président peut comprendre un ou plusieurs ministres d’Etat, un Directeur de cabinet et un Directeur de cabinet politique.

Y aurait-il un essoufflement du rappel constant de l’orthodoxie ?

De 2012 à 2019, des circulaires sont régulièrement intervenues pour rappeler les principes d’un héritage institutionnel qui a démarré en 1959. Ainsi, par exemple, la circulaire n° 0009 /PL/SGG/SP du 20 avril 2012 rappellera des prescriptions faisant partie de l’héritage de Dia et Senghor :
La cessation de membre de cabinet en même temps que la cessation des fonctions du Ministre ;
L’exigence de respecter les effectifs du cabinet prescrite par les instructions et circulaires susvisées ;
L’obligation de solliciter des dérogations pour les ministères ayant plus de quatre directions ;
La nécessité pour les ministres de ne pas confier des responsabilités à des personnes n’ayant pas les compétences requises, qu’en l’occurrence, le Directeur de cabinet et les Conseillers techniques doivent être titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur ou appartenir à la hiérarchie A de la fonction publique. De jure, l’esprit de 1959 restait ainsi préservé.

La circulaire du 23 avril 2019 reprendra aussi les mêmes exigences tout en rappelant que tous les membres d’un Cabinet doivent faire l’objet d’une enquête de moralité diligentée par les services du Ministère de l’Intérieur, sur la demande des ministres.

Conclusion

Au total, sur la composition des cabinets, les profils de ces membres, les règlements précités sont restés constants :
à part le cas de la Présidence de la République désormais soumise à un « statut spécial », la composition des cabinets est normée ; non seulement a-t-on dérogé aux principes précités, mais tout semble indiquer une évolution particulière due aux statuts de Chargés de mission, et d’envoyés spéciaux non prévus par le dispositif précité;
un niveau de qualification et de formation minimum en l’occurrence au moins un diplôme d’enseignement supérieur ou un niveau équivalent à la hiérarchie A demeure constamment rappelé.

Des principes à la réalité, il peut y avoir bien des écarts !

Les dispositions ou prescriptions affirmées par les décrets, instructions et circulaires précitées sont-elles fermement appliquées ? D’ailleurs, suffisent-elles ? La continuité est-elle garantie face aux assauts des alternances politiques dont l’expérience démontre qu’elles sont des leviers de déstructuration des traditions républicaines du passé ?

Existe-t-il des études, voire des audits de conformité (compliance audits), d’efficacité, de risques susceptibles d’empêcher la réalisation des objectifs d’efficacité des cabinets ministériels et d’autres formes d’efficacité d’ordre économique, voire de compétitivité, par exemple?

Existe-t-il une vision cohérente derrière toute cette architecture rappelant le vieux débat des liens entre stratégie et structure ?

DIA et Senghor, voire Diouf semblaient miser sur l’austérité, les économies, peut-être pertinentes dans le contexte de sous-développement et de rareté de richesses à l’époque. Plus tard, le Président Wade semblera miser sur l’efficacité et les résultats par la motivation financière et le Président Sall sur la constitution d’une force de frappe politique à ses côtés !

Derrière toutes ces logiques de configuration, on peut se poser la question de savoir quel est le poids relatif de la méritocratie, la contribution d’indicateurs de gestion des ressources humaines comme des taux d’encadrement pertinents. Une nouvelle vision pourrait préférer des impératifs de gestion des talents, de méritocratie, de compétitivité, de l’Etat léger et des structures plates (flat organizations), de conformité par rapport aux bonnes pratiques de l’ordre international comme ceux que par exemple le magistral Lee Kuan Yew mettra en œuvre pour changer ainsi le destin de ce pays en quelques décennies. Il est vrai qu’en ce qui le concerne, en optant pour une fonction publique légère et compétente, avec comme socle majeure ma méritocratie, Lee optera pour de très hauts salaires et incitations liées à la performance et aux résultats.

Question de vision, direz-vous !

Abdou Karim GUEYE, ancien Directeur général de l’Ecole Nationale d’Administration et de magistrature du Sénégal. Inspecteur général d’Etat de classe exceptionnelle à la retraite,
Consultant international en Réformes, Gouvernance, Management, Surveillance. . Conseiller en Gouvernance publique du Président Abdoul Mbaye et de l’Alliance pour la Citoyenneté et le Travail (ACT)

NB – Par une série d’articles et de présentations, nous apporterons des contributions importantes, à cet égard. Bien d’autres enjeux méritent des discussions en s’ouvrant aux idées et aux perceptions des parties prenantes et des citoyens, mais aussi un benchmarking. Nous avons besoin d’un processus endogène, ouvert, de réflexion plus stratégique de réflexion. Une telle approche permettra d’identifier et d’analyser les risques et la conformité, les coûts sociaux de fonctionnement et de dysfonctionnement, la dimension rémunérations par des critères d’équité, de management et d’audit de la masse salariale, etc. Mais, c’est là une autre forme de management du processus de décision que la politique actuelle ne permet pas probablement, sinon difficilement.
 

Suite pour approfondir cet article- Nous avons lu et commenté pour vous : Le recrutement des leaders à l’échelon gouvernemental. Leçons apprises du secteur privé. Une revue du nouveau livre de Geoff Smart, Maria Blair, and Jeff McLean

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