Sur l’évacuation de Bibo Bougi à l’étranger, Ousseynou Samba, enseignant à la faculté de droit de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad) estime : « Humainement, moralement, juridiquement, sa vie vaut plus que le procès de Karim Wade ». Dans le même entretien, l’universitaire soutient que la cour de répression de l’enrichissement illicite(Crei) doit se prononcer sur l’exception d’incompétence soulevée par les avocats de la défense. Une telle décision sera déterminante, selon lui, dans le déroulement de la procédure. Selon lui, c’est erroné de qualifier l’enrichissement illicite de délit instantané.
La défense vient de faire volte –face en acceptant que Bibo Bourgi aille se soigner à l’Extérieur. Y-a-t-il un risque d’octroyer un bon de sortie à celui qui est considéré comme la clé du procès ?
L’audition d’un témoin dépend de sa santé physique et d’un bon vouloir du juge. Si celui qui juge l’affaire pense que la personne n’est pas en état de témoigner, il ne la convoque pas. Ce que le juge aurait pu faire, au lieu de convoquer Bourgi,de se déplacer lui-même et l’interroger. La loi le lui permet. Est-ce que l’état de santé de Bourgi ne justifiait pas qu’il se déplaçât pour l’auditionner au niveau de la clinique. C’est une question de fait laissée à son appréciation. En tout cas la situation dans laquelle Bourgi est arrivé au tribunal ne justifiait sa comparution à la barre. Visiblement, il n’était pas en état de comparaitre. Que les gens disent que son état de santé n’était pas aussi grave que cela, c’est une appréciation du juge. Ensuite est-ce que le témoin peut recevoir une autorisation de sortie. Le témoignage ne vaut pas la vie d’une personne. Quel que soit le nombre de milliards pour lesquels Karim Wade est poursuivi, sa santé prime sur tout. Si son état de santé justifie son transfèrement en Europe pour des soins, même s’il y a lieu de suspendre le procès jusqu’à ce que la personne revienne, est juridiquement acceptable. Humainement, moralement , juridiquement , sa vie vaut plus que le procès de Karim Wade .
Si jamais la cour accède à la demande. La défense serait-elle fondée à demander la liberté provisoire à Karim Wade. Le cas échéant, la cour peut-elle refuser et le maintenir en prison ?
A tout moment, on peut demander la liberté provisoire à Karim. Demander sa liberté provisoire n’est pas assujetti à un report de l’audience. Si le juge pense que le procès ne peut pas se dérouler sans la présence de Bourgi, et s’il y a nécessité de reporter le procès jusqu’à ce qu’il revienne à Dakar, rien ne s’oppose à ce que les avocats de la défense puissent demander la liberté provisoire en attendant le retour du concerné. Maintenant, il revient au juge d’apprécier si la liberté de Karim ne risque pas de compromettre le bon déroulement du procès. Parce que la mise en détention, c’est pour éviter que la personne puisse échapper à la justice. Pas parce qu’il a les moyens de soudoyer les témoins mais pour éviter la disparition des éléments de preuve. Maintenant , si la personne n’est pas en mesure de faire tout cela , rien n’interdit sa liberté provisoire. N’ayant pas les éléments du dossier , je ne peux apprécier en quoi la présence au dehors pourrait présenter un risque.
Visiblement les avocats de la défense comme de la partie ont violé l’article 11 de l’ordre des avocats. Quelle est la sanction disciplinaire que pourrait prendre le bâtonnier à leur encontre ?
L’article 11 est très clair et ne nécessite aucune interprétation. La personne ne peut, lorsqu’elle a été agent de l’Etat ou en tout cas rémunéré par l’Etat.
Quand Me Diouf dit qu’il n’est pas concerné parce qu’il est régi par les règles de l’Assemblée nationale, il fait une distinction qui ne s’impose pas. Ni lui, encore moins les autres parties ne peuvent plaider ni pour ni contre l’Etat au regard des dispositions légales.
Y –a-t-il un recours contre cette décision de la cour rejetant l’exception de la constitution d’avocats ?
Il n’y a pas de recours contre une telle décision.
Parmi les exceptions soulevées par la défense, il y a celle de l’incompétence de la CREI à juger Karim Wade. En tant qu’ancien ministre, il doit obligatoirement comparaitre devant la haute cour de justice même s’il est poursuivi pour d’élit d’enrichissement illicite ?
Karim n’est pas justiciable devant la Crei. Les faits pour lesquels il est poursuivi sont pour l’essentiel liés à ses fonctions d’ancien ministre. S’il était poursuivi pour des faits exclusivement à d’autres faits qui n’ont rien à voir avec sa qualité de ministre, il ne saurait nullement invoquer le privilège de juridiction. Mais la plupart des sommes pour lesquelles il est poursuivi, c’est lorsqu’il a été ministre. De ce point de vue , la loi est claire, même si la poursuite est déclenchée par le parquet spécial, lorsqu’il se rend compte que l’affaire relève d’une autre juridiction, la loi lui fait obligation de transmettre le dossier à la juridiction compétente. En l’espèce, le dossier de Karim, après avoir été bouclé par le procureur aurait dû être transmis à l’Assemblée nationale. Parce que la Haute cour de justice ne peut être saisie que par un acte d’accusation de la représentation populaire(Assemblée nationale). La haute cour de justice demeure dans la mesure où il n’ aurait pas pu s’enrichir s’il n’avait été ministre. On ne peut pas détacher cet enrichissement de ses fonctions de ministre. Il s’agit de faits commis dans l’exercice de ses fonctions en tant que ministre. Par conséquent, il n’est redevable que devant la haute cour de justice. Le procureur spécial peut demander à ce qu’une enquête soit ouverte lorsque les faits soumis à son appréciation laissent penser que la personne est probablement l’auteur des faits qui lui sont reprochés, la loi lui donne le droit d’engager les poursuites. En l’espéce, il ne peut pas saisir la commission d’instruction mais de l’Assemblée nationale .
Pourtant, le parquet spécial a invoqué le caractère instantané du délit d’enrichissement illicite pour faire échapper à Karim Wade le privilège de juridiction ?
C’est un faux débat que de qualifier l’enrichissement illicite d’infraction instantanée pour rejeter le privilège de juridiction. L’instantanéité s’apprécie à un moment où l’infraction a été commise quand la personne concernée était ministre, mais pas à partir du moment où elle n’est pas en mesure d’apporter des réponses. Cet argument évoqué par le parquet ne tient pas la route. L’infraction n’est pas constituée à l’instant où la personne est dans l’incapacité de justifier les faits qui lui sont reprochés mais à partir du moment où elle a été commise c’est-à-dire de la période d’enrichissement. Situer la constitution de l’infraction à partir de l’absence ou de l’insuffisance d’éléments de réponse, c’est être dans le champ d’une infraction non pas instantanée mais continuée. Il s’agit donc d’une infraction commise pendant que Karim était ministre. Il n’est dés lors redevable que devant la haute cour de justice. De ce point, la Crei doit se déclarer incompétente.
Dans l’arrêt de renvoi de la commission d’instruction devant la Crei , Karim Wade a été saisi en sa qualité de membre du gouvernement. Comment expliquez-vous qu’il ne puisse bénéficier du privilège de juridiction devant la Haute cour de justice ?
C’est cela l’incohérence. Vous ne pouvez pas poursuivre la personne en sa qualité de membre du gouvernement et lui dire qu’elle est redevable devant la Crei. La reconnaissance de la poursuite en qualité de membre du gouvernement est la preuve de l’incompétence de la crei. Soit, Karim est poursuivi en tant qu’individu soit en qualité de membre du gouvernement. La loi est claire. En fait, lorsque la personne est poursuivie pour des faits relatifs en sa qualité de ministre , la seule juridiction est la haute cour de justice lorsque les faits ne sont pas détachables du service. Parce qu’il y a des faits commis qui n’ont rien à voir avec les fonctions de ministre. Pour celles-ci, la haute de justice ne saurait être compétente.
Quelles sont les conséquences d’une éventuelle décision d’incompétence de la Crei ?
On reprend la procédure devant la haute cour de justice. Il faudra que l’Assemblée nationale soit saisie par l’acte d’accusation.
Pendant cette période, Karim sera-t-il mis en liberté ?
Si les avocats demandent la liberté provisoire, rien en effet ne devra s’y opposer. Toutefois, c’est une question de fait laissée à l’appréciation du juge. Les raisons d’accorder ou de rejeter la liberté provisoire dépendront des éléments de droit et de fait sur la base desquels les juges vont souverainement apprécier. Parce que le dossier est transféré à l’Assemblée nationale pour une mise en accusation, systématiquement, il doit bénéficier d’une liberté provisoire. Il est évident, dés l’instant que la Crei se déclarera incompétente, les avocats de la défense demanderont une liberté provisoire. Maintenant, est-ce que sa liberté provisoire ne risque pas de compromettre la continuité du procès ?
Une telle décision pourra-t-elle faire l’objet de recours ?
Quand la juridiction saisie se déclare incompétente, elle est incompétente. Dans la situation où elle se déclare compétente, elle va statuer au fond et juger l’affaire Karim Wade et co-prévenus en ce moment, la seule possibilité offerte aux condamnés d’après l’article 17 est de pourvoir en cassation contre la décision rendue. A ce titre si la cour suprême estime que la Crei n’était pas compétente.D’un autre côté, si la Crei se déclare incompétente, le procureur spécial, peut toujours sur la base de l’article 17, se pourvoir en cassation contre la décision de la Crei déclarant son incompétence à juger l’affaire Karim Wade. Parce que le parquet spécial estimera que les faits que Karim soit poursuivi relèvent non pas de la haute cour de justice mais de la Crei. Pour la Crei l’appel n’est pas possible, mais le pourvoi en cassation existe pour demander que l’on casse la décision parce qu’elle a été rendue par une juridiction incompétente.
Le parquet spécial et certains avocats de la défense ne s’accordent pas sur les éléments constitutifs du délit d’enrichissement illicite. Pour le parquet spécial, l’infraction est constituée par la mise en demeure et l’absence ou l’insuffisance de preuves, tandis que la défense estime que la mise en demeure est un préalable. Qu’en est–il?
L’infraction est soit le fait de s’être enrichi ou d’avoir soustrait frauduleusement des biens appartenant à autrui. Mais on ne peut pas situer l’infraction à partir du moment où la personne n’est pas en mesure de justifier. L’infraction est une action ou une omission interdite par la loi. L’acte commis, c’est l’enrichissement mais pas le fait que l’on soit dans l’incapacité de justifier la licéité de l’enrichissement.