La décision du gouvernement de présenter en procédure d’urgence devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale le projet de loi portant refonte du fichier électoral avant la validation du rapport final de la commission technique de la revue du Code électoral divise les acteurs politiques. Interpellés hier, lundi 08 août, à propos de l’impact de cette décision du pouvoir sur le consensus électoral qui prévaut au Sénégal depuis belle lurette, Me Abdoulaye Babou, leader de Alliance pour l’alternance (Alal) et porte-parole du pôle des non-alignés n’est pas allé par quatre chemins. «Ce projet de loi prouve encore une fois que le gouvernement n’a aucun respect pour les acteurs de la concertation». Prenant le contre-pied de Me Babou, le député progressiste, Papa Diallo dit Zator Mbaye, atteste par contre qu’«il n’y a absolument rien qui remet en cause le consensus de 1992». De leur côté, les acteurs de la société civile qui sont partie prenante de ce processus à la commission technique de la revue du Code électoral, Djibril Gning, et Abdoulaye Ndiaga Sylla, invitent plutôt les différents protagonistes au sens des responsabilités et à élargir la concertation.
ME ABDOULAYE BABOU, PORTE-PAROLE DU PÔLE DES NON-ALIGNÉS : «Ce projet de loi prouve que le gouvernement n’a aucun respect pour les acteurs de la concertation»
Le gouvernement avait reculé pour mieux sauter. Ce projet de loi prouve encore une fois que le gouvernement n’avait aucun respect pour les acteurs de la concertation. On a l’impression qu’on était là-bas comme faire-valoir. Au moment où on parlait pour la galerie pour ainsi dire, le gouvernement ne tenait nullement compte de nos préoccupations. La preuve, il n’y a pas eu d’accord sur le fichier. Le dernier jour de nos travaux, quand l’administration a fait la synthèse des 12 points dont le fichier électoral, l’administration a lu son rapport de synthèse. On a ensuite donné la parole aux trois commissions à l’instar de la commission des non-alignés dont moi-même je suis l’un des porte-parole. Notre pôle a exprimé notre désaccord sur neuf des 12 points. L’opposition aussi avait marqué son désaccord. Il n’y avait que la majorité qui était d’accord. Et pour le point précis du fichier électoral, la position qui avait été dégagée est la suivante : le gouvernement avait dit, je présente un nouveau fichier mais dans ce nouveau fichier on reprend à zéro. On ne va prendre en compte que les gens qui sont présents physiquement. L’opposition s’était opposée sur la présence physique parce qu’on ne peut pas demander aux cinq (5) millions d’électeurs d’être présents devant une commission administrative pour être fichés. Le camp des non-alignés a dit d’accord pour le fichier mais il faut une mise à jour de l’ancien fichier.
En définitive, on n’était pas d’accord sur la proposition du gouvernement. Mais aujourd’hui, vous m’apprenez que le gouvernement présente un projet de loi qui doit être étudié par la commission des lois. Cela veut dire donc que le gouvernement va s’entêter en gardant sa même proposition et c’est grave. Sur les douze points, il n’y a eu aucun consensus. Le gouvernement a pris les acteurs politiques comme faire-valoir. Il a toujours gardé sa volonté de faire ce qui lui plaisait. Mais ce qui est grave encore, c’est au moment où on avait fini les travaux le dernier jour, la majorité nous sort une nouvelle proposition de relecture de l’article LO 114 du code électoral relative à la bi-nationalité alors que celle-ci n’était même pas inscrite à l’ordre du jour. Cependant, nous avons tout compris que c’était dirigé contre Abdoul Mbaye et Karim Wade, c’est inadmissible. Personnellement, je pense que ce dialogue est politique. Je ne participerai plus à cette revue du code électoral. Je croyais que le gouvernent avait la volonté de sortir quelque chose de concret comme une résultante de dialogue national. Malheureusement, c’est de la manipulation et je ne peux pas participer à la manipulation.
PAPE DIALLO DIT ZATOR MBAYE, DEPUTE DE L’AFP : «Il n’y a absolument rien qui remet en cause le consensus arrêté depuis 1992»
Je sors comme ça (lundi après-midi-ndlr) de la réunion de la Commission qui a discuté de la question, réunion à laquelle ont participé des députés de l’opposition. Il n’y a aucun point de désaccord. Cependant, au cours du dialogue, l’opposition a émis des points de réserve. Il y a une très grande différence entre un point de désaccord et un point de réserve. Dans l’applicabilité de la loi que nous avons votée, il n’y a absolument rien qui remet en cause le consensus qui a été jusque-là arrêté depuis 1992. Il faut rappeler que consensus ne veut pas dire unanimité. Alors, quand sur 12 points, les gens sont d’accord sur 8, et dans le code de conduite, il est mentionné qu’en cas de désaccord, il appartient à l’autorité de trancher. L’autorité étant en la matière le chef de l’Etat. Alors, nous pouvons considérer que le chef de l’Etat a tranché parce que le projet de loi a été adopté en Conseil des ministres et envoyé à l’Assemblée nationale. Donc, c’est vraiment poser un faux débat en disant que le consensus a été bafoué. Il n’y a absolument rien qui menace le consensus concernant la question électorale dans notre pays. S’il plait à Dieu, ce projet sera voté jeudi en plénière parce que le projet vient d’être voté à l’unanimité en commission, après 4h de débats. Je peux vous assurer que les débats on été très sereins. Il n’y a pas eu de diatribes, ni de vociférations.
DJIBRIL GNINGUE, SECRÉTAIRE PERMANENT DE LA PLATEFORME DES ACTEURS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE POUR LA TRANSPARENCE DES ÉLECTIONS : «Cette démarche peut avoir des conséquences négatives»
Certainement, ce sont les contraintes du calendrier républicain qui ont amené le pouvoir à adopter cette démarche. Mais, je précise que l’idéal aurait été que l’on attende que le rapport final soit terminé, que l’arbitrage du président de la République soit fait et au besoin que la classe politique rediscute avant que la loi n’aille à l’Assemblée nationale. Maintenant, il est clair que cette démarche peut avoir des conséquences négatives parce que, comme je l’ai dit, la procédure habituelle dans la plupart des cas, c’est de soumettre d’abord le rapport avec les points d’accord et de désaccord à l’arbitrage du président de la République. Et, c’est seulement après son arbitrage que le document est soumis aux acteurs ou envoyé directement à l’Assemblée nationale.
Dans d’autres cas comme en 2014, le rapport final avait été présenté aux acteurs à l’hôtel NgorDiarama par le ministre de l’Intérieur alors que le président de la République n’avait pas encore fini de faire son arbitrage sur certains points de désaccord. Pour cette année, c’est différent, l’administration n’a pas bouclé le document final, elle a seulement présenté le relevé de tous les points d’accord et ceux de désaccord. Donc, le rapport final en tant que tel n’est pas encore achevé parce qu’on vient tout juste de terminer nos travaux qui ont fait 45 jours. Si on avait attendu la validation du rapport ou l’arbitrage du président de la République, je pense que même si tout le monde ne serait pas d’accord, il y aura un compromis sur lequel tout le monde s’accorderait. Maintenant, toutes les parties devront tirer les conséquences de cette situation.
Toutefois, je rappelle également qu’il y avait un accord sur le principe de la refonte partielle du fichier électoral entre tous les acteurs. Il y avait même un consensus très large. Tout le monde était d’accord pour la refonte partielle du fichier électoral. Et, l’une des raisons de ce consensus, c’est que les cartes d’identité et les cartes d’électeurs ont expiré. La deuxième raison est que les pays de la Cedeao ont adopté une nouvelle carte d’identité numérique à puce Cedeao. Ensuite, il y a le problème du stock mort important dans le fichier. La dernière raison est liée au taux d’abstention extrêmement élevé durant les différentes élections. Ce sont ces différentes raisons qui ont amené les diverses composantes du dialogue à s’accorder sur la nécessité d’une refonte du fichier électoral. Donc, le différend était plutôt lié dans la faisabilité de cette refonte partielle. L’opposition a récusé le principe de confirmation et de radiation automatique prôné par la mouvance présidentielle».
RADIATION AUTOMATIQUE DES ABSENTS DU FICHIER ELECTORAL : Mamadou Diop Decroix oppose son véto
L’opposition et le pouvoir ne parviennent toujours pas à accorder leurs violons sur la refonte partielle du fichier électoral, telle que voulue par le chef de l’Etat. Face à la presse hier, lundi 08 août, Mamadou Diop Decroix, représentant le pôle de l’opposition, a exprimé le désaccord de son camp quant à la radiation d’office du fichier électoral de toute personne qui ne se présenterait pas au niveau des Commissions administratives pour confirmation de son inscription. Pour éviter de réveiller les «démons», faisant allusion à ce qui s’est passé dans la sous-région, Decroix a invité le pouvoir et l’opposition à se concerter pour approfondir la réflexion.
Contrairement au consensus de 1992 autour du processus électoral qui a permis d’installer le Sénégal dans l’accalmie entre acteurs politiques, l’on risque de s’acheminer vers des élections sans accord fort sur le fichier électoral. En tout cas, le pouvoir et l’opposition ne parviennent toujours pas à trouver un consensus sur la refonte du fichier électoral, proposée en Commission technique des lois de l’Assemblée nationale. En marge de la rencontre de ladite commission hier, lundi 8 août, le pôle de l’opposition a exprimé son désaccord quant à la radiation du fichier électoral de toute personne qui ne se présente pas physiquement au niveau des Commissions administratives pour confirmer son inscription sur ledit fichier.
Face à la presse, Mamadou Diop Decroix, coordonnateur du Front patriotique pour la défense de la République (Fpdr) a réfuté les motifs avancés par le pouvoir pour la refonte du fichier électoral. Il a ainsi fait savoir que dans l’exposé des motifs, tout à fait au dernier paragraphe, il est dit que l’objet de la refonte est «d’opérer un audit physique de tous les électeurs par leur passage à des commissions administratives instituées pour recueillir la confirmation de leur inscription. Celui qui ne confirme pas son inscription est radié d’office». Un argument battu en brèche par le leader d’Aj/Pads, qui estime qu’en procédant de la sorte, «on est dans une logique qui n’a rien à voir avec le droit des citoyens». Pour lui, aucune disposition de la Constitution n’oblige un citoyen déjà inscrit dans le fichier, d’aller confirmer un exercice qu’il a le droit d’effectuer.
Il a par ailleurs rappelé que le chef de l’Etat, Macky Sall, avait dit en 2011 qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat sur le fichier électoral. Sur cette base, il s’est demandé «depuis quand il y a de quoi fouetter un chat avec ce fichier électoral, qui est là depuis 2011 ?». Decroix reste de ce fait convaincu qu’il n’y a vraiment pas péril à la demeure. Il a dans la même veine botté en touche l’argument de l’évacuation du stock mort avancé par le pouvoir. Pour lui, «pour évacuer un stock mort, il faut d’abord l’établir». Pour ce faire, il pense qu’il faut tout d’abord auditer le fichier. Un audit facile à son avis, dans la mesure où ceux qui sont décédés figurent sur des registres. Ainsi, il trouve que «c’est un jeu d’enfant pour les informaticiens. Il suffit de relever les registres de décès et les rapprocher du fichier électoral pour enlever tous ceux qui sont décédés».
HARO SUR LES LISTES PROVISOIRES
Concernant en outre la publication des listes provisoires nouvellement établies, afin de permettre à l’électeur détenteur de son récépissé de confirmation de faire une réclamation si toutefois son nom n’y figure pas, Mamadou Diop Decroix rejette la proposition. Pour lui, il y a pas mal de Sénégalais qui ne lisent pas en français. Par conséquent, il estime que «ceux-là ne comptent pas». Dans la mesure où, poursuit-il, «dans les zones rurales, ils ne savent même pas ce que c’est d’aller à la préfecture pour lire des listes et voir si leur nom y figure ou pas». Même pour ce qui est des réclamations pour réintégration dans ledit fichier, Decroix pense qu’il faut motiver le refus de la commission administrative d’inscrire le citoyen omis. Pour autant de choses, il reste persuadé «qu’il y a énormément de violation de la liberté de l’électeur».
Cependant, il s’est désolé du fait que «depuis 2012, la machine est en train de tout sauter», alors que «depuis 25 ans, on s’entend quand on discute». Pour lui, il y a un réel problème. Il a ainsi estimé que «si les uns et les autres sont préoccupés simplement d’une élection sincère, propre et honnête, et sont également préoccupés de la stabilité et de la paix civile dans ce pays, je pense qu’on trouvera une solution». Mieux, il pense qu’il y a lieu que l’opposition et le pouvoir se rassoient pour approfondir la réflexion. Estimant par ailleurs que la démarche de l’opposition est constructive, Mamadou Diop Decroix pense «qu’il ne faut pas réveiller les démons». Cela, prévient-il, «je ne vais pas vous faire un dessin. Vous savez ce qui s’est passé dans la sous-région».
NDIAGA SYLLA, EXPERT ÉLECTORAL ET MEMBRE DU GRADEC : «Aujourd’hui, le principal défi est celui du temps»
«Je précise que cette question relative à la refonte du fichier avait été déjà inscrite à l’ordre du jour quand nous avons démarré les travaux au sein de la commission technique de revue du code électoral. Mais, elle a été retirée par la suite sur demande de l’opposition et des non-alignés pour permettre à la commission d’en débattre d’abord. De manière générale, tout le monde s’est accordé sur la nécessité d’une refonte partielle du fichier électoral même si nous avons noté quelques réserves formulées par certains acteurs politiques notamment ceux de l’opposition sur les modalités de la mise en œuvre de cette refonte. En effet, dans le projet, il est prévu que les électeurs confirment leur inscription pour être enrôlé sur les listes électorales mais l’opposition n’est pas d’accord avec ce principe de confirmation.
Cependant, dans l’ensemble, un consensus sur le principe de la refonte a été noté. À mon avis, il est salutaire qu’on envisage d’aller dans les meilleurs délais vers l’adoption de ce projet de refonte partielle du fichier électoral. Notre fichier comporte un stock mort important constitué notamment de personnes décédées qui représentent d’après un rapport de la mission internationale d’audit du fichier, environ 300 000 inscrits. Il s’y ajoute le problème de changement d’adresses qui touche d’après toujours ce rapport, 2% des Sénégalais. Au bout de dix ans, si on fait le cumul, c’est près de deux millions d’électeurs inscrits qui sont touchés. Ma conviction est que cette refonte du fichier s’impose. Nous avons un fichier vieux de dix ans avec un stock mort qui nécessairement influe sur le taux de participation.
Maintenant, il est vrai que cette réforme doit pouvoir être opérée en recueillant l’avis des acteurs politiques et c’est ce qui a été fait dans le cadre de cette commission technique de revue du code électoral. Et c’est heureux que les acteurs se soient accordés sur le principe au-delà des réserves sur les modalités exprimées par l’opposition. Car à mon avis, ces réserves relèvent plus de l’ordre technique que du niveau politique. Parce que quand un citoyen se présente devant la commission, il est obligé de faire une demande comme ça se fait déjà. Aujourd’hui, le principal défi est celui du temps. On est pratiquement à huit mois des prochaines législatives. Je pense qu’il va falloir se concentrer pour mettre les bouchées doubles afin que nous parvenons non seulement à l’enrôlement des électeurs, à la production des cartes mais aussi faire en sorte que la distribution des cartes se fasse à temps avant les élections».
Sud Quotidien