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Pour pérenniser la répression de l’enrichissement illicite, il faut supprimer la CREI

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La grâce accordée à Karim WADE a suscité beaucoup de commentaires, alors que depuis 1960 des milliers de personnes ont toujours bénéficié de cette faveur présidentielle. Au lieu de profiter de cette nouvelle léthargie de la CREI pour s’interroger sur l’opportunité ou non de maintenir cette juridiction, certains hommes politiques se sont même évertués à faire des menaces. Les juristes qui auraient dû élever le débat au niveau scientifique ont pour la très grande majorité, gardé le silence. Un avocat, pourtant qualifié de Ténor du Barreau, a même versé dans l’amalgame : Sur la grâce accordée à Karim WADE, il a affirmé « …Il s’agit de questions sensibles touchant les deniers publics, il faut éviter de pratiquer une grâce sélective qui permet à une catégorie de personnes bénéficiant aujourd’hui d’appuis et de soutiens solides, de pouvoir perturber la marche normale de cette pratique de politique criminelle dans notre pays, depuis l’indépendance».

Et pourtant le même avocat avait déclaré le 08 Janvier 2015, lors d’une émission d’une chaine de télévision « ne pas comprendre la constitution de partie civile de l’État du Sénégal dans une affaire ou cet Etat n’est nullement spolié ». Les thèses selon lesquelles ce sont des réactions de haine trouvent ainsi leur justification. Et pourtant cet avocat sait mieux que quiconque que Karim WADE n’a commis ni de crime économique, comme il le soutient en parlant de politique criminelle ni de détournement de deniers publics ni de corruption ou de concussion. La décision rendue par la CREI est très claire sur ces deux derniers points. Concernant la nature de l’infraction commise, l’enrichissement illicite est bien un délit et non un crime. En droit, chaque mot a un sens, une signification particulière.

Les étudiants en 2ème année de droit vous réciteront à tout bout de champ, qu’en droit « il n’y a ni contravention, ni délit, ni crime sans texte de loi ». S’agissant de l’enrichissement illicite, il a été créé comme délit par la loi 81 – 53 du 10 juillet 1981 relative à la répression de l’enrichissement illicite. Son exposé des motifs ne peut souffrir d’interprétation : « …le gouvernement au terme d’une longue étude propose la création d’un nouveau délit dit « d’enrichissement illicite » qui sera inséré dans le code pénal par un article 163 bis ». Cet article 163 bis est aussi limpide comme l’eau de roche. Son alinéa 2 dispose « le délit d’enrichissement illicite est constitué lorsque….. ». En traitant Karim Wade de criminel économique, de détourneur de deniers publics, de corrompu, on verse dans la diffamation. Leurs auteurs auront du mal à les prouver s’ils sont attaqués pour diffamation, par l’intéressé.

La notion de « traque de biens mal acquis » n’existe pas en droit sénégalais. Les politiciens doivent cesser de nous rabâcher qu’il faut poursuivre cette traque. Ils ne peuvent donc inventer un crime appelé « traque des biens mal acquis » qui concernerait exclusivement les dignitaires de l’ancien régime. La loi parle de « répression de l’enrichissement illicite » qui constitue comme dit plus haut un délit. Et cette loi comme toutes les autres adoptées par l’assemblée nationale et promulguées par le Président de la République, sont générales et impersonnelles.

La loi réprimant l’enrichissement illicite et insérée dans l’article 163 bis du code pénal dispose « l’enrichissement illicite de tout titulaire d’un mandat électif ou d’une fonction gouvernementale, de tout magistrat, agent civil ou militaire de l’Etat ou d’une collectivité publique, d’une personne revêtue d’un mandat public, d’un dépositaire public ou d’un officier public ou ministériel, d’un dirigeant ou d’un agent de toute nature des établissements publics, des sociétés nationales, des sociétés d’économie mixte soumises de plein droit au contrôle de l’Etat, des personnes morales de droit privé bénéficiant du concours financier de la personne publique, des ordres professionnels, des organismes privés chargés de l’exécution d’un service public, des associations ou fondations reconnues d’utilité publique, est puni d’un emprisonnement de 5 à 10 ans et d’une amende au moins égale au montant de l’enrichissement… ».

Contrairement à ce que pensent les politiciens et râleurs publics, la loi ne vise pas « les seuls dignitaires de l’ancien régime ».L’éventail des personnes susceptibles d’être poursuivies devant la CREI est très vaste comme le confirme cet article 163 bis. Il n’y a donc pas de liste de personnes qui vaille. Il n’appartient pas au Président de la République ou au gouvernement de dresser de liste. La CREI, selon l’article 5 de la loi 81-54 du 10 juillet 1981, l’instituant peut être saisie par voie de « dénonciation, de plainte ou par toute autre voie prévue par la législation en vigueur, ou par le procureur spécial agissant d’office ».

Il faut profiter de cette léthargie voulue de la CREI pour réformer l’alinéa 2 de l’article 163 bis du code pénal instituant le délit de l’enrichissement illicite et pour supprimer cette CREI. En effet les dispositions de l’alinéa 2 et la jurisprudence de la CREI constituent un danger pour toutes les personnes qui occupent ou ont occupé des fonctions rappelées ci-dessus : « le délit d’enrichissement illicite est constitué lorsque, sur simple mise en demeure, une des personnes désignées ci-dessus, se trouve dans l’impossibilité de justifier de l’origine licite des ressources qui lui permettent d’être en possession d’un patrimoine ou de mener un train de vie sans rapport avec ses revenus légaux. L’origine licite des éléments du patrimoine peut être prouvée par tout moyen. Toutefois la seule preuve d’une libéralité (un don reçu) ne suffit pas à justifier de cette origine licite ».

Il s’agit là d’un renversement de la charge de la preuve qu’il est souvent difficile de relever. Et la jurisprudence de la CREI qui a, dans l’affaire Karim WADE, admis des actes juridiques où le nom de ce dernier ne figurait pas est aussi significatif de la difficulté de rapporter des preuves. Pis, les biens immobiliers ou les entreprises créées constituant l’enrichissement illicite sont évalués au moment où la CREI est saisie. Par exemple, un bien immobilier acheté à 30 millions de CFA en 1998 et évalué à 200 millions en 2017, l’enrichissement portera sur ce montant. Idem pour les entreprises créées par la personne poursuivie ou ses supposés complices.

Pour pérenniser la répression de l’enrichissement, il faut supprimer la CREI. Pourquoi ? La CREI n’est qu’une juridiction de jugement, la supprimer ne signifie pas que le délit d’enrichissement illicite va disparaitre. Celui – ci est déjà dans le code pénal. Il suffira simplement de donner compétence aux juridictions correctionnelles pour connaitre des faits qualifiés d’enrichissement illicite.

Devant la CREI, il y a renversement de la charge de la preuve, il n’y a pas de double degré de juridiction. Toutes les organisations de droit de l’homme internationales comme nationales l’ont décrié. Pour elles, la CREI ne garantit pas le droit à un procès équitable, conformément aux dispositions de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Me Patrick Baudouin, Président d’Honneur et Responsable du Groupe d’Action judiciaire de la FIDH déclarait : « La CREI ne garantit pas les droits des personnes inculpées par cette juridiction d’exception, Il est regrettable que cet organe d’un autre âge ait été réactivé sans avoir été mis en conformité avec les principes les plus élémentaires du droit et des droits de la défense ». Pour M. Aboubacry Mbodji, Secrétaire Général de la RADDHO « La CREI est une juridiction spéciale avec des règles de procédures attentatoires au droit à un procès équitable ».

Les personnes accusées d’infractions pénales, ont droit à l’observation d’une série de droits en matière de procédure, entre autres du principe de l’égalité de toutes les personnes devant la justice, de la présomption d’innocence, du droit à être entendu dans une procédure contradictoire, et du droit à être jugé dans des délais raisonnables par un tribunal compétent, indépendant et impartial, et du droit à avoir la condamnation et la peine revues par une instance supérieure conformément aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. L’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui visent à assurer une administration appropriée de la justice, énoncent les normes fondamentales applicables dans tous les procès : « Toute personne déclarée coupable d’une infraction pénale par un tribunal a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation ».

Jean Pierre BEMBA, ancien Vice – Président congolais, Hissène HABRE, ancien Président du Tchad qui ont été condamnés respectivement par la Cour Pénale Internationale et par les Chambres Africaines Extraordinaires pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et tortures (qui sont au sommet de la pyramide des infractions pénales qu’on peut commettre) bénéficient du droit de faire appel des décisions rendues et d’être rejugés par une juridiction autrement composée. Pour un fait d’enrichissement illicite qualifié de délit, il n’y a pas de possibilité d’interjeter appel alors que les premiers juges peuvent se tromper. Ce sont des êtres humains non ?

Beaucoup de personnes pensent qu’en supprimant la CREI, il n’y aura plus de répression de l’enrichissement illicite, alors que sa suppression renforce cette répression. Le délit existe dans le code pénal, il faudra simplement donner compétence aux tribunaux correctionnels qui connaitront ainsi du délit d’enrichissement illicite, comme ils jugent tous les jours le vol, l’escroquerie, l’abus de confiance, le détournement de deniers publics, la corruption etc. En effet, ce sont les mêmes procédures devant les tribunaux correctionnels qui sont appliqués devant la CREI.

L’arrêt de celle – ci sur l’affaire Karim WADE le dit clairement « …Considérant qu’en vertu des dispositions de l’article 14 de la loi 81-54 du 10 Juillet 1981, ce sont les règles du Code de Procédure Pénale applicables devant le tribunal correctionnel qui régissent la procédure en ce qui concerne les débats et le jugement devant la CREI… », Ce sont aussi les juges des juridictions ordinaires qui cumulent leur fonctions avec celles de juges de la CREI. Pourquoi donc maintenir cette juridiction budgétivore (location de siège, charges courantes, personnel subalterne etc.). En donnant compétences aux tribunaux correctionnels, les fonctions de Procureur spécial seront dévolues au Procureur de la République, la commission d’instruction sera supprimée et leurs missions transférées aux juges d’instructions dont certains pourront se spécialiser en délits économiques. Et notre pays se conformera aux standards internationaux, puisque les ordonnances des juges d’instruction pourront etre attaquées devant la chambre d’accusation, les jugements des tribunaux correctionnels peuvent comme toujours être déférés devant la cour d’appel.

Il faut souligner que depuis 36 ans que cette CREI existe, elle n’a pas jugé plus de 6 personnes et n’a condamné que 3 personnes y compris Karim WADE et Tahibou NDIAYE. Plaider pour son maintien relève de la « folie » intellectuelle.

Je ne terminerai pas sans signaler le cumul inadmissible de fonctions publiques et privées. En effet, il est difficilement incompréhensible que dans un Etat normal des autorités investies d’un mandat public continuent à exercer des activités privées au vu et au su de tout le monde alors que la loi l’interdit formellement. Le cas des ministres conseillers est patent. Bon nombre d’entre eux exercent des activités privées lucratives. Les gains gagnés ne constituent –ils pas de l’enrichissement illicite, puisqu’ils n’ont pas le droit de le faire ? Le Président de la République est interpellé. Pourquoi les râleurs publics se taisent. Et pourtant un célèbre avocat avait attiré l’attention des sénégalais sur cette entorse à la gestion sobre et vertueuse.

Moustapha SARR

Juriste

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