La crise entre le Qatar et plusieurs pays arabes qui a débuté lundi 5 juin 2017 n’est pas prête de s’éteindre. Etant donné la complexité de la situation, L’observatoire du Qatar vous propose cet article qui permet, en répondant à cinq questions, de comprendre les véritables tenants et aboutissants d’une affaire qui va durablement recomposer l’équation stratégique de la région.
Où en est-on aujourd’hui dans la crise entre le Qatar et ses voisins ?
La situation est très volatile et elle évolue de jour en jour et même d’heure en heure. Mais aujourd’hui, mercredi 7 juin 2017 à midi, voilà ce que l’on peut dire.
Avant-hier, cinq pays arabes ont décidé de rompre leurs relations diplomatiques avec le Qatar ; il s’agit de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, du Bahreïn, de l’Egypte et du gouvernement yéménite en exil. A cela, il faut ajouter le gouvernement dissident libyen installé à Baïda dans l’est du pays (largement soutenu par les Emirats et l’Egypte) ainsi que les Iles Maldives.
Cette volonté de rompre avec le Qatar ne s’est pas déclinée que sous la forme d’une rupture classique des relations bilatérales. Les protagonistes sont allés plus loin en accompagnant leur décision d’une série de mesures de rétorsion dont la plus explicite réside dans la fermeture des frontières terrestres, maritimes et aériennes. Or, il faut noter que le Qatar ne dispose que d’une seule frontière terrestre qu’il partage avec l’Arabie saoudite, ce qui le rend grandement dépendant de son puissant voisin pour tout ce qui relève de l’approvisionnement des besoins alimentaires primaires. En plus de ce blocus drastique, les diplomates qataris ont eu deux jours pour quitter le territoire des pays sus mentionnés tandis que les expatriés qataris bénéficiaient d’un délai de quinze jours. Par la même occasion, tous les ressortissants émiriens, saoudiens et bahreïnis vivant au Qatar ont été priés de quitter le territoire. En ce qui concerne le volet aérien, la compagnie nationale Qatar Airways s’est vue notifier une interdiction du survol du vaste espace aérien saoudien tandis que les compagnies aériennes des trois pays du Golfe ne peuvent plus desservir l’aéroport international de Doha. Preuve de la persistance de la crise, mardi 6 juin au soir, deux autres pays arabes se sont joints au boycott : la Jordanie a annoncé qu’elle réduisait sa représentation consulaire à Doha et la Mauritanie déclarait rompre ses relations diplomatiques. Depuis 1981 et la naissance du CCG (Conseil de coopération du Golfe) qui regroupe les six monarchies pétrolières de la région, jamais un problème aussi grave n’avait autant divisé les Etats membres.
Quelles sont les véritables raisons de la crise ?
Il y a trois raisons : deux qui relèvent de l’histoire récente et une qui renvoie à l’actualité immédiate.
Pour ce qui est des raisons profondes, il faut d’abord revenir au début des « printemps arabes » et de la manière dont les pays du Golfe ont différemment apprécié ce moment historique de protestation. En effet, alors que les contestations populaires mettant à bas des régimes à bout de souffle étaient bien vus du côté du Qatar, leur perception était radicalement différente auprès des dirigeants saoudiens et émiriens. Ces derniers craignaient plus que tout que ce vent de révolte ne déborde sur leurs terres et vienne, par ricochet, menacer la pérennité de leur pouvoir.
Ce premier clivage s’est doublé d’une deuxième rupture qui portait sur la relation à entretenir avec le mouvement des Frères musulmans. En Egypte, en Tunisie, au Maroc et ailleurs, le résultat des premières consultations électorales libres et transparentes donnaient dans quasiment tous les cas la victoire aux partis issus de cette confrérie. Cette recomposition politique était observée avec la plus grande suspicion à Riyad dont la prétention à détenir le monopole de l’interprétation légitime en terre d’islam écarte la possibilité de voir émerger un rival dans l’espace de sens du monde musulman. Or, la seule organisation transnationale capable d’incarner une alternative au « modèle » islamique saoudien dans le monde arabe est précisément celle des Frères musulmans dont l’idéologie s’accommode (sacrilège pour le pouvoir et l’establishment wahhabite saoudien) du suffrage universel. Enfin, il ne faut pas oublier que la monarchie saoudienne garde une rancoeur tenace vis-à-vis de la confrérie à cause de la « trahison » dont elle avait fait preuve en 1990/1991 au moment de la Guerre du Golfe. Alors que Riyad faisait à l’époque feu de tous bois pour bénéficier d’appuis régionaux dans sa confrontation avec Saddam Hussein, les Frères avaient dans une large mesure pris fait et cause pour le raïs irakien. Ce précédent historique n’a toujours pas été pardonné à Riyad.
En ce qui concerne la raison immédiate de cette crise, il faut remonter à la visite de Donald Trump à Riyad le 21 mai dernier. Au cours de ce déplacement historique, le président américain a clairement dénoncé l’Iran (ainsi que l’Organisation Etat islamique) comme étant le foyer du terrorisme qu’il fallait combattre. Si cette obsession anti-iranienne tranche avec la posture de conciliation propre à l’administration Obama qui avait signé l’accord de sortie de crise sur le nucléaire, elle a eu pour conséquence de ravir les dirigeants saoudiens qui nourrissent une forme de paranoïa vis-à-vis de la puissance iranienne qu’ils conçoivent comme un « péril existentiel ». Cette posture de confrontation à Riyad est renforcée par le fait que c’est désormais la jeune génération qui arrive aux commandes du pays avec notamment la montée en puissance de Mohamed Ben Selmane (MBS) considéré comme le nouvel homme fort du royaume. Fils du roi, vice-prince héritier, cumulant le poste stratégique de ministre de la Défense et seulement âgé de 30 ans, il est de ceux qui animent la ligne intransigeante au sein de la dynastie régnante. Cette volonté d’asseoir un nouveau leadership régional s’est vérifiée dès l’arrivée au pouvoir de Selmane en janvier 2015 avec comme première illustration la guerre au Yémen contre les rebelles Houthis pour laquelle MBS a joué un rôle central. La crise actuelle n’est donc qu’une nouvelle expression de la détermination de l’Arabie saoudite de mettre au pas toutes les pétromonarchies afin de les ranger derrière une nouvelle doctrine diplomatique consistant à endiguer la sphère d’influence iranienne par tous les moyens. Depuis une dizaine d’années, c’est en effet un sentiment d’encerclement insupportable qui domine à Riyad puisque Téhéran est parvenue depuis 2003 à mettre sous sa besace l’Irak, la Syrie, le Liban (par Hezbollah interposé) et une partie du Yémen. C’est cet « arc chiite » qui part de Téhéran à Sanaa en passant par trois autres capitales arabes qui doit, du point de vue saoudien, être brisé.
Or, c’est précisément à ce niveau que se joue l’un des ressorts de la crise actuelle car la ligne dure adoptée par Riyad est loin de correspondre à celle défendue par le jeune émir Tamim ben Hamad al-Thani. Partageant un énorme gisement gazier (le plus grand réservoir de gaz naturel off-shore au monde), Doha et Téhéran ont régulièrement souhaité décrisper la situation régionale pour envisager une coopération énergétique qui satisfasse les intérêts des deux parties. Quelques jours à peine après la visite de Donal Trump, l’émir du Qatar et le président iranien ont même échangé un appel téléphonique de courtoisie exprimant une volonté commune de collaborer sur divers dossiers. De notre point de vue, c’est cet appel, et plus largement le refus de Doha d’obtempérer au garde à vous saoudien, qui a porté à incandescence la fureur de Riyad. Aidée des Emirats arabes unis, la monarchie a donc mis à exécution un plan visant à « se venger » du culot qatari en lui assénant un coup tellement fort que le petit émirat n’aura plus qu’à capituler. Ce plan s’est opéré en deux temps : il y a d’abord eu l’opération de piratage informatique de l’agence de presse officielle qatarie la semaine dernière (que nous avons détaillée dans un article précédent ici). Et le deuxième temps consiste en la mise au ban de Doha qui a commencé il y a deux jours et qui n’est peut-être qu’à ses débuts.
Pourquoi l’Arabie saoudite a-t-elle exigé du Qatar de se séparer du Hamas et de prendre ses distances avec les Frères musulmans ?
Dans la justification initiale qui a accompagné leur décision de rompre leurs relations diplomatiques, les cinq pays ont avancé l’argument selon lequel leur « sécurité nationale » était menacée car le Qatar financerait des groupes terroristes comme Al Qaïda ou l’Organisation Etat islamique et que Doha soutenait les mouvements dissidents chiites saoudiens qui sont à l’oeuvre dans l’est du royaume. Comme le rappelle à juste titre certains observateurs, ces griefs relèvent pour beaucoup « d’élucubrations ». Ces prétextes fallacieux n’ont été avancés que pour apporter une justification de circonstance aux opinions publiques et il faut en réalité voir ailleurs pour comprendre la logique saoudo-émienne.
Hier, mardi 6 juin, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel Joubeyr, a fait une déclaration depuis Paris qui donne les conditions d’une reprise du dialogue : celle-ci mentionne explicitement le fait que le Qatar doit rompre ses liens avec le Hamas palestinien et la confrérie des Frères musulmans. Cette déclaration a été accompagnée par un propos tenu par Sultan Saoud al-Qassimi, un leader d’opinion émirien proche des dirigeants de son pays qui exigeait du Qatar plusieurs concessions pour un retour à la normale. Parmi celles-ci figuraient la fin des relations avec la galaxie des Frères musulmans, l’arrêt de la chaîne Al Jazeera, l’expulsion de Yusuf al-Qaradawi ainsi que celle de Azmi Bishara. Celui-ci, considéré comme l’éminence grise du palais princier, est l’un de ceux qui ont poussé au dynamisme qatari lors de l’épisode des printemps arabes. On voit donc bien que derrière l’écran de fumée de l’accusation fantaisiste d’un soutien qatari au terrorisme de Daech, c’est bel et bien la question de l’islam politique et de son influence dans le monde arabe qui taraudent les responsables saoudo-émiriens. Comme expliqué plus haut, ces derniers nourrissent une peur bleue de la confrérie qu’ils accusent d’entretenir un agenda caché de prise du pouvoir dans le Golfe par la mise en place d’un Etat parallèle. Si ce fantasme est très présent auprès des responsables saoudiens, il tourne à la véritable hantise du côté des Emirats arabes unis à tel point que Dahi Khalfan, un des plus hauts responsables du pays et ex-chef de la police de Dubaï, n’avait pas hésité à classer les Frères musulmans comme la menace numéro un pour le pays devant… l’Iran et Israël !
Quel est le rôle des puissances occidentales dans cette crise ?
En ce qui concerne les puissances occidentales, elles sont aujourd’hui dans la prudence voire la gêne car leurs intérêts auprès des deux camps sont nombreux. Plusieurs pays comme la France ont appelé à la reprise du dialogue mais la prise de position la plus attendue était celle des Etats-Unis. Or, ces derniers se sont exprimés de manière confuse car d’un côté Donal Trump a tweeté qu’ « au cours de mon récent voyage au Moyen-Orient, j’ai déclaré qu’il ne pouvait plus avoir de financement pour l’idéologie radicale. Les dirigeants ont désigné le Qatar – Voyez ! », ce qui sonnait comme un alignement aux positions saoudo-émiriennes. Mais d’un autre côté, plusieurs institutions américaines atténuaient la position du président, notamment le Pentagone qui a répliqué en affirmant qu’au « au niveau des opérations militaires », la crise « n’a pas eu d’impact » pour l’armée américaine. « Nous continuons d’être reconnaissants aux Qataris pour leur soutien de longue date à notre présence et nous n’avons pas de projet de changer notre position au Qatar », a ainsi conclu Jeff Davis, le porte-parole du ministère de la Défense.
De notre point de vue, ces déclarations ne sont contradictoires qu’en apparence car Washington souhaite, dans ce contexte tendu, ménager la chèvre et le chou. Si les propos de Donald Trump ont du ravir ses alliés de Riyad et d’Abou Dhabi, la position du Pentagone est destinée à rassurer Doha d’autant que l’ambassadrice des Etats-Unis au Qatar n’a pas hésité à appuyer les efforts de son pays hôte dans la lutte contre le terrorisme. Du côté des autres pays occidentaux, il faut noter la position singulière de l’Allemagne qui s’est distinguée en se solidarisant avec le Qatar tout en accusant Donald Trump d’attiser la tension dans la région.
Qu’en est-il de la position de certains pays comme la Turquie et Israël ?
La position de la Turquie était très attendue et après des premières déclarations exprimant un regret de voir ces dissensions diviser les Etats du Golfe, Recep Tayeb Erdogan a pris position en faveur du Qatar. Le président turc a en effet déclaré que les sanctions prises à l’endroit du Qatar « n’étaient pas appropriées » en ajoutant que son pays restera aux côtés de ceux qui l’ont soutenu lors des moments difficiles. Cette affirmation du chef de l’Etat peut être interprétée comme un « retour d’ascenseur » au Qatar. En effet, l’émirat avait été en juillet dernier le premier pays arabe (avec le Maroc) à condamner la tentative de coup d’Etat fomenté par une partie de l’armée. Il faut aussi ajouter que les relations bilatérales sont exceptionnellement bonnes, les deux pays ayant dopé leurs échanges commerciaux au cours de la décennie écoulée. C’est d’ailleurs vers la Turquie que le Qatar se tourne depuis deux jours pour organiser un pont aérien en vue de compenser le déficit de denrées en tout genre dû au blocus saoudien. Le Qatar a aussi signé un accord de défense historique avec Ankara permettant l’installation sur son sol d’une base militaire turque permanente. Pour bien saisir la position turque, il faut aussi rappeler que lors de la tentative du coup de force de l’an dernier, les Emirats arabes unis avaient ostensiblement pris position en faveur des putschistes, la chaîne al-Arabiya ayant même relayé les rumeurs envoyant le président Erdogan en Allemagne et ce, dans le but de démobiliser ses partisans au plus fort des évènements. Proche des milieux gullenistes, certains responsables émiriens ne cachent pas leur aversion pour le pouvoir d’Erdogan dont l’une des inspirations idéologiques renvoie à la pensée des Frères musulmans.
En ce qui concerne Israël, on peut dire que c’est sans doute l’Etat qui se réjouit le plus de la situation actuelle. Faisant du Hamas son ennemi juré, l’Etat hébreu n’est en effet pas mécontent de voir le bailleur de fonds de son rival être malmené. Dès lundi soir, le ministre israélien a ainsi fait des appels du pied aux gouvernements qui avaient rompu avec Doha en déclarant que la mise au ban du Qatar « ouvrait la voie à une coopération dans la lutte contre le terrorisme ».
De même, Tel Aviv est depuis quelques temps dans une collaboration ouverte avec le gouvernement des Emirats arabes unis notamment dans le partenariat technologique, du commerce de luxe ou des questions sécuritaires. Enfin, Israël et les Emirats joignent depuis des années leurs efforts pour diaboliser l’image du Qatar sur la scène internationale, notamment aux Etats-Unis. Il y a quelques jours, plusieurs médias américains dont The Intercept, le HuffPost et The Daily Beast ont fait état des fuites provenant de la boite mail de Youssef al-Otayba, ambassadeur des Emirats arabes unis à Washington. Considéré comme l’un des diplomates les plus puissants de la capitale, ce dernier n’a pas ménagé ses efforts pour ternir la réputation du Qatar auprès des décideurs américains. Cette stratégie qui avait pour finalité d’isoler le Qatar en le présentant comme un allié douteux qui finance le terrorisme a été relayée par plusieurs médias américains ainsi que par des cercles appartenant à la mouvance pro-israélienne Outre-Atlantique. L’objectif était de faire « payer » à Doha sa politique étrangère de soutien aux factions palestiniennes de la résistance et de dénonciation du coup d’Etat en Egypte.
observatoire-qatar.com