Pour le sociologue tunisien Jihad Haj Salem, le président élu dimanche 15 octobre a su faire une « campagne différente », à la fois locale et associative.
Neuf jeunes sur dix ont voté pour lui. Kaïs Saïed, nouveau président tunisien, dont l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) a confirmé lundi 14 octobre la victoire avec 72,71 % des voix (contre 27,29 % pour l’homme d’affaires Nabil Karoui) a été en bonne partie porté au pouvoir par le vote des jeunes.
Un phénomène que le chercheur en sociologie spécialiste de la jeunesse, Jihad Haj Salem, 28 ans, analyse pour Le Monde Afrique. Cet engouement pour le juriste classé conservateur, est à ses yeux le fruit de l’approche nouvelle de la politique développée par Kaïs Saïed.
Né à Douar Hicher, dans la banlieue ouest de Tunis, très engagé pendant la révolution en 2011, le chercheur a été ensuite témoin du désenchantement qui a suivi. Ses travaux portent sur les processus de marginalisation et de radicalisation qui affectent la jeunesse, autant que sur leur politisation.
Pourquoi le nouveau président Kaïs Saïed a-t-il autant attiré le vote jeune ?
Jihad Haj Salem La réponse tient d’abord dans la campagne qu’il a faite. Invisible pour l’élite politico-médiatique, le candidat a opté d’emblée pour une campagne locale, associative. Dès 2013 et 2014, Kaïs Saïed a commencé à se rendre dans des clubs, les débats citoyens, les petits rassemblements de jeunes. C’est l’une des raisons pour laquelle une partie du pays ne l’a pas vu venir. Ce n’est donc pas qu’il n’a pas fait campagne, mais plutôt qu’il a fait une campagne différente avec un discours qui répond à la jeunesse. Il l’a d’ailleurs précisé lors du débat télévisé qui l’a opposé à Nabil Karoui. « Je ne fais pas de promesses, a-t-il dit. C’est aux jeunes de formuler leurs attentes et ils savent ce qu’ils veulent. Et c’est à nous de formuler politiquement et juridiquement ce que les jeunes demandent. »
Ce qui explique, selon vous, que la jeunesse s’est mise en mouvement pour lui ?
Effectivement et de façon impliquée. Pendant les élections, vous avez par exemple eu un groupe Facebook créé par des soutiens de Kaïs Saïed pour garantir un service de covoiturage gratuit aux étudiants qui n’ont les moyens pour revenir à leurs gouvernorats d’origine ou sont inscrits dans les registres de vote ailleurs qu’à Tunis.
Mais son projet de démocratie participative et de révolution légale ne semble pas si simple à mettre en place. Il va lui falloir les deux tiers de l’Assemblée pour réformer la Constitution par exemple…
Le nouveau président a une approche paradoxale et c’est justement ce qui peut marcher. Car même si son projet est révolutionnaire, Kaïs Saïed est attaché à préserver les institutions. Interrogé sur son attitude si le Parlement refusait ses propositions législatives, il expliquait qu’il continuerait de proposer et ne dissoudrait pas l’Assemblée. Son idée est de trouver des moyens légaux de pression sur les institutions à partir d’un travail collectif. Une manière de réécrire le rapport au politique, d’inventer de nouvelles pratiques citoyennes, qui permettent aux Tunisiens des marges de renouer avec les institutions.
La jeunesse tunisienne a pris de longue date ses distances avec la politique…
La distanciation des jeunes par rapport aux formes institutionnalisées du politique et de la chose publique n’est effectivement pas nouvelle. Il suffit de regarder leur implication dans la vie étudiante – avec l’élection des conseils scientifiques dans les universités – au fil du temps. Nous avons du recul, car c’est la seule élection qui se déroulait librement même sous Ben Ali, et l’université constituait le seul public pour exprimer une tendance politique. Le syndicat estudiantin plutôt de gauche, l’UGET [Union générale des étudiants tunisiens], et celui de tendance islamiste, l’UGTE [Union générale tunisienne des étudiants], se sont toujours disputé la première place. Or, ces dernières années, ce sont surtout les indépendants qui ont gagné les élections dans l’enseignement supérieur.
Le microcosme estudiantin a connu à son échelle le même phénomène que nous avons vu émerger aux municipales de 2018 avec la percée des listes indépendantes arrivées en première position avec 32,3 % des suffrages. A l’université, Il y a eu un déclin des syndicats au profit des clubs et associations indépendantes, la même sortie des circuits traditionnels que lors des derniers scrutins.
Comment les jeunes vont-ils arriver à jouer un rôle avec ce nouveau président ?
Je pense que le plus important, c’est la dynamique qu’ils ont créée et qui s’est exprimée dans ce scrutin et les nouveaux espaces de discussion et de mobilisation qu’ils ont su créer. L’idée est d’arriver à institutionnaliser ces nouveaux espaces, briser les cadres d’interprétation traditionnelle du politique dans ce pays. Les jeunes ont un rôle dans le sens où ils participent désormais à la mutation du champ politique au lieu d’en être exclu, comme auparavant.