D’ici cinquante ans, Facebook pourrait compter davantage de comptes d’utilisateurs morts que vivants.
La Presse canadienne
Eileen Nearne est décédée en 2010, à l’âge de 89 ans, au terme d’une vie apparemment sans histoire.
Mais quand les responsables locaux ont visité le petit appartement où elle vivait seule à Torquay, à environ 300 km au sud-ouest de Londres, ils ont découvert le secret qu’elle protégeait depuis plus de 65 ans.
Le 2 mars 1944, alors qu’elle n’avait que 23 ans, Mme Nearne s’est rendue clandestinement en France où, à l’aide d’un émetteur sans fil, elle a servi de liaison entre les résistants français et les chefs militaires britanniques avant le débarquement de Normandie. Elle a joué ce rôle périlleux jusqu’en juillet 1944, quand les nazis l’ont capturée, torturée et envoyée au camp de concentration de Ravensbrück, en Allemagne.
Au moment de son décès, parents et amis ne savaient absolument rien des activités de cette femme durant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont été stupéfaits de découvrir que le Royaume-Uni venait de perdre une véritable héroïne qui n’avait jamais soufflé mot de ses exploits.
Aujourd’hui, la question de ce qui adviendra après notre décès des secrets que nous avons gardés toute notre vie prend une tout autre dimension, avec la prolifération des plateformes sociales comme Facebook.
Il faut réfléchir à ce qu’on veut laisser comme traces. Katharina Niemeyer, professeure à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM)
« Avant [Facebook], peut-être qu’après notre décès, on trouvait quelques photos; peut-être des dossiers sur l’ordinateur, ou un journal intime, explique la professeure Katharina Niemeyer. En ligne, on va pouvoir découvrir des parties de nos proches qu’on ne soupçonnait pas. Il peut y avoir des surprises. »
« Mais le contraire pourra aussi se produire : « Cette personne en faisait beaucoup plus que je le croyais dans la vie, et c’est beau de voir des côtés que je ne soupçonnais pas. » »
Accéder au profil Facebook du disparu pourrait donc être comparé à fouiller dans les tiroirs et le garde-robe de Mme Nearne après son décès : qui sait quels secrets – joyeux et tristes, troublants et surprenants – s’y cachent?
Le royaume des morts?
Des chercheurs de l’Université d’Oxford ont tout récemment prédit que, si la tendance actuelle se maintient, Facebook comptera d’ici 50 ans davantage d’utilisateurs morts que vivants. Selon leurs analyses, au moins 1,4 milliard de membres mourront d’ici 2100, ce qui signifierait que les morts seraient plus nombreux que les vivants d’ici 2070.
Mais si Facebook continue d’ajouter 13 % de nouveaux membres chaque année, jusqu’à la saturation de tous les marchés, on pourrait compter tout près de cinqmilliards d’utilisateurs morts d’ici la fin du siècle.
C’est toutefois un très gros « si ».
« Il faut nuancer un peu cette affirmation-là, parce que c’est présumer que dans plusieurs décennies, on aura toujours Facebook dans sa forme actuelle, indique Nadia Seraiocco, une doctorante de l’UQAM. On n’a aucune preuve que ça va continuer comme ça pendant plusieurs décennies; que Facebook ne changera pas de forme d’ici un an ou deux; qu’il n’y aura pas de réglementation plus sévère sur ce que les [entreprises] comme Facebook peuvent garder comme données. »
Le président-directeur général de Facebook, Mark Zuckerberg, répondant à des questions au Parlement européen en mai 2018. Photo : Reuters / Reuters TV
Déjà, dit-elle, on a constaté une baisse de la croissance et des profits de Facebook dès le trimestre suivant l’entrée en vigueur, en mai dernier, du Règlement général sur la protection des données (RGPD) sur le territoire de l’Union européenne.
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« Je ne peux que présumer que ce règlement-là s’appliquera sur ce qu’on veut qu’il advienne de nos données après notre mort, poursuit Mme Seraiocco. Parce que présentement, même si vous vous débranchez de Facebook, vos données restent là. Est-ce qu’il en sera toujours ainsi? Je me permets d’en douter. »
Les données en héritage
Pour le moment, vous pouvez nommer un légataire qui gérera nos affaires numériques après votre décès. Mais même si cette personne ferme la page Facebook, ou même si elle en fait une page commémorative, les données, elles, ne s’en vont nulle part.
On ne respecte pas tout à fait la volonté de quelqu’un qui voudrait que ses données soient effacées après son décès. On devrait pouvoir disposer de ce qu’on génère comme données, mais des contrats d’adhésion qui sont souvent moins que clairs nous enlèvent cette possibilité-là. Nadia Seraiocco
Tous n’ayant pas un passé aussi glorieux que celui de Mme Nearne, confier notre mot de passe à nos descendants – et donc leur donner la clé du coffre qui renferme tous nos secrets numériques – ne plaira pas à tout le monde.
La réalité ressemblera davantage à ceci : la plupart des gens auront mis en ligne, pendant leur vie, des trucs qu’ils ne souhaiteront pas être présentés à froid à leur famille après leur décès, sans contexte. S’ils décident d’en parler avant leur mort, tant mieux; sinon, ils l’emporteront dans leur tombe.
« C’est un enjeu de voir comment la famille et les amis proches vont gérer cet héritage numérique d’un point de vue éthique, dit Katharina Niemeyer. Qu’est-ce qu’on veut divulguer ou pas? Qu’est-ce qu’on partage ou pas avec nos proches? Qu’est-ce qu’on garde pour soi? Il n’y a pas de recette miracle, mais un jour, en famille, il faut en parler, noter les mots de passe, mentionner comment [l’héritage numérique] doit être géré. »
Valeur marchande et recherche
« La réaction des gens est de dire : « J’ai vraiment tout ça, là, et ça va rester là après ma mort? » Oui, illustre Nadia Seraiocco. Ces données-là ont une valeur marchande, et c’est pour ça qu’on les garde. Vous devriez avoir le droit de dire : « J’ai souscrit à ce service-là, je ne veux plus que mes données y soient ». Ce serait la moindre des choses. »
Un riche « patrimoine humain » est verrouillé chez Facebook, déplore-t-elle, et réservé à ceux qui ont les moyens de payer, alors qu’il pourrait avoir une valeur inestimable entre les mains des chercheurs. Elle estime que l’abonné devrait avoir le pouvoir de décider de faire disparaître ses données ou de les transmettre à la recherche, par exemple après trois mois d’inactivité.
« Les données sont en croissance chez Facebook et d’autres réseaux sociaux, que ce soit Google, Facebook ou Amazon, rappelle Mme Seraiocco. Ces gens-là ont énormément de données sur nos habitudes de vie, sur la manière dont nous consommons, sur ce que nous aimons… Je pense qu’il devrait y avoir plus d’ouverture là-dessus. La plus grande partie de nos activités en ligne est concentrée sur des plateformes commerciales, donc ça rend ça très difficile. Il commence à y avoir un peu de transfert de connaissances, mais ce n’est pas suffisant. »
Elle rappelle que Facebook, Google, Amazon et les autres sont des entreprises commerciales dont le but premier est de réaliser des profits. Mais la grogne commence à s’intensifier : de plus en plus de gens demandent pourquoi Facebook garde leurs données, et ce qu’elle en fait s’ils se débranchent, ce qui finira inévitablement par attirer l’attention des élus.
« C’est une compagnie privée qui a littéralement le droit de vie ou de mort sur tout ce qui touche votre vie privée, et je pense que nos États devraient s’y intéresser plus », dit Mme Seraiocco.
En attendant, l’internaute doit prendre conscience que Facebook n’est pas qu’une activité ludique et sans conséquences. Ses activités en ligne ne se volatilisent pas aussitôt qu’elles sont terminées.
« Non, tout ça n’est pas immatériel parce que c’est numérique, résume Nadia Seraiocco. Ça correspond à des entrées sur des serveurs; ça peut être classifié; ça peut être remixé; on peut créer de nouveaux profils à partir de vos données; on peut faire de l’analyse prédictive… Une question reste : qu’est-ce qu’on fait avec vos données et votre profil [après votre mort]? Et est-ce que vous avez votre mot à dire là-dedans? Pour le moment, la réponse est non. »