Les poursuites engagées par la Cour pénale internationale (CPI) contre quatre hauts responsables du Kenya dépassent les frontières de ce pays d’Afrique orientale. C’est un précédent important, à l’échelle du continent.
Sur les quatre Kényans poursuivis par la Cour pénale internationale (CPI) pour les violences post-électorales de fin 2007 et début 2008, deux —et non des moindres— ont démissionné le 26 janvier. Uhuru Kenyatta, fils du premier président du Kenya indépendant, n’est plus ministre des Finances. Ce présidentiable reste cependant vice-Premier ministre. Quant à Francis Muthaura, un autre allié de l’actuel président Mwai Kibaki, il a démissionné de son poste de responsable de la fonction publique (Head of Civil Service).
Les violences qui avaient suivi la dernière présidentielle avaient fait 1.200 morts et 600.000 personnes déplacées. Les chefs d’incupation pour crimes contre l’humanité ont également été confirmés par la CPI contre l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur William Ruto et le présentateur radio Joshua Arap Sang. Les quatre inculpés ont décidé de faire appel.
Le dossier kényan pourrait jouer un rôle dissuasif
L’annonce de la CPI, faite le 23 janvier, n’a pas été sans provoquer de gros remous au Kenya. Et pour cause: Uhuru Kenyatta et William Ruto sont tous deux en lice, pour un scrutin présidentiel qui doit se dérouler fin 2012 ou au plus tard en mars 2013. Aucun de ces deux hommes ne paraît encore prêt à abandonner ses ambitions, mais rien ne garantit que leurs procédures d’appel seront réglées à temps, avant les prochaines élections. Les délais de la CPI sont souvent plus longs que ceux des juridictions nationales. En attendant, à Nairobi, on se perd en conjectures sur leur capacité ou non à présenter leur candidature. Selon l’article 6 de la Constitution du Kenya, les responsables de l’Etat doivent être «au-delà de tout soupcon du point de vue de l’éthique». Les organisations de défense des droits de l’Homme, qui appellaient déjà à la démission de Uhuru Kenyatta et Francis Muthaura, vont aller en justice pour savoir si les poursuites engagées par la CPI n’empêchent pas Kenyatta et Ruto d’être candidats.
A l’échelle du continent, c’est un «pas important pour les victimes», salué par la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH). Le dossier kényan pourrait aussi jouer un rôle dissuasif, ailleurs en Afrique, sur les dirigeants tentés de recourir aux violences dans le cadre de processus électoraux. Abdullahi Boru Halakhe, analyste pour la Corne de l’Afrique de l’ONG International Crisis Group (ICG), basé à Nairobi, rappelle que les personnes impliquées sont de haut niveau.
«Il s’agit de gros poissons comme Uhuru Kenyatta et William Ruto, qui a été ministre deux fois. C’est un tournant crucial à la fois pour la CPI et les dirigeants africains, qui pourront se dire que Kenyatta et Ruto sont des hommes riches, des hommes d’influence, mais qu’il sont quand même pris. Ils peuvent se dire que la prochaine fois, s’il y a des violences autour des élections, ce pourrait être leur tour.»
Thierry Vircoulon, directeur du projet Afrique centrale d’ICG, estime que l’action de la CPI pose un précédent dont l’impact est déjà tangible.
«La politique de la CPI qui consiste à menacer de poursuites dès qu’il commence à y avoir bagarre, comme on l’a vu en République démocratique du Congo (RDC), joue un effet préventif intéressant.»
Dès les premières violences dans ce pays, le procureur, Luis Moreno-Occampo, a déclaré qu’elles «ouvraient la porte de la CPI».
Message pour les autorités de Dakar
La question n’est pas de savoir si les menaces de poursuites seront effectives ou pas, note Thierry Vircoulon, dans la mesure où la Cour internationale est déjà débordée par les dossiers qu’elle doit traiter. L’important, c’est l’impact de telles déclarations sur «les esprits des acteurs politiques locaux». Dans le cas de la RDC, les responsables du parti d’Etienne Tshisekedi, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), se sont montrés sensibles à la position de la CPI, estime le chercheur français:
«Sur le plan diplomatique, l’avertissement de la CPI lancé à un camp précis a réduit ses marges de manoeuvre. Les responsables auxquels on a montré la ligne rouge ont ensuite eu du mal à discuter avec les acteurs internationaux impliqués dans le processus électoral de leur pays».
Etienne Tshisekedi, qui menaçait de recourir à la rue pour imposer sa victoire à la présidentielle du 28 novembre 2011, s’est abstenu de jeter de l’huile sur le feu. L’éternel opposant, à 79 ans, s’est proclamé vainqueur et refuse de négocier tout compromis avec Joseph Kabila, le président sortant et réélu dans des conditions contestées. Etienne Tshisekedi a annoncé son intention de former un gouvernement la semaine prochaine, et il rejette d’avance les résultats du scrutin législatif qui s’est aussi tenu le 28 novembre. Ces résultats, qui étaient attendus le 26 janvier, près de deux mois après le scrutin, ont été reportés sine die par la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), qui invoque des difficultés logistiques. Malgré les coups de gueule de Tshisekedi, force est de constater que le statu quo actuel joue en faveur du plus fort —le régime Kabila.
Alors qu’on s’inquiète d’une montée de violences politiques au Sénégal, à l’approche de la présidentielle du 26 février, la fermeté de la CPI au Kenya n’a sans doute pas tout à fait échappé aux autorités de Dakar.
Sabine Cessou
slateafrique