Les dernières heures avant le chavirement
Sans calculer la stabilité, un marin averti sait qu’elle est manifestement insuffisante. La surcharge des ponts supérieurs, les cales vides, le combustible et l’eau douce en grande partie consommés et en carènes liquides sont des indices alarmants. A Karabane, Le Joola prend de la gîte sans que l’on puisse attribuer celle-ci à un chargement asymétrique dans les cales qui sont vides. Cette gîte est causée par le seul rassemblement, le long du bastingage à tribord, des passagers déjà embarqués qui observent le mouvement des pirogues et l’embarquement des derniers passagers.
Sur les quatre photographies qui suivent, prises à Karabane, extraites du film d’un témoin amateur, (source : video scellé 01 / Verschaste) on voit le navire au mouillage avec une forte gîte sur tribord, environ 10°, car la porte d’embarquement tribord est au ras de l’eau. Monsieur Auvray fait même mention d’une entrée d’eau par cette porte, son seuil étant entre ‘cinq à dix centimètres’ sous la flottaison, ce qui n’est pas impossible, car l’angle d’immersion de cette porte est 9,9°. Cette entrée d’eau est confirmée par le rescapé Sylvanno Olympio interviewé dans l’émission Rideau Rouge.
Dernière escale au mouillage de Karabane, la gîte tribord atteint 10°. Deux autres vues attestant l’importance de la gîte tribord. Au mouillage de Karabane, la porte arrière est fermée, elle sera ouverte ultérieurement. A ce moment Le Joola était déjà à la limite du chavirement ; il suffisait d’une augmentation de la gîte de quelques degrés, sur un coup de roulis, par exemple, pour provoquer une entrée d’eau massive sur le pont de franc-bord et ainsi entraîner le chavirement du navire au mouillage. P. Auvray a ajouté lors de son audition ‘que l’équipage était hésitant à l’ouverture de cette porte, car l’eau rentrait à l’intérieur du navire’. Le navire prêt à chavirer au mouillage sur rade abritée, il était manifeste qu’il n’était pas en état de prendre la mer, même par beau temps, et à fortiori avec les grains annoncés et déjà actifs.
Pourtant le navire appareille sans que soient prises les précautions les plus élémentaires de préservation du franc-bord : El Ali Haïdar affirme que ‘la porte Arrière était entrouverte’ ; ceci est confirmé par le film de mai 2003 des plongeurs (scellé 02 / Verschaste). Cette ouverture n’a pu survenir au moment ou après le naufrage. La porte a donc été volontairement ouverte en mer, sans doute pour améliorer la ventilation de cet espace devenu difficilement respirable, où quelques 200 personnes ont trouvé à se ‘caser’ pour la traversée. Il a été dit qu’un adolescent avait pu s’échapper par cette ouverture. ‘Cette porte était ouverte en contravention de la règle 20-1 du chapitre II-1 de la Solas qui prévoit que les portes de chargement doivent être impérativement fermées et verrouillées avant que le navire n’entreprenne une traversée et que les heures de fermeture doivent être consignées dans le journal de bord.’
Sur ces deux photographies sous-marine de l’épave, on voit l’entrebâillement, au centre en sombre, entre la porte, à gauche sur la photo ci-dessus, et le fronton de poupe. En visionnant le film, on voit la porte osciller, en fonction des mouvements de la houle. Les hublots des emménagements du pont principal, situés à 2,40 mètres au dessus de la flottaison (en position droite), ne sont pas fermés. Les images filmées de l’épave montrent des hublots ouverts et en particulier un hublot des cabines équipage de l’arrière pourvu d’une oreille d’âne (manche à air insérée dans un hublot pour améliorer la ventilation).
Ici on peut voir quatre hublots des cabines équipage munis d’oreilles d’âne. La vue de détail de l’épave montrant un hublot ouvert et muni d’une oreille d’âne. A la page 86 du rapport de la Commission d’enquête technique on lit : ‘Causes imputables au constructeur : Les hublots du navire situés sur le pont principal étant bas, cette situation était de nature à favoriser l’envahissement par l’eau en cas de gîte (inclinaison) égale ou supérieure à 20°’. Les experts font remarquer que la position des hublots, tant par rapport à la ligne de surrimmersion que par rapport au pont de franc-bord, répondait aux exigences de la réglementation. Ils rappellent que les hublots, comme les tapes de ventilation, sont faits pour être fermés à la mer quand les conditions le nécessitent. On constate d’ailleurs dans le rapport de franc-bord que ces hublots étaient doublés de contre-hublots (couvercles métalliques, articulés sur le dormant du hublot, pouvant se rabattre sur lui pour garantir toute entrée d’eau en cas de bris du verre).
En conséquence la position des hublots n’est en aucun cas une cause indirecte imputable au constructeur. Par contre, le fait d’appareiller les hublots ouverts et de ne pas fermer les contre-hublots à l’approche d’un coup de vent, seront une des causes directes du naufrage.
Après l’appareillage, autre signe manifeste d’instabilité la gîte passe sur bâbord pour deux raisons ; d’abord les passagers, qui au mouillage de Karabane, étaient massés sur le coté tribord, après l’appareillage se répartissent également d’un bord comme de l’autre, réduisant ainsi la gîte. Ensuite, les experts estiment qu’à Karabane, pour diminuer la gîte dangereuse sur tribord, les quelques 35 tonnes de gas-oil avaient été transférées dans les citernes bâbord. Ce déséquilibre suffit pour que Le Joola, instable, prenne de la gîte sur bâbord. Il augmente ainsi sa surface de flottaison et améliore sa stabilité de forme, faute de pouvoir agir sur sa stabilité de poids qui lui est imposée par son chargement.
La barre franchie, vers 18h55, Le Joola fait route sur Dakar, cap au 348°. La houle de secteur Sud rattrape le navire par l’arrière et le fait rouler lentement ; cette longue période de roulis est un signe manifeste supplémentaire d’instabilité. La houle n’est pas forte, ses creux dépassent à peine le mètre et le roulis est faible, d’une amplitude de 5° de part et d’autre de la position d’équilibre. Mais le navire n’est pas droit ; son inclinaison d’équilibre est égale à 5° bâbord. Le roulis fait incliner Le Joola jusqu’à 10° Bd et le ramène vers tribord sans dépasser la position droite.
A partir de 22h00 les conditions vont se détériorer progressivement ; un système orageux se forme à l’arrière du navire et le rattrape. Le vent va fraîchir, creusant un peu plus la mer. L’amplitude du roulis augmente progressivement, sa période étant toujours très lente. Le Joola met de plus en plus de temps à se redresser, nouveau signe manifeste d’un manque de stabilité qui met en péril le navire et les personnes à son bord. La masse orageuse est détectée par l’officier de quart, car visible sur l’écran du radar et elle rattrape le navire. Le coup de vent est prévisible ; avant qu’il n’atteigne le navire il était encore temps de manœuvrer pour le mettre en condition optimum pour sa sauvegarde en se mettant préventivement à la cape : en venant à gauche (pour ne pas augmenter la gîte sur bâbord) et en avant lente jusqu’à faire face au vent ou en le gardant légèrement sur bâbord, soit une giration de 260° environ. Le Joola avait ainsi une chance d’étaler l’orage.
Dans le rapport d’enquête technique, on peut lire, page 66, : ‘Selon le lieutenant S., rescapé militaire, le commandant, qui se trouvait à la passerelle au moment où le bateau chavirait, n’avait donné comme ordre que l’arrêt des moteurs ; ordre qui a été exécuté.’ Les experts estiment cet ordre inadapté et regrettable, car il anéantit les dernières chances de sauver le navire. Dans le rapport de la commission militaire, page 9, les experts ont remarqué une phrase évoquant un autre scénario, contredisant le lieutenant S : ‘Les manœuvres du barreur pour redresser le bateau n’ont pas empêché celui-ci de se coucher sur le flanc bâbord.’ En effet, en mettant la barre à gauche, il était possible de diminuer momentanément la gîte. Selon tous les autres témoignages, à aucun moment l’équipage du Joola ne paraît avoir tenté quoi que ce soit dans les instants qui ont précédé le chavirement.
Avant que les rafales de vent n’atteignent leur force maximale et que la gîte devienne trop importante, sans doute était-il encore temps de faire fermer les hublots et la porte de chargement laissés ouverts. Il était aussi possible et souhaitable, en utilisant le réseau de diffusion générale, de faire descendre en urgence les passagers des ponts supérieurs pour les regrouper dans les points les plus bas du navire et si possible du coté tribord pour limiter la gîte. Malheureusement, aucune manœuvre adaptée ne fut tentée. Les brassières de sauvetage ne furent même pas distribuées et aucune annonce ne fut faite. Ce manque de réaction et d’anticipation étonne les experts qui se demandent par ailleurs si le réseau de diffusion intérieure à l’attention des passagers et le système d’alarme générale étaient en état de fonctionner.
Comment Le Joola a chaviré
Vers 22h45 la masse orageuse rattrape Le Joola par sa hanche tribord en générant une forte pluie et un vent violent sur le côté tribord. Deux couples inclinant vont s’appliquer simultanément en s’additionnant: Le vent de 40 noeuds exerce un couple inclinant faisant gîter sur bâbord le navire à un angle d’équilibre statique d’environ 13° (voir § 7.6.5 ). Progressivement à l’approche du grain, les passagers de pont qui avaient trouvé une place du côté tribord sont exposés au vent et à la pluie et se déplacent vers bâbord pour se mettre à l’abri du vent et de la pluie avec leurs bagages. Le moment inclinant dû au déplacement des passagers s’élève à 319 tonnes. Cette situation qui, à lui seul, ferait gîter le navire sur bâbord à un angle d’équilibre de 17°. Le bras de levier de redressement du navire ne peut compenser ces deux couples inclinant, car si l’équilibre théorique se trouve autour d’une inclinaison de 24°, il faut tenir compte de l’inclinaison initiale de 5° et du roulis, faible en début de traversée mais qui s’est amplifié.
Gîté, Le Joola ne va pas trouver son équilibre, car simultanément d’autres facteurs vont survenir, dont les effets, en s’ajoutant à ceux du vent et du déplacement des passagers, vont précipiter le chavirement : Sous l’effet de l’abondante pluie tropicale, les ponts supérieurs sont inondés, et même si cette eau s’évacue par les dalots, il reste une faible couche d’eau. Les quelques trois tonnes d’eau ainsi accumulées dans les hauts contribuent négativement à remonter le centre de gravité du navire, mais c’est l’effet de carène liquide, produit par la grande surface libre, qui contribue de façon beaucoup plus importante à la réduction de la stabilité. Certains hublots sont restés ouverts (voir supra) comme le prouve le film enregistré par des plongeurs, en particulier ceux des cabines de l’équipage à l’arrière. Or, l’angle d’immersion des hublots est égal à 19,7° et à cet angle l’envahissement du navire commence avec ses fatales conséquences : alourdissement du côté bâbord de la gîte, carènes liquides, enfoncement.
A cette inclinaison, autour de 20°, surviennent des effets dynamiques ; sur un coup de roulis plus prononcé, les uns après les autres, les passagers perdent leurs appuis et leurs prises et sont précipités vers bâbord. Dans le garage, les véhicules et la cargaison de colis, non saisis, ripent vers bâbord en entraînant les passagers qui y étaient installés. Tout ce qui n’est pas fixé ou saisi, personnes, mobiliers, bagages, matériel, cargaison, liquides en soutes, est précipité et entassé vers le bordé bâbord. Les passagers de pont, qui se sont réfugiés des intempéries à bâbord, sont précipités à la mer ainsi que leurs bagages. La porte arrière du garage a été gardée entrouverte. A 23° d’inclinaison l’envahissement du garage commence, aggravant à son tour tous les effets inclinants déjà observés. Très vite, en moins de deux minutes, le navire est couché sur bâbord. Il restera ainsi couché sur le côté un bref instant mais déjà, depuis que les 20° de gîte ont été atteints, l’eau s’engouffre par les hublots du pont principal et la porte arrière.
Pour se sauver les gens ouvrent les portes des ponts supérieurs ; à 30° de gîte la mer entre par les portes du 1er pont supérieur, à 40° par les portes du 2eme pont supérieur. Progressivement mais rapidement, les emménagements des ponts supérieurs se remplissent et s’alourdissent. Le Joola finit de se retourner, la quille en l’air, à 180° environ, les mats à trois mètres du fond de la mer, ce qui donne une profondeur de 25 mètres à cet endroit, conforme aux indications de la carte n°7389. Le Joola a sombré à 22h 55 le 26 septembre 2002 par 13° 12’,8 de latitude Nord et 17°05’,6 de longitude Ouest ; à 16,8 milles dans le 257 de la Pointe Saniang en Gambie.
L’heure du naufrage a été déterminée suivant le témoignage de Monsieur EL Ali Haïdar qui a constaté que les montres des victimes étaient arrêtées à 22h 55. L’épave du Joola a dérivé pendant plus de trois jours vers l’Est-Nord-Est, pénétrant dans les eaux territoriales gambiennes et s’échouant à 14h 00 le 30 septembre par 13° 15’,3 de latitude Nord et 16° 59’,3 de longitude Ouest. Quelques jours après le naufrage, lorsque les plongeurs filment l’épave, qui a dérivé vers la côte sur les fonds de 20 mètres, on voit les mats pliés au contact du sable, ce qui constitue d’ailleurs la seule avarie visible du navire.
Les causes du naufrage sont multiples
Le coup de vent, seul, ne pouvait causer le chavirement. Sans vent et sur mer calme, même avec près de 2 000 personnes à bord, Le Joola n’aurait pas chaviré, à condition de gouverner avec de faibles angles de barre. Le premier facteur, direct et déterminant, du chavirement du Joola est donc la perte de stabilité causée conjointement par un chargement aberrant et l’effet inclinant du vent et du roulis. Le Joola avait été construit en conformité avec les réglementations en vigueur à l’époque. Comme pour la plupart des navires, ses caractéristiques étaient un compromis entre les limitations dimensionnelles, notamment son tirant d’eau maximum pour permettre le franchissement de la barre de Casamance, et la volonté d’optimiser ses capacités de chargement.
En conséquence, la stabilité du Joola satisfaisait aux critères réglementaires mais imposait un strict respect des exigences telles que définies par le dossier de stabilité. La première de ces exigences était le respect des limites minimales et maximales de chargement, dont bien entendu le nombre maximal admissible de passagers, stipulé à la fois par le dossier de stabilité et le Permis de Navigation. Le large dépassement de ce nombre maximal admissible constitue une double faute :
• Il contrevient aux critères de stabilité.
• Il ne respecte pas les capacités des moyens d’évacuation.
Le naufrage du Joola est la conséquence de multiples autres causes que les experts ont qualifiées ci-après, selon les facteurs conjoncturels ou structurels, chroniques, certains ou probables, déterminants ou aggravants, directs ou indirects. A la suite de ces facteurs, les experts ont fait figurer, en italique, les responsables présumés à qui peuvent être imputés les manquements qui en sont les causes. Les experts ne retiennent pas comme cause du naufrage le fait que les moteurs principaux ne fonctionnaient qu’à 50 % de leur puissance.
Moustapha BARRY
(Correspondant permanent à Paris) (La suite du rapport d’expertise sera publiée dans l’édition de lundi)