Chers lecteurs,
Dans un soucis de partage, je vous livre sans commentaires, la réflexion d´un homme qui connait la Casamance et qui a été séduit par la beauté naturelle de cette région, par l´hospitalité de ses habitants. Il a choisi de construire une case à Oussouye où il passe ses vacances . Le titre est Silence sur la Casamance.
Silence sur la Casamance
Par Jean-Claude MARUT
Chercheur associé
au Centre d’étude d’Afrique noire
(CNRS – IEP Bordeaux)[1]
A la fin de ce mois de décembre, le conflit de Casamance va entrer dans sa vingt-neuvième année. Probablement dans la discrétion : l’un des conflits les plus longs, sinon le plus long de l’Afrique contemporaine est aussi l’un des moins médiatisés à l’extérieur. Sans doute parce qu’il ne présente pas d’enjeux internationaux majeurs et qu’il reste de très basse intensité. Mais aussi parce que l’Etat sénégalais est passé maître dans l’art de communiquer. Après avoir tenté de faire croire pendant vingt-deux ans qu’il n’y avait pas de guerre au sud de son territoire, mais de simples « opérations de maintien de l’ordre républicain », il tente depuis six ans de faire croire que la paix y est revenue, ou est en voie de l’être. Et gare à ceux qui s’aventurent à montrer le contraire ! Pour avoir donné, voici quelques années, la parole à des interlocuteurs de la rébellion autres que ceux choisis par l’Etat, une correspondante de RFI avait été expulsée, tandis qu’une radio privée avait été réduite au silence et son directeur placé en garde à vue. En 2009 et en 2010, des auteurs d’essais sur la question ont été victimes de tentatives d’intimidation, et leurs ouvrages ont été saisis. Comme d’autres qui n’ont pas le bonheur de plaire au pouvoir en place, ces ouvrages ne sont certes pas interdits, puisque la censure n’existe pas au Sénégal : pour la plupart édités en France, ils sont simplement « retenus » par la Douane sans explication, ce qui ôte à leurs auteurs, aux éditeurs, aux libraires, toute possibilité d’action judiciaire, tout en les incitant à l’autocensure.
Et pourtant, en dépit du discours officiel, la guerre continue. Non reconnu par la plupart des groupes se réclamant du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance, le mouvement séparatiste, « l’accord de paix » signé en 2004 avec une branche dite modérée a en effet permis à l’Etat sénégalais d’obtenir une aide internationale substantielle, mais pas de ramener la paix. Et les violences ont repris de plus belle depuis 2009. Tout en multipliant les prélèvements sur les populations civiles (braquages de véhicules, pillage de boutiques…), des maquisards mettent à nouveau la pression sur les gouvernementaux. L’an dernier, une faction, celle de Niantang Diatta, lié à Mamadou Nkrumah Sané, le leader en exil à Paris, a tenu tête à l’armée sénégalaise pendant plusieurs semaines aux abords de la capitale régionale, Ziguinchor, avant de se retirer. Cette année, une autre faction, celle de Salif Sadio, mène avec un certain succès des attaques contre les forces gouvernementales plus au nord, entre le fleuve Casamance et la frontière gambienne.
Ne disposant que de faibles moyens, affaiblis politiquement et militairement par leurs divisions et par la perte de soutiens intérieurs et extérieurs, les radicaux ne peuvent plus guère espérer l’emporter par les armes. Mais ils entendent poursuivre la lutte armée aussi longtemps que l’Etat n’acceptera pas de discuter avec eux. C’est justement ce que celui-ci refuse. À l’opposé de son discours officiel, il cherche en effet par tous les moyens à diviser la rébellion et à l’affaiblir suffisamment pour ne pas avoir à négocier, signant des accords avec ceux que la presse sénégalaise a qualifiés de « repentis », et qui n’ont justement plus rien à négocier, et pour cause, puisqu’ils sont financés par l’Etat.
C’est tout cela que les dirigeants sénégalais cherchent à cacher : à la fois la poursuite du conflit, qui signe leur échec – en 2000, le candidat Wade avait promis de régler le problème en cent jours s’il était élu – , et les raisons de cette prolongation, dont ils portent largement la responsabilité. Forts de leurs soutiens internationaux et d’un large consensus intérieur sur la question, contrôlant globalement la situation sur le terrain, avec une armée mieux encadrée et disposant de moyens matériels accrus, notamment en matière de couverture aérienne, ils pensent avoir le temps pour eux et jouent la carte du pourrissement, dont l’argent est l’instrument privilégié.
C’est de bonne guerre, dira-t-on. Mais c’est aussi faire bon marché des populations de la région, qui en paient les conséquences : la grande majorité des victimes du conflit sont en effet des Casamançais, qu’ils soient maquisards, soldats gouvernementaux ou simples civils ; et l’asphyxie économique, qui n’est pas due qu’à la guerre, réduit dramatiquement des ressources déjà insuffisantes. Par ailleurs, le choix du pourrissement fait courir le risque d’une réactivation de la violence sur d’autres bases. À l’échelle du Sénégal, où une crise sociale et politique sans précédent mine la légitimité du pouvoir en place. Mais aussi à l’échelle de la sous-région, où des risques persistent alors que d’autres apparaissent. C’est le cas au nord de la Casamance, où dans son bras de fer avec Dakar, le régime gambien cherche à desserrer l’étau en se liant à une faction rebelle, au risque d’être déstabilisé par son puissant voisin. C’est également le cas au sud, où il y a longtemps que la rébellion casamançaise a perdu tout intérêt stratégique pour l’Etat bissau-guinéen, ou ce qui en reste aujourd’hui. Mais où elle pourrait intéresser les narco-trafiquants, qui ont fait de ce pays une de leurs plaques tournantes dans l’acheminement de la cocaïne sud-américaine vers l’Europe, et qui seraient en contact avec des groupes se réclamant d’Al-Qaida au Maghreb islamique, qui utilisent eux-mêmes la sous-région comme base arrière.
La prolongation du conflit n’est donc pas seulement insupportable pour les Casamançais : elle est lourde de dangers, internes et externes, pour l’Etat sénégalais. D’où la question : plutôt que de laisser pourrir, ne vaudrait-il pas mieux crever l’abcès en cherchant une véritable solution politique avec ceux qui se battent et leurs représentants, aussi divisés soient-ils ? Cette question concerne au premier chef les Casamançais, mais elle concerne aussi l’ensemble des citoyens Sénégalais. Si l’on s’accorde à penser que le conflit casamançais est dû à un déficit politique, on voit mal comment sa résolution pourrait faire l’économie d’un large débat.
On n’en prend manifestement pas le chemin. Au prétexte qu’il ne faudrait pas « souffler sur les braises », les autorités justifient à la fois l’opacité de leur gestion du conflit et la censure de sa couverture. Une tendance qui se vérifie dans tous les domaines. Alors que la libéralisation des médias avait contribué à sa victoire en 2000, Maître Wade a depuis plusieurs années tendance à faire des journalistes des boucs-émissaires. C’est le cas d’Abdou Latif Coulibaly, devenu la bête noire du régime pour ses ouvrages d’investigation sur les détournements de fonds. Mais c’est aussi le cas d’écrivains comme Sémou Mama Diop, dont l’ouvrage satirique « Thalès-le-fou », qui dresse un tableau de la misère sociale et de l’injustice poussant les jeunes à émigrer clandestinement, est venu s’ajouter à la longue liste des saisies douanières. Cette censure justifie la formule d’un chercheur, pour qui le Sénégal est passé du Sopi (« le changement », en wolof, slogan de campagne d’Abdoulaye Wade) au Nopi (« se taire »). On peut y voir à l’œuvre une logique de pouvoir dans laquelle la négation des conflits et la criminalisation de leur couverture évacuent le politique, vidant ainsi la démocratie de sa substance. Cette politique est le fait d’un président qui ne supporte manifestement pas la contradiction et qui s’accroche au pouvoir – à 84 ans, il s’apprête à briguer un nouveau mandat – en dépit d’une crise de légitimité sans précédent : il est de plus en plus isolé, non seulement par rapport au front anti-Diouf qui avait permis son élection, et qui a depuis longtemps éclaté, mais aussi par rapport à une population qui avait cru au changement et qui manifeste de plus en plus violemment son mécontentement.
Témoignant de la vitalité de la société civile au Sénégal, les organisations de défense des droits de l’Homme, ainsi que des radios et des journaux privés, ne manquent pas de dénoncer des pratiques contraires à la Constitution et à l’image démocratique du pays. À un peu plus d’un an d’une élection présidentielle qui s’annonce difficile pour lui, on peut penser que Maître Wade n’aurait rien à perdre à mettre fin à ces pratiques. Et que les citoyens sénégalais auraient tout à y gagner.
[1] Auteur du livre « Le conflit de Casamance. Ce que disent les armes », Karthala, Paris, 2010 (interdit au Sénégal depuis mai 2010)