Chez les animaux, la règle semblait immuable : pour avoir une descendance, il faut un mâle et une femelle. L’omniprésence de la reproduction sexuée dans le monde animal est pourtant longtemps restée un mystère. Pourquoi devoirchercher un partenaire lorsque l’on pourrait simplement produire un clone de soi-même, comme le font d’ailleurs les bactéries ? Pour répondre à cette question, il faut plonger au cœur du matériel génétique.
Dans chaque cellule, les chromosomes, supports de l’information génétique, existent en deux exemplaires, l’un provenant du père, l’autre de la mère. Ces chromosomes dits « homologues » portent chacun une version différente des mêmes gènes. Lors de la formation d’un gamète (spermatozoïde pour le mâle, ovule pour la femelle), seul un exemplaire de chaque chromosome est conservé. Les combinaisons de gènes possibles, déjà immenses, deviennent presque illimitées lorsque les gamètes mâle et femelle fusionnent pour donner un nouvel individu.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder chez l’homme à quel point chaque enfant d’un même couple est différent. Or, la sélection naturelle étant la clef de l’évolution, plus la diversité génétique d’une espèce est importante, plus ses chances de s’adapter aux changements de son environnement augmentent.
« CULS-DE-SAC ÉVOLUTIFS »
Le brassage génétique apporté par la reproduction sexuée semblait donc être un tel avantage évolutif que bon nombre de scientifiques jugeaient tout autre mode de reproduction voué à l’échec. Pourtant, dans les années 1950, un groupe de petits invertébrés allait faire office de grain de sable dans cette vision bien huilée de l’évolution. Les rotifères bdelloïdes, comptant plusieurs centaines d’espèces, semblaient ne comporter que des femelles, se reproduisant sans passer par la case fécondation.
Ce mode de reproduction asexué, appelé parthénogenèse, avait déjà été observé chez certaines espèces de lézards ou de poissons par exemple, mais était alors présent en parallèle d’une reproduction sexuée. En d’autres termes, les mâles n’étaient jamais bien loin. Les quelques rares espèces se reproduisant exclusivement sans sexe étaient, quant à elles, considérées comme des « culs-de-sac évolutifs », des espèces récentes condamnées à une extinction certaine.
Mais dans le cas des bdelloïdes, les choses étaient bien différentes : présents sur toute la surface du globe depuis quelques dizaines de millions d’années, il était bien difficile de parler d’erreur de l’évolution. Devant un tel mystère, la communauté scientifique se divisa en deux camps : ceux qui restaient persuadés qu’une reproduction exclusivement asexuée était impossible, considérant que des mâles devaient bien exister quelque part, et ceux enclins à admettre que le sexe n’était pas indispensable pour survivre, mais sans aucune preuve pour étayer cette théorie. Pour tous, les rotifères bdelloïdes, qualifiés de « scandale évolutif », étaient devenus une énigme bien gênante.
DES DÉCENNIES DE DÉBATS ACHARNÉS
Après cinq ans de travail, une équipe internationale menée par l’université de Namur et le Genoscope (Centre national de séquençage du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), situé à Evry, vient enfin de percerce mystère, mettant fin à des décennies de débats acharnés. La réponse, publiée dimanche 21 juillet, dans la revue Nature (Genomic Evidence for Ameiotic evolution in the Bdelloid rotifer adineta vaga, Jean-François Flot et al., Nature2013), était simplement enfouie dans l’ADN de ces organismes. Pour la toute première fois, des chercheurs ont réussi à séquencer le génome d’une espèce de bdelloïde, nommée Adineta vaga. En reconstituant l’ADN de cette espèce, on pouvait s’attendre à obtenir des gènes bien rangés, répartis de façon identique sur chaque paire de chromosomes homologues.
La réalité fut tout autre, comme l’explique Olivier Jaillon, chercheur au CEA-Genoscope et MIT, qui a codirigé cette étude. « Chez Adineta vaga, on n’observe pas de similarités structurales complètes entre les deux chromosomes de chaque paire. Un chromosome donné peut même porter les deux versions d’un même gène ! » Dans ces conditions, l’étape de formation des gamètes, censée diviser le matériel génétique en deux lots équivalents, est tout simplement impossible. Et sans gamètes, pas de sexe. Fin du scandale. « En démontrant que le génome de ces organismes est incapable de produire des gamètes, on clôt enfin le débat : les bdelloïdes sont bel et bien asexués », se félicite Jean-François Flot, en charge de l’étude.
« COPIER-COLLER » GÉNÉTIQUE
Mais alors, pourquoi cette conclusion semblait-elle si scandaleuses durant toutes ces années ? « Il y avait peut-être un peu d’anthropocentrisme au sein de la communauté scientifique : les êtres humains, les chiens, les poissons sont sexués, il était tentant d’en faire une généralité absolue, suggère Jean-François Flot. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que les bactéries se débrouillent très bien sans sexe depuis des millions d’années. » En plus de mettre un point final à ce débat, cette étude permettra également de fournir de nouvelles clés pour reconnaître des génomes d’espèces asexuées. Car de l’avis des chercheurs à l’origine du projet, les rotifères bdelloïdes ne sont sûrement pas les seuls animaux à avoir fait une croix sur le sexe…
Une reproduction exclusivement asexuée pose en théorie deux problèmes. Tout d’abord, produire de simples clones devrait entraîner une très faible diversité génétique, les quelques mutations aléatoires ne pouvant remplacer l’incroyable brassage génétique offert par la reproduction sexuée. De plus, beaucoup considèrent que ce mode de reproduction entraîne, au fil des générations, une accumulation de mutations délétères, c’est-à-dire conférant un désavantage évolutif (comme déclarer une maladie par exemple).
FRAGMENTS D’ADN D’AUTRES ESPÈCES
Chez Adineta vaga, ces deux problèmes sont contournés par des mécanismes présents chez d’autres espèces, mais qui sont, ici, particulièrement développés. Ces organismes intègrent ainsi dans leurs chromosomes des fragments d’ADN d’autres espèces, ce qui augmente la diversité génétique. « Environ 8 % des gènes d’Adineta vaga proviennent de bactéries, de champignons ou de plantes, relate Olivier Jaillon, chercheur au Genoscope d’Evry. C’est de loin le pourcentage le plus élevé parmi tous les organismes actuellement séquencés. »L’accumulation de mutations délétères est, quant à elle, fortement diminuée par un autre mécanisme, appelé conversion génique. Il s’agit là d’une sorte de « copier-coller » génétique, qui permet de rendre identique les deux versions d’un même gène. La conversion génique étant dix fois plus fréquente que l’apparition de mutations chez Adineta vaga, ce mécanisme permet de « corriger » bon nombres de mutations désavantageuses. Des stratégies indispensables lorsque l’on se passe de sexe depuis des millions d’années.
Yann Chavance