Vincent Hugeux, grand reporter au service Monde de L’Express a répondu à vos questions sur les élections du Sénégal et, en contrepoint, le putsch au Mali.
bibibubu: Il y a trois semaines, tout le monde craignait qu’Abdoulaye Wade ne s’impose en louvoyant avec la démocratie. Aujourd’hui, Macky Sall gagne et plus personne n’est surpris. Que s’est-il passé entre les deux tours pour changer cette opinion?
Question judicieuse. De fait, Abdoulaye Wade a louvoyé, et plus souvent qu’à son tour. Notamment quand il a vainement tenté, voilà un peu moins d’un an, d’imposer le « quart bloquant », au prix d’un bricolage constitutionnel qui lui aurait permis de prolonger son bail avec 25% des suffrages à la faveur d’un scrutin à un seul tour, et d’installer son fils Karim dans un fauteuil de vice-président. De même, et quoi que prétendent quelques juristes français, américains ou africains, sa candidature à un troisième mandat consécutif malmenait la loi fondamentale du Sénégal.
Pour autant, son échec patent au premier tour, le 26 février, avec moins de 35% des voix alors que son entourage misait sur une victoire dès le premier tour, a désacralisé le personnage. Soudain, le roi était sinon nu, du moins privé de ses atours les plus chatoyants. Le ralliement à Macky Sall de tous les vaincus du 26 février a aussi contribué à affaiblir le Gorgui, privé du moindre désistement. Quant aux vieilles ficelles (cour assidue menée auprès des dignitaires mourides et tidianes et des notables locaux), elles s’apparentaient davantage à une tentative désepérée de mobiliser les abstentionnistes qu’à une tactique électorale réfléchie. Enfin, le mépris affiché envers « l’apprenti » Macky a paradoxalement contribué à présidentialiser l’image du challenger, auteur d’une campagne opiniâtre et méthodique.
jack bauer: Macky Sall a gagné, c’est officiel. Mais qu’est-ce que le Sénégal va y gagner, en comparaison avec les années Wade?
« Enfin, les difficultés commencent ». La formule en vogue en France sous la IIIe République convient parfaitement à Macky Sall et aux chantiers qui l’attendent. Prix des denrées de base, accès à l’eau courante et à l’électricité, inondations, emploi des jeunes: tout reste à faire.
REUTERS/Eve Coulon
Ce changement de capitaine était nécessaire en ce qu’elle renoue avec la tradition instaurée en l’an 2000, à la faveur d’une alternance exemplaire dont Wade fut le bénéficiaire et, avec Abdou Diouf, l’acteur principal. Après le bref état de grâce du « sopi », l’ancien opposant libéral s’est hélas engagé dans une dérive monarchique, dynastique et narcissique. Nul ne peut lui dénier ses talents de visionnaire, ni le travail accompli en matière d’infrastructures. Mais l’ambition, volontiers continentale, voire planétaire, du chef était parfois à mille lieues des soucis et des angoisses du citoyen lambda. De même, l’image du pays de la Teranga à l’étranger était affectée par l’activisme souvent désordonné d’Ablaye, médiateur universel autoproclamé, ou ses lubies, dont leMonument de la Renaissance africaine reste l’emblême le plus navrant.
Djolofal: Le président Macky sall pourra t il bien gérer ses alliances hétéroclites du » Benno » de M23 de « yenamarre » de sa coalition aux intérêts souvent divergents? Quel sera son attitude face aux trois lobbies sociaux et affairistes qui l’ont aidé?
Question parfaitement pertinente. Sous la bannière du M23 se côtoient le libéral grand teint déçu du « wadisme », l’ancien syndicaliste étudiant marxisant, le jeune branché urbain et le vieux cheval de retour de l’arène politique. Quoi de commun, idéologiquement, entre un Ousmane Tanor Dieng et un Idy Seck? Le ciment de cette alliance hétéroclite, c’était le TSA, le Tous Sauf Ablaye.
Pour Macky Sall, tout reste à faire
Si Macky Sall promet un « Etat modeste », il lui faudra bien renvoyer l’ascenseur à ceux qui lui ont fourni tout ou partie de leur contingent électoral. Il est clair que certains ralliements n’étaient pas dépourvus d’arrière-pensées ni de rancoeurs. Pour autant, l’intéressé peux faire de ce handicap un atout. Il lui fournit un vaccin contre la tentation autocratique et le contraint à apporter des réponses concrètes à des préoccupations qui le sont tout autant. Telle est la loi du genre: l’élu ne tardera pas à décevoir une frange de ses alliés…
poupi : Macky Sall risque-t-il de s’enivrer du pouvoir comme son prédécesseur?
En Afrique comme ailleurs, aucun chef d’Etat, élu ou pas, n’est à l’abri de cette griserie. Jamais je n’oublierai ce que Laurent Gbagbo me disait fin 1999, quelques mois avant d’accéder au pouvoir, ironisant sur les travers des « vieux crocodiles du marigot africain », travers dont il se croyait immunisé et qu’il incarnera ensuite jusqu’à la caricature.
A ce stade, je vois deux antidotes à ce péril. D’abord, la résistance à cette tentation consistant à promouvoir autour de soi des courtisans. Ensuite, la vigilance des électeurs eux-mêmes, à qui le successeur d’Abdoulaye Wade doit sa victoire. En l’espèce, on peut compter sur les citoyens sénégalais pour ne pas délivrer à celui-ci un chèque en blanc.
REUTERS/Finbarr O’Reilly
Wadefree: Macky Sall aura-t-il le courage d’auditer la gestion de Wade à laquelle il a participé en tant que premier Ministre, même s’il s’est brouillé à la fin avec le fils Wade et a été exclu du PDS?
Question pertinente. Mais Macky Sall n’aura pas le choix. Il l’a promis, et on lui demandera des comptes s’il s’abstient d’expertiser les mécomptes de son prédécesseur. Exercice délicat au demeurant que ce droit d’inventaire, car il revient à ce fils émancipé d’Ablaye de démontrer qu’i ne fut pas complice des dérives dénoncées au long de sa campagne.
Jean-Rachid: Est-ce que les votes des Sénégalais à l’étranger a pesé lourd dans le scrutin?
Il s’en est fallu de peu que le clan Wade impose un dévoiement dynastique
Dans l’attente de chiffres précis, je m’en tiendrai à ce constat. Au regard de l’ampleur de l’avance de Macky Sall lors de ce ballottage, le vote de la diaspora n’a pas été arithmétiquement décisif. En revanche, la solidarité manifestée envers les « résistants » du M23 a contribué à éveiller et à entretenir l’attention des grands partenaires du Sénégal, africains comme occidentaux, et de leurs opinions publiques.
Geek: Qu’est ce qui explique la particularité démocratique du Sénégal en Afrique? Ce qui est le plus frappant c’est qu’on voit que ses pays voisins sont tous instables et ont connu des coup-d’états…
Là encore, le Sénégal n’est pas immunisé ad aeternam contre la régression autocratique. Après tout, il s’en est fallu d’assez peu que le clan Wade parvienne à imposer un dévoiement dynastique et un passage en force constitutionnel. Pour autant, il est clair que le pays de la Teranga, seul de la région à n’avoir jamais subi de coup d’Etat depuis l’indépendance, a développé des « anticorps », des défenses immunitaires plus robustes qu’ailleurs.
Plusieurs facteurs contribuent à expliquer le phénomène. Notamment la qualité de la formation des élites locales et le formidable travail accompli par un réseau d’ONG citoyennes unique sur le continent. De même, l’attachement des Sénégalais à leur rôle pionnier, la fierté légitime que leur inspire l’épisode de l’an 2000, les rendent plus intransigeants que leurs voisins et cousins ouest-africains. Lors de mes reportages, à Dakar comme en province, je ne retrouve que très rarement le fatalisme palpable à des degrés divers au Cameroun, au Congo-Brazzaville, en RDC ou au Gabon.
REUTERS/Mali TV via Reuters TV
carole: Comment peut-on expliquer le fait que ces deux pays suivent des voies diamétralement opposées? Démocratie d’un côté, coup d’Etat de l’autre!
Comme indiqué dans la réponse précédente, le Sénégal bénéficie de « défenses immunitaires » plus vigoureuses, compte tenu de son histoire politique, de la trajectoire de ses élites et de la robustesse de ses institutions étatiques. Mais un facteur exogène joue ici un rôle écrasant: certes mal digérés, les effets collatéraux de la révolution libyenne, à commencer par l’afflux massif de supplétifs touaregs ayant servi au sein de l’armée de Muammar Kadhafi, ont ébranlé une société politique fragile.
En outre, à la différence du Mali, le Sénégal n’est pas aux prises avec un irrédentisme chronique de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale du pays. Certes, le casse-tête casamançais, que Wade avait au demeurant juré de résoudre « en 100 jours », assombrit l’horizon depuis des décennies; mais il n’ébranle pas pour autant les fondements de l’Etat.
Côté malien, la messe n’est pas dite
Une ultime remarque: n’oublions pas que Bamako a aussi été le théâtre d’une aventure démocratique exceptionnelle, dont ATT fut d’ailleurs l’un des acteurs-clés. Au demeurant, j’ai la conviction que, côté malien, la messe n’est pas dite. L’amateurisme de la junte, la naissance d’un Front anti-putsch et l’entrée en dissidences de plusieurs « poids lourds » de la scène politique locale, m’incitent à penser que cet épisode navrant pourrait n’être qu’une sombre parenthèse.
sym: Bonjour. Je fais partie de ceux qui ont des proches à Bamako en ce moment et se demandent forcément comment les choses vont tourner. Quels genre de risques le putsch peut-ils poser pour des occidentaux habitant sur place en ce moment? Notamment, la guerre civile du nord pourrait-il atteindre Bamako à la faveur de l’incertitude actuelle?
Je comprends votre inquiétude. D’autant que j’ai moi-même des amis -africains comme occidentaux- coincés en ce moment à Bamako ou ailleurs. Pour autant, le scénario de dérapages dirigés contre des Occidentaux me paraît hautement improbable. La junte, dont l’image est déjà calamiteuse, n’a certes pas besoin de ternir davantage sa réputation. De plus, des pays tels que la France ou les Etats-Unis ont à ma connaissance pris les dipositions nécessaires pour exfiltrer si besoin les ressortissants menacés.
REUTERSToussaint Kluiters/United Photos
S’agissant de la rébellion nordiste, et même si le chaos ambiant lui permet de pousser ses pions, je vois mal le MNLA foncer sur Bamako. D’abord, son ambition territoriale se « limite » à une version étendue de l’Azawad (les régions de Kidal, Tombouctou et Gao). Ensuite, une telle initiative ne manquerait pas de déclencher une réaction des partenaires traditionnels du Mali. Enfin, sur le plan opérationnel, les insurgés n’ont pas intérêt à « distendre » leurs lignes d’approvisionnement.
450: Croyez-vous vraiment au caractère « amateur » des putschistes au Mali, tel que vous l’avez écrit?
A tort ou à raison, et jusqu’à preuve du contraire, oui. J’ai entendu, comme vous, diverses thèses imputant à tel ou tel acteur de la scène malienne -à commencer par l’Arema soi-même- la paternité de cette aventure. Mais j’observe que la junte ne peut se prévaloir d’aucun ralliement significatif. Point d’officier supérieur à jouer le rôle de caution respectable. Et aucun leader politique d’envergure. Ce ne sont pas les offres de services d’Oumar Mariko qui me conduiront à altérer ce jugement. J’ai observé attentivement les diverses séquences de cette mutinerie « à l’ancienne »: tout indique que les chefs de cette équipée peinent à maîtriser la troupe et que,stratégiquement parlant, il voguent dans l’improvisation permanente. S’il y a un marionnettiste planqué quelque part, il serait grand temps de le faire sortir du bois…
sanpé: Quand s’arrêteront les putschs militaires en Afrique?
Quand les structures d’Etat seront suffisamment robustes pour dissuader des aventuriers plus ou moins galonnés de jouer aux sauveurs. Quand les acteurs politiques, gouvernants comme opposants, s’acquitteront de leur mission avec assez d’abnégation pour ne pas ouvrir de boulevards aux « redresseurs de tort » en treillis. Quand les citoyens eux-mêmes manifesteront clairement, par leur engagement, qu’ils n’ont aucune envie de marcher au pas cadencé. Cela posé dans un essai publié récemment chez CNRS Editions (« Afrique: le mirage démocratique« ), j’évoque le concept paradoxal de « coup d’Etat vertueux », dont le Niger a fourni récemment une illustration plutôt convaincante. Dès lors que des officiers démocrates abrègent une dérive autocratique périlleuse et replacent effectivement leur patrie sur les rails d’un authentique pluralisme…
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