[Affaire Bara Tall-Lettre au substitut du procureur] Éthique de la conviction et Éthique de la responsabilité: Pr Ndiaga Loum

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Lettre au substitut du procureur!

M. le Juge, votre lecture  des 2 éthiques de Weber est appropriée mais approximative

Représentant des intérêts de l’État et donc de la société dans le procès dit des « chantiers de Thiès », le substitut du procureur s’approprie la réflexion wébérienne sur les deux éthiques : «L’éthique de conviction est une chose, celle de responsabilité une autre. Et elle doit l’emporter». Monsieur le Juge, vous permettez! Votre lecture de Weber est approximative et la référence faite en la circonstance au secours d’une conscience frêle et fragilisée par l’embrigadement de la ligne politique est par conséquent défaillante. Weber n’a jamais voulu dire que celui qui a l’éthique de conviction n’a pas l’éthique de responsabilité.Il n’a jamais voulu dire que celui qui a  l’éthique de responsabilité n’a pas l’éthique de conviction. L’une renvoie à une position qui consiste à dire la vérité en toutes circonstances sans tenir compte des conséquences sociales de son acte. L’autre consiste en une attitude prudente qui tient toujours compte des répercussions possiblement pernicieuses d’une parole ou d’un acte, et peut mener jusqu’au mensonge par omission.  M. le substitut du procureur, à la lecture de vos réquisitoires, le fond philosophique qui sous-tend votre raisonnement juridique, comme un clin d’eil à votre titre, est un ersatz. En combinant les 2 éthiques wébériennes, deux logiques, me semble-t-il, devraient structurer votre démarche  : l’une réfère à votre responsabilité en tant que juge et l’autre renvoie aux circonstances de la rédaction du rapport de l’IGE sans lequel ce procès n’aurait jamais lieu.

La responsabilité du juge

Votre éthique de la responsabilité devrait vous inciter à poser ces questions : une justice inféodée au pouvoir peut-elle rendre un verdict juste dans cette affaire aux implications fondamentalement politiques? Lorsque les « juges » chargés de juger  Bara Tall se rendent au Tribunal, ont-ils en tête leur serment (l’exigence de vérité due au peuple au nom duquel ils jugent)? Ou bien, ont-ils plutôt en tête leur objectif personnel de carrière avec des promotions en vue ou mieux, l’instinct de préservation des positions déjà occupées? Après tout, l’on pourra ensuite invoquer le Pardon de Dieu et espérer de ce dernier une appréciation fondée sur les circonstances atténuantes de sa responsabilité personnelle, là où l’enjeu commande de se soumettre à l’ordre politique ou de disparaitre. Que  vous viennent alors en secours de votre conscience les mots du doyen Ousmane Camara qui, devant la Haute Cour de justice chargée de juger l’affaire Mamadou Dia, affirmait faire que son devoir « sans être persuadé de la culpabilité de l’accusé ». Se poser toutes ces questions au nom d’une éthique de responsabilité, c’est refuser de diluer son honnêteté intellectuelle dans une sorte d’hypocrisie collective symbolisée par ce mot « masla » fondé sur le respect de prétendues traditions (même républicaines), comme s’il en existait de figées, de fixes ou de définitives. Vous l’aviez rappelé vous-même ces mots de l’autre qui vous astreignait au devoir d’ingratitude : « Lorsque la politique entre au palais de justice par la porte, le droit sort par la fenêtre ». Mais ne soyons pas véridique au point d’être nihiliste. Notre conviction est que, comme dans tous les corps de métiers, il y a dans la magistrature sénégalaise des femmes et des hommes de refus qui placent leur serment au dessus de toutes les préoccupations matérielles et financières de ce bas monde, qui savent résister aux pressions politiques. Mais force est aussi de reconnaitre que s’ils ne sont pas arbitrairement affectés, ils sont placés à des endroits où ils n’auront jamais l’honneur de se prononcer sur une « affaire d’État » dont les conséquences juridiques mal maitrisées seraient susceptibles de menacer l’équilibre fragile de notre jeune démocratie.?Si ces préoccupations sous-tendues par une éthique de responsabilité ne vous indiquent pas la voie de l’acquittement, essayons celle de la conviction appliquée aux conditions de production du rapport de l’IGE.

Les circonstances de la rédaction du rapport de l’IGE

Votre éthique de la conviction devrait vous inciter à convoquer dans vos mémoires les circonstances dans lesquelles le rapport qui sert de preuve pour assoir votre intime conviction, fut rédigé. Vous souvenez-vous de l’interview accordée par la patronne des enquêtes, l’IGE, à la radio Wal Fadjri en septembre 2005?  De ses propres aveux sortent deux choses  qui rendent au moins troubles les circonstances dans lesquelles se déroula cette enquête : refus de se laisser corrompre par le ministre de l’économie et prise en charge par le Président de la république des frais de rapatriement et d’hospitalisation en France de son époux. M. le Juge, et si on comparait votre exigence éthique à celle des corps de contrôle de l’État dont fait partie celle sans qui ce procès n’aurait jamais eu lieu! Pourquoi, Diantre, disait-elle  rejeter la tentative de corruption d’un Ministre et acceptait-elle et sollicitait-elle même auprès du chef de l’État, des billets pour la Mecque et le payement de frais d’hospitalisation en France d’un de ses proches ? Peut-être vous dirait-elle dans le dernier de ces cas, qu’il s’agissait d’une situation d’urgence. La faiblesse psychologique entrainée par les circonstances d’ordre matériel (frais de rapatriement et d’hospitalisation en France) est une de ces circonstances propices à l’expérimentation effective des tentatives de corruption. Le conflit d’intérêt devient inévitable et la mission commanditée se mue en mission commandée. Un proverbe bien de chez nous affirme que « qui vous prête des yeux vous indique l’endroit dans lequel vous devriez regarder ». Il n’est d’ailleurs pas étonnant à cet égard que la visite du ministre à son domicile dont elle faisait largement état  au cours de cette fameuse interview, se déroula dans ces circonstances de maladie d’un de ses proches. Pourquoi vous refuserait-elle le droit d’assimiler cette tentatative de corruption du ministre à la décision du Président de prendre en charge les frais de rapatriement et d’hospitalisation d’un de ses proches? Le célèbre romancier Sénégalais, Cheikh Hamidou Kane, disait que « lorsque la main est faible, l’esprit court de grands risques, car c’est elle qui le défend ». Il n’est plus ici question de droit, il est question d’éthique. Le questionnement éthique, c’est celui qui survient lorsque l’observation des normes ne résiste plus aux circonstances du moment. Dans le cas d’espèce, il se décline en ces termes pour la chef des enquêtes des chantiers de Thiès : devrait-elle, alors même qu’elle avait déjà reçu des cadeaux ou avait bénéficié des bienfaits du Président de la République, démissionner pour ne pas trahir l’idéal d’indépendance de sa mission. Devrait-elle poursuivre son travail de vérification tout en prêtant le flanc au désidérata de son commanditaire dont la générosité à son égard était avouée sans gêne? Entre le marteau de la peur et l’enclume de la raison, la mauvaise conscience repose en paix. Étrange paradoxe que celui d’un pays qui place ses vérificateurs, ses policiers et ses juges au cœur d’un conflit dont les enjeux strictement politiques n’ont rien à voir avec les préoccupations originelles des prétoires. Et si demain, en cas d’une seconde alternance, les protagonistes changeaient de camp? Quid des sentiments de revanche et des désirs de repentance? Il est encore temps pour se ressaisir.

Le droit est le parent pauvre dans tout le processus de cette affaire dite des « chantiers de Thiès », des investissements jusqu’aux jugements, les emprisonnements, en passant par les missions de vérifications, les inculpations, les perquisitions, les pressions, les auditions et les arrestations. Il est alors temps, devant cette faillite du droit, d’interpeler votre conscience personnelle, de recourir au questionnement éthique comme vous le faites, même de façon assez approximative. Comme nous le disons souvent à nos étudiants, si le droit est une colonne qui met du temps à prendre forme, à s’inscrire dans le temps, l’éthique, c’est ce qui intervient d’urgence en zone sinistrée pour apporter les premiers secours. Dans cette affaire des chantiers de Thiès, trop de personnes ont souffert dans leur chair propre, leur vie privée et leur intimité violées à force de perquisitions, ballotées d’interrogatoire à interrogatoire, leur santé fragilisée et peut-être demain la mort, pour des raisons qui n’ont rien à voir en réalité avec les faits pour lesquels ils sont interpelés, mais pour des griefs inconnus jusque-là du dispositif législatif pénal: « délit d’amitié », « délit d’ambition », « délit d’appartenance à un camp ». M. le substitut du Procureur, comme nous mourrons tous un jour, que nous rendrons compte personnellement, la question qui structure notre esprit dans tout ce que nous disons et faisons, est d’abord et surtout d’ordre éthique.

De Tunis d’ou j’écris ces lignes, j’entends la défense des juges, policiers et autres administrateurs soumis du régime défait de Ben Ali : « nous ne sommes pas responsables, nous ne faisions qu’appliquer des ordres ». Oui, mais dans l’échelle des chaines de responsabilités, l’absolution de  celle de l’exécutant ne s’obtient pas par l’excuse de la contrainte imposée par le chef. Que les cas tunisien et égyptien viennent au secours de vos consciences pour  vous inciter à refuser d’appliquer des ordres injustes d’une autorité politique qui peut en un temps record passer d’un palais (doré) à un autre (l’exil ou la mort) et livrer ses exécutants et ses obligés au jugement immanent du peuple.

Ndiaga Loum, professeur agrégé, département des sciences sociales,

Université du Québec en Outaouais (UQO)

[email protected]

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