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Babacar Touré a fait ce qu’il ne savait pas faire (Par Madiambal Diagne)

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La disparition de Babacar Touré laisse sans voix. C’est une de ces situations lors desquelles on ne cesse d’interroger le décret divin, qu’on ne s’empêche de repenser à tous les moments partagés avec la personne disparue et qu’on n’arrive pas à comprendre. Le choc est violent pour tous ceux qui y ont eu à connaître, pratiquer, apprécier et aimer BT. L’homme, par sa courtoisie, son entregent, son humanité et son altruisme, avait fini d’être pour beaucoup un interlocuteur passionné, une oreille attentive, un pacificateur discret. Il avait tellement habitué son monde à sa présence marquante que dans notre for intérieur, nul ne pouvait s’imaginer un jour sans la bienveillance de BT. Babacar Touré laisse un vide, celui que laisse un pionnier et un militant des libertés et de la démocratie qui n’a ménagé aucun effort pour faire du Sénégal une terre de débat public de haut niveau, de démocratie à travers une expression de voix plurielles, de gouvernance orthodoxe avec une transparence dans la présentation des faits et de la chose publique.

Babacar Touré est comparable dans ses combats à un puits dont l’œil se trouve en lui-même. Il agissait par la force de ses convictions, de sa foi en un idéal démocratique, et dans une nécessité de concilier toutes les contributions utiles à la construction des Nations africaines et de leurs citoyens. Albert Camus disait à propos de René Char ce qui suit : «J’aime votre bonheur, votre liberté, votre aventure, en un mot et je voudrais être pour vous le compagnon dont on est sûr, toujours.» Ces mêmes mots peuvent être lus à Babacar Touré, car il s’est fait aîné et compagnon, a guidé des pas, motivé et encouragé toutes les aventures constructives dans lesquelles des personnes décidaient de se lancer en sollicitant ses conseils. En observateur averti et acteur de première ligne, il ne manquait aucune occasion de recadrer par un discours franc et véridique, de suggérer des voies plus à même d’apporter des résultats bénéfiques pour le plus grand nombre. Tout cela, avec une joie de vivre et un humour sans égal.

Un berger vient de tomber, le cœur  des journalistes est en larmes*
Le Sénégal a perdu en la personne de BT un de ses meilleurs fils. Son œuvre et son service seront à jamais ici pour témoigner du grand homme que fut Babacar Touré. Chaque jour qui passe, cette perte se fait de plus en plus pesante et le vide nous rappelle à quel point cette vie ici ne tient qu’à un fil. «Le jour où l’un de nous disparaîtra, l’autre ne saura plus à qui parler de certaines choses.» Ce mot de Picasso à Matisse est plus que parlant pour tout ce que BT fut pour nous, pour le vide qu’il laisse et pour tout l’amour et l’estime qu’on ne pourra plus lui témoigner de vive voix à chaque détour de conversation.
En novembre 2017, j’avais fait de Babacar Touré l’invité spécial des Assises de l’Union internationale de la presse francophone (Upf) à Conakry. Il fallait rendre hommage à ce monument des médias et cet inspirateur de nombre de fondateurs d’entreprises de médias et d’écoles de formation de journalistes en Afrique. Je l’avais apostrophé par ces mots : «Je voudrais saluer la présence de mon ami Babacar Touré. Son déplacement à Conakry pour prendre part à notre manifestation me va droit au cœur. BT, c’est comme cela que nous l’appelons, est un monument de la presse africaine. C’est un précurseur de la création d’entreprises de médias libres et indépendants en Afrique. C’est un grand professionnel qui nous inspire par sa sagesse, sa rigueur professionnelle et morale, mais aussi par sa générosité, son sens du partage. De toutes les personnes que je pratique, il m’est le plus proche par l’identité de vues et par l’empathie qu’il me manifeste. Je vous demande de le saluer chaleureusement.» La salle lui réserva une forte et longue ovation. BT n’avait pu contenir son émotion. A la fin de la cérémonie, il me prit par la main pour dire : «Je te dispense d’une oraison funèbre à ma mort.» Ma réponse a été : «On a le temps de voir venir, car ce ne sera pas avant vingt-cinq ans.» Le Président Alpha Condé voulait nous l’arracher pour l’amener déjeuner avec lui, Babacar lui dira : «Alpha, je reste avec les miens.» La réplique du chef de l’Etat guinéen ne se fit pas attendre et dénota le degré de leur amitié et de leur familiarité. Tout cela avait fini par de fous rires.

Babacar préparait chaque jour sa propre mort
Babacar Touré ne pensait sans doute pas rester sur terre jusqu’à l’âge de 69 ans. En 2011, pour fêter ses 60 ans, sa famille lui avait offert une petite fête. Babacar y invita quelques amis dont Mansour Cama qui nous a lui aussi quittés hier. La fête était très sympathique. Jusqu’à ce que Babacar la gâcha quelque peu. Il se réjouissait de fêter ses 60 ans d’autant qu’il n’espérait pas trop arriver jusqu’à 70 ans. Il venait de sortir d’une pénible période durant laquelle son pronostic vital avait été des plus pessimistes. Avec son sens de l’autodérision, Babacar Touré fit en quelque sorte son legs testamentaire. Des années ont passé et Babacar reprit sa vigueur. Ces derniers mois, Babacar Touré restait cloîtré dans sa résidence de Ngaparou. Il s’imposait l’isolement, la réclusion même, comme mesure de prophylaxie contre la pandémie du Covid-19. Mais Babacar s’inquiétait plus pour nous autres en nous prodiguant à chaque conversation téléphonique de faire attention, d’éviter les contacts et de prendre garde à la maladie. Subitement, Babacar a été piqué par on ne sait quelle mouche. Il prétexta du décès de la maman d’un ami de jeunesse pour se déplacer. Il fera un détour jusqu’à sa nouvelle résidence à Touba. Il fera le tour pour saluer du monde et improvisa un déplacement à Porokhane où il voulait bâtir une demeure et à Foundiougne pour aller voir ses neveux et nièces qu’il n’avait pas revus depuis quelque temps. Il fera des sorties pour offrir des ambulances aux populations de Ngaparou et prit de temps en temps la liberté de faire des promenades, disant en avoir marre de rester enfermé. Je lui criais dessus pour ces escapades et il s’en sortait par une pirouette : «Ndok samarak.» (Ndlr : tant pis jeune frère). Il m’appela et je boudai ses appels, bien que j’eusse bien envie de lui parler. Il m’envoya un message pour me dire que je suis sadique en le torturant de la sorte. C’était reparti pour de fous rires !
Je lui avais présenté des amis étrangers qui étaient intéressés de participer à son projet d’installation d’un centre de remise en forme à Ngaparou. Babacar disait que c’était son dernier projet sur terre. Je devais retourner à Ngaparou avec ces amis qu’il recevait généreusement à sa table. Pour le taquiner, je lui commandais de la grillade de viande de gazelles «oryx» pour faire tendance. Il répondit : «Je n’ai pas possédé des gazelles oryx, mais j’aurais pu vous servir de la viande de lama si je n’avais pas vendu mes bêtes entre-temps.» Comment a-t-il pu faire ça ? Babacar Touré s’était débarrassé de ses nombreuses espèces d’animaux rares et de son cheptel de bovins parce que, disait-il, à sa mort sa famille ne pourrait pas s’en occuper et il ne souhaitait pas faire souffrir les pauvres bêtes.
Le dimanche 12 juillet 2020, il me fit l’amitié de me faire lire un texte qu’il a prévu de publier le lendemain et intitulé «Le Sénégal, entre défi et déni». Il me disait : «Puisque tu as pris un congé pour tes ‘’Lundis’’, j’assure ton intérim.» Le texte était exquis, sublime même. Je le rappelais après la lecture pour lui dire que le lecteur ne saurait lâcher cet intérimaire de luxe et qu’il devra continuer à nous gratifier d’aussi profondes et pertinentes réflexions. Il ne voulait envisager cette perspective. J’insistai et il chercha à s’en sortir par une pirouette disant : «Mettons cette question au registre de nos divergences irréconciliables.» Un tel registre ne saurait exister. J’eus la prétention de lui «ordonner» de faire ses papiers le «Mardi», après les miens du «Lundi». Avec son sens de la répartie, il me dit : «Tu veux que je te fasse du ‘’felu’’ (Ndlr : un mot wolof qui traduit le geste d’un danseur qui entre sur la scène pour prendre le relais ou pour féliciter un autre danseur épatant). Qu’à cela ne tienne ! Il rajouta : «Et ce sera talata. Tu voudrais que je fasse du talata» (Ndlr : le jour du mardi est nommé talata en wolof, mais ce mot peut aussi signifier donner une gifle). La discussion se termina par un fol éclat de rires. En écrivant ces lignes, je dois avouer que je suis envahi par l’émotion, car je ne pouvais pas m’imaginer qu’en reprenant mes chroniques, je le ferai avec une oraison funèbre à la mémoire de Babacar Touré.
Le 13 juillet 2020, je commentais avec lui son article. Nous nous parlions plusieurs fois dans une même journée et pendant de longs moments. Je lui fis part de la volonté d’un ami marocain de le prendre comme un associé dans un grand projet immobilier à Touba. Babacar Touré n’était pas intéressé par le partenariat, indiquant que pour ce qu’il lui reste à vivre, il ne voudrait pas se lancer dans des projets qui lui boufferaient sa vie. C’était Babacar Touré qui avait introduit, quelques mois auparavant, ces investisseurs auprès du khalife général des Mourides, Serigne Mountakha, qui d’ailleurs s’en était félicité et avait béni le projet. Serigne Mountakha avait indiqué l’emplacement où ce projet immobilier devait être érigé et annoncé qu’il donnerait le ton à la communauté mouride en achetant directement des villas. Serigne Mountakha considère qu’un tel projet participerait à moderniser la ville de Touba.
Le 15 juillet 2020, en fin de journée, Babacar Touré me confia qu’il ne se sentait pas trop bien, qu’il ressentait de la fatigue suite à ces derniers déplacements. Je lui conseillais de penser à faire un test de paludisme. Il chambra à nouveau avec son autodérision : «Je ne pense pas supporter un gros paludisme encore moins le fichu Covid-19.» Il se révéla que Babacar Touré sera emporté par le Covid-19. Quand on se rappelle ces petites discussions et anecdotes, ajoutées à celles vécues avec lui par d’autres proches, on mesure la banalité de l’être humain, mais surtout on réalise a posteriori que Babacar Touré nous faisait subtilement ses adieux à chaque occasion.

Une maison de la presse si bien nommée
Le secteur des médias a tout donné à Babacar Touré, mais Babacar Touré le lui a rendu au centuple. C’est en reconnaissance à son mérite que le Président Macky Sall avait choisi Babacar Touré pour être le premier professionnel des médias à avoir l’insigne honneur de diriger le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (Cnra) du Sénégal. Le choix était judicieux et unanimement salué à travers le Sénégal et le monde. Durant tout son mandat à la tête du Cnra, Babacar Touré a su conforter le sentiment que le Président Sall ne pouvait pas faire un mieux choix. Babacar Touré, avec son panache naturel, a réussi sa mission avec brio. En quittant le Cnra, il avait fini de mettre la dernière main sur tous les projets de textes de réforme du secteur des médias. Le meilleur hommage à lui rendre serait sans doute de conduire à terme les réformes préconisées au grand bénéfice du secteur des médias. En reconnaissance à son œuvre, le Président Macky Sall, qui l’avait déjà honoré de son vivant, a tenu à donner le nom de Babacar Touré à la Maison de la presse du Sénégal. Aux personnes qui tenaient à remercier le chef de l’Etat pour ce geste, Macky Sall a répondu : «Damay motali kolëre.» C’est dire toute l’admiration, l’estime et l’affection qu’il avait pour celui qu’il appelait «le grand». Babacar Touré avait un sens élevé de l’amitié et de la loyauté, mais il aura fini par nous trahir tous, en partant pour toujours et au moment où nul ne s’y attendait. Il avait une obsession, celle de voir sa dépouille exposée à la face du monde. Repose en paix BT, ta volonté a été scrupuleusement respectée !

* Cet inter-titre est inspiré par la chanson de Enrico Macias en hommage au Président Anouar El Sadate

Madiambal Diagne

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