La traque des biens mal acquis L’écran noir derrière lequel se joue un véritable drame social et économique

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«L’ennemi mortel d’une oligarchie n’est pas tant une autre oligarchie, avec laquelle on peut toujours trouver un accord (…), mais plutôt le Peuple que l’on vampirise et dont on force l’adhésion une fois tous les cinq ans, Peuple qui doit être tenu en laisse et à bonne distance des arcanes du pouvoir démocratique, pour qu’il puisse continuer à croire, ou au moins à feindre de croire au jeu.»
Massimo Fini, écrivain et journaliste italien
A force d’observer ce qui se passe présentement dans notre pays et l’intolérable mutisme des intellectuels qui l’accompagne, on ne peut manquer de penser avec Noam Chomsky, que les intellectuels constituent la plupart du temps «un clergé séculier», qui ne se soucie que fort peu d’un changement en profondeur de l’ordre des choses. C’est ce qui fait qu’ils sont fatalement inclinés à servir d’emballage idéologique aux idées et faits destinés à la perpétuation de l’injustice ou à son remplacement par une autre injustice. Ils sont très prompts et très habiles à dénoncer des injustices, mais le plus souvent, c’est davantage pour piéger et dévoyer les mouvements populaires que pour les renforcer et les aider à atteindre leur véritable accomplissement. Les mêmes personnes qui, en 2009, faisaient des inondations dans la banlieue dakaroise leur cheval de bataille dans leur lutte contre le régime libéral, sont précisément celles qui, pour dédouaner ou disculper l’actuel régime, prétendent que ce sont les victimes de ces inondations qui sont en partie responsables de leur sort. Pourtant le problème des inondations et la gestion qu’on en fait aujourd’hui, sont la preuve vivante que rien n’a changé dans ce pays, sinon le discours. Une petite rétrospective nous montre l’étendue de la grande arnaque dont le Peuple et ses aspirations ont fait l’objet :
-En 2007, l’opposition d’alors avait accusé le régime de Wade et les collectivités locales d’incompétence et de négligence dans la gestion des eaux stagnantes.
-En 2009, Bennoo siggil senegaal, ancêtre de l’actuel Benno bokk yaakaar qui gouverne, après avoir conquis les collectivités locales, avait argué que celles-ci ne disposaient pas de moyens pour régler le problème des inondations et avait tout mis sur le dos de Wade et son régime.
– En 2012, ils ont le pouvoir central et l’essentiel des collectivités locales et les inondations sont toujours là, malgré la faible pluviométrie qu’a connue Dakar (relativement à l’année dernière à la même période). Ce sont là des faits et les archives sont disponibles : tout ce qui a été dit sur les inondations depuis 10 ans devrait aujourd’hui être exhumé dans les médias pour montrer le vrai visage de nos hommes politiques. Mais la fabrique de l’opinion étant extrêmement astucieuse et industrieuse, il n’y a pas espoir de voir ce vœu se réaliser. Le contrôle systématique des médias auquel nous assistons dans notre pays par des hommes d’affaires, des religieux et des politiciens, achèvera sans nul doute une démocratie qui est déjà chancelante. C’est dire donc qu’on prend toujours le Peuple pour prétexte afin d’assouvir ses propres ambitions politiques et on comprend pourquoi le président de la République semble déterminé à ranger les complaintes légitimes des Sénégalais dans le registre de simples quolibets. «Le roi est nu mais il n’aime pas qu’on le lui dise», serait-on tenté de lui rétorquer. Ce que ce régime ne sait pas, c’est que persister dans cet autisme politique et ce déni de réalité, c’est assurément conjuguer le verbe «décliner» au présent de l’indicatif. Tôt ou tard la revanche de la vérité sonnera et les faux prophètes qui ont vendu au Peuple de fausses illusions, connaîtront la tragédie de la solitude et de la disgrâce : ils n’auront ni excuse, ni refuge, ni avocat. L’autre grande tragédie occultée par l’écran noir de la traque des biens «mal acquis» a eu pour théâtre d’opération le monde rural, avec l’arrivée des Chinois abusivement et faussement présentée comme une aubaine pour la filière arachidière.
La presse et l’opinion commune n’en ont presque pas fait état, mais ce qui s’est passé lors de la dernière campagne agricole est à plus d’un titre tragique pour le monde paysan. On ne sait pas si c’est par omission ou par l’effet de ce que Pierre Bourdieu appelle «la censure invisible», mais la campagne agricole passée fut une véritable aventure. Le marché libéré aux Chinois qui étaient plus offrants a complètement tué les opérateurs traditionnels. Mais le pire n’est pas le sort de ces pauvres opérateurs, c’est plutôt l’industrie de transformation locale qui a failli fermer pour cause de déficit de matière première. Ne pouvant pas faire la concurrence aux Chinois, cette filière industrielle allait connaître une saison de marasme absolu n’eut été l’ironie du sort qu’a été la mauvaise qualité des semences proposées aux paysans et qui a connu une mévente historiquement inégalée. En effet, ces graines d’une très mauvaise qualité étant boudées par les paysans, il ne restait plus qu’à les refiler à l’industrie de transformation qui a pu ainsi résorber l’énorme gap qu’elle a connu cette année. On voit donc que l’allure qu’a prise la traque «des biens mal acquis» ressemble davantage à un onanisme politique destiné à occulter les vrais problèmes des Sénégalais qu’à une véritable vision politique fondée sur l’éthique et la bonne gouvernance. Nous persistons à penser que cette traque n’est guère une demande sociale, on l’a imposée aux Sénégalais sous le concept pompeux de «demande sociale» parce qu’on n’a pas de solutions durables aux vraies préoccu-­pations du Peuple. C’est Alphonse Daudet qui disait en ce sens que «la meilleure façon d’imposer une idée aux autres, c’est de leur faire croire qu’elle vient d’eux».
La traque des biens «mal acquis», la création d’un ministère de la Bonne gouvernance et celui chargé des Inondations, «la gouvernance sobre et vertueuse», «la patrie avant le parti» : tout ceci obéit à la même logique. Il s’agit de la logique animiste qui croit fermement à la puissance des mots, à leur capacité indiscutable à avoir une prise réelle sur les choses. Il suffit de nommer les choses pour les créer ou les infléchir : telle est la mentalité animiste, telle est la mentalité du régime de Benno bokk yaakaar. On comprend dès lors pourquoi et comment le mode opératoire de ce régime est de gouverner par la parole et de s’inscrire dans une course effrénée vers la communication à outrance.
Le credo d’un régime en panne d’inspiration est toujours et partout le même : communiquer, beaucoup communiquer, encore communiquer, toujours communiquer. La communication devient alors un vin délicieux et subtil qui fait perdre la sérénité et surtout la liberté parce qu’on en devient accro. L’antonymie historique de cette fable de la gouvernance sobre et vertueuse a été fournie par ce même régime à l’occasion d’un feu d’artifice pour célébrer l’accession de notre pays à l’indépendance dans un contexte de marasme généralisé : ce feu d’artifice est le symbole archétypal de la démesure, de la superficialité et de superfluité. Ce n’est pas parce qu’on parle de bonne gouvernance qu’il y a de la bonne gouvernance : elle n’est pas une simple vision, encore moins un simple discours, c’est une culture à la constitution de laquelle tous les citoyens participent sous la conduite éclairée de leaders dont l’exemplarité ne souffre d’aucun doute.
On ne peut pas être l’otage de partis et de coalitions, de parents et d’amis, de familles et de lobbies, et entreprendre une bonne gouvernance. La gabegie, le népotisme, l’ostracisme, le clanisme et le chauvinisme ne sont pas des choix, c’est comme des maladies vitales : ils découlent du mode de fonctionnement de l’organisme politique ou social. Que sont devenus les grands apôtres de la bonne gouvernance ? Le système les a rendus aphones et aveugles car la lumière et la pénombre n’ont plus de différence pour eux ; pour eux, la clameur populaire n’est plus que le bruit de l’ignorance. Ceux qui, il n’y a guère longtemps, considéraient les marchés de gré à gré comme la source de toutes les turpitudes et dérives du régime libéral, sont ceux qui se précipitent aujourd’hui sur les plateaux de télé et de radio pour nous «apprendre» que ces marchés sont légaux ou prévus par la loi, comme si ils ne l’étaient pas quand ils les dénonçaient ! Il faut rappeler, sous ce rapport, que l’une des caractéristiques de la mentalité de l’intellectuel propagandiste comme celle de l’idéologue, est que les crimes commis par l’adversaire sont abominables tandis que lorsqu’ils sont commis par son propre camp, ce sont juste des délits ou des erreurs, s’ils ne sont pas purement et simplement éludés. Et le drame dans cette affaire est que contrairement à ce qu’on a coutume de penser, les intellectuels, ou plutôt les pseudos intellectuels (car il suffit aujourd’hui d’avoir un diplôme universitaire quelconque et de faire le tour des studios pour se prévaloir de ce titre), sont plus faciles à endoctriner que le sens commun.
Le savoir ne confère pas forcément l’esprit critique car il est plus facile de répéter que de construire par soi. Or le savoir académique dont nous sommes nantis et dont nous nous vantons ne nous prédispose le plus souvent qu’à être des répétiteurs au lieu de réfléchir par nous-mêmes. Le conformisme et l’unanimisme que nous sommes en train de vivre dans ce pays proviennent de cet état d’esprit de nos intellectuels : nous avons peur de la solitude qu’exige la froide analyse des évènements. Aussi, préférons-nous suivre le courant au lieu de «maintenir le cap». Lorsqu’on analyse les interviews et les points de vue des intellectuels sur la situation du pays, on ne peut s’empêcher de constater que leur vision des choses n’a paradoxalement aucune espèce de différence avec celle de n’importe quel charretier du coin.
Quand une société est en proie à une crise profonde et qu’elle est à la recherche de solutions, il lui arrive souvent de prendre la folie pour du génie. Il n’est alors pas étonnant de voir la médiocrité y jouer les premiers rôles et la moindre fureur être prise pour de l’héroïsme. Prudence et vigilance sont donc requises face aux néo-républicains et aux faux technocrates («ces despotes éclairés des temps modernes») qui ont usurpé le combat du Peuple. Le peuple n’a jamais combattu Wade en personne, il a sanctionné des pratiques. Or celles-ci continuent de plus belle. Tout ceci nous fait penser à cette étonnante réflexion de ce fou rencontré près d’une banque à Thiès : «Wade dëkkam bi Macky na !» Sa folie n’est-elle pas l’allégorie d’une véritable sagesse ?

Alassane K. KITANE – Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck – Thiès

4 Commentaires

  1. L’analyse du rédacteur de cet article paraît cohérente. En fait, elle est cohérente voire véridique.
    Les valeurs africaines, sénégalaises comme le « Djom », « Tegguine », « Yarr », « Doylou », « Ragal Ya Hallah » en premier chef, etc. ont t-elle disparues de du fort intérieur des sénégalais ?

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