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L’Inde en Afrique francophone : l’exception sénégalaise par Alioune Ndiaye

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L’ambition de l’Inde née à la fin de la Guerre froide, de devenir un des pôles d’un ordre international multipolaire, a eu comme résultat une politique étrangère qui se déploie hors de sa sphère d’influence traditionnelle.
Dans le cadre du continent africain, New Delhi a pendant longtemps limité son engagement aux pays où vivaient des communautés de populations d’origine indienne (PIO), ou à ceux qui étaient membres du Commonwealth. De ce fait, l’Afrique francophone était devenue une sorte « d’angle mort » dans sa politique africaine, pour reprendre l’expression de l’analyste C. Raja Mohan. Aujourd’hui, New Delhi s’aventure dans les zones jusque là méconnues du centre et de l’ouest africain.
Pourtant malgré cette double limite historico-culturelle, et linguistique à la politique africaine de l’Inde qui la tenait éloignée de l’Afrique francophone, le Sénégal semble avoir été une exception. Dakar, a en effet, toujours été dans l’œil de New Delhi, d’abord à travers le président Senghor qui fut un admirateur de la culture indienne et de ses figures politiques comme Gandhi et Nehru, ensuite en raison de l’image de démocratie stable que renvoyait le Sénégal. A cela viendra s’ajouter le virage clairement indophile de la politique étrangère de Wade, et son rôle de premier plan dans le cadre du NEPAD.
L’effet Senghor ou la connexion par la culture
C’est par le biais de la culture que s’effectue la connexion entre l’Inde et le Sénégal, notamment sous le règne de Senghor. En effet, il y avait chez ce dernier une véritable fascination pour la culture indienne, par le fait qu’elle constitue à travers le métissage qui la caractérise, un exemple vivant de la Civilisation de l’Universel. Senghor voit la civilisation indienne comme « un humanisme enraciné dans les valeurs de symbiose de l’Inde historique, voire préhistorique, mais déjà ouvert à la Civilisation de l’Universel parce qu’aux apports fécondants des civilisations différentes »
Cette connexion sur le plan culturel donna lieu sur le plan diplomatique, en juillet 1972, à la visite de Sardar Swarn Singh, ministre indien des Affaires étrangères au Sénégal. Deux ans plus tard en 1974, le président Senghor effectua une visite officielle en Inde. Il faut noter que les relations diplomatiques entre les deux pays furent établies dès 1962. Ces relations permettront l’envoi d’étudiants sénégalais en Inde pour étudier la langue et la culture indiennes. A cela on peut ajouter l’introduction à l’IFAN de l’étude de la civilisation indienne.
Cet intérêt affiché pour l’Inde, notamment à travers sa culture et ses principales figures, n’est pas passée inaperçue du coté de New Delhi, puisqu’en 1984, le Président Senghor fut le premier chef d’Etat d’Afrique francophone, et l’un des rares parmi ses pairs, à recevoir le prestigieux prix Jawaharlal Nehru.
Ainsi s’établit petit à petit l’exception sénégalaise dans la politique africaine de l’Inde, mais elle fut accentuée par le modèle de démocratie et de stabilité que le pays offrait.

L’effet démocratique et de stabilité
Le facteur démocratique, s’il a tendance à disparaitre en raison du virage réaliste qu’a pris la nouvelle politique africaine de l’Inde, a été très présent dans la période où celle-ci était construite sur l’idéalisme nehruvien. Cela explique que New Delhi ait à un moment gardé une relative distance par rapport à certains pays qui lui étaient proches. On peut citer par exemple le Nigeria, avec lequel l’Inde entretenait des relations très étroites symbolisées par la visite historique de Jawaharlal Nehru en 1962. Le Nigeria était d’ailleurs l’un des rares pays africains à avoir choisi le camp de New Delhi dans le conflit frontalier qui l’opposait à la Chine. Cependant la période de coups d’Etat militaires que le pays a traversée, a quelque peu distendu les rapports avec l’Inde. Il a fallu attendre 45 ans, pour que Manmohan Singh, poussé il faut le dire par une ambition pétrolière, y effectue en septembre 2007, une visite officielle de 3 jours.
Sans doute pour se distinguer de la Chine qui est beaucoup moins regardante sur la nature des régimes, l’Inde semblait jusqu’avant la fin de la Guerre froide dans le cadre de sa politique africaine mettre en avant le partage des valeurs démocratiques et de liberté. Le Sénégal de ce point de vue, en raison de son expérience démocratique et sa stabilité a pu exercer un attrait sur l’Inde qui y a au fil des années maintenu une présence diplomatique et économique importantes dans un contexte où cette dernière était peu tournée vers l’Afrique francophone.
L’effet Wade et le facteur NEPAD
Avec l’avènement de Wade, notamment à travers les choix diplomatiques qu’il a opérés consistant à construire de nouveaux partenariats avec les pays émergents, le Sénégal consolida sa position comme un des pays d’importance pour New Delhi.
A cela s’ajoute, le lancement du NEPAD auquel l’Inde accorde une importance particulière en ce qu’il lui offre un cadre privilégié dans sa coopération avec l’Union Africaine. Cet intérêt pour le NEPAD ressort clairement dans le discours du secrétaire aux Affaires étrangères Mr. Shrashank à l’occasion de la célébration du troisième Africa Day à l’Indian Council of Word Affairs: «India will lend its support in Africa’s determination to take its political and social destiny in its own hands, in forging African ownership of Africa in material and intellectual terms ». Il est aussi conforté par les 200 milliards de dollars de lignes de crédit indiennes accordés à l’Union africaine dans le cadre du NEPAD.
Le rôle de premier plan que jouait le Président Wade dans le cadre du plan panafricain plaçait le Sénégal, encore plus, dans l’épicentre de l’offensive diplomatique indienne. Il faut noter qu’un des moteurs de cette offensive, est la volonté pour New Delhi d’exercer une certaine influence politico-diplomatique sur le continent, en vue d’en tirer un avantage sur un certain nombre de dossiers comme la reforme du Conseil de Sécurité des Nations Unies. De ce point de vue, Dakar était devenu incontournable pour New Delhi, notamment de par sa position centrale dans l’activisme constaté sur le plan africain entre les années 2000 et 2004, et qui découlera sur 2005 qu’on a considéré en Inde et ailleurs comme l’année de l’Afrique. Le président Wade sera d’ailleurs un des 14 chefs d’Etat africains invités au premier forum Afrique-Inde de 2008.
L’exception sénégalaise aujourd’hui
Le Sénégal est aujourd’hui avec le Ghana et la Cote d’ivoire les trois pays africains qui bénéficient des quatre principaux programmes que l’Inde a lancés en Afrique, à savoir l’ITEC, le Panafrican eNetwork, le Focus Africa, et le Team 9. Si les deux premiers sont des programmes qui couvrent l’ensemble des pays africains, il n’en est pas de même pour les deux derniers. Le Focus Africa concerne 24 pays africains, alors que le TEAM 9, comme son nom l’indique compte huit pays bénéficiaires qui constituent avec l’Inde une équipe de 9. Lancé en 2004, le TEAM 9 est un mécanisme par lequel l’Inde met des crédits pour un montant de 500 millions de dollars US à la disposition de 8 pays africains que sont le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Ghana, la Guinée Bissau, la Guinée Équatoriale, le Mali, le Sénégal et le Tchad. Ces crédits se font sous forme de matériels et de transfert de technologie
Pour ce qui est du Panafrican eNetwork, le Sénégal y occupe une place de choix. En effet, Le réseau fonctionne d’une part par une liaison à câble sous marin entre Chennai (Inde) et Dakar (Sénégal) pour une distance de 14000km ; et d’autre part par une liaison satellite dont la station terrestre HUB est installée à Dakar. Il faut noter aussi que dans le cadre de la partie Télémédecine de ce programme, l’Hôpital Fann est parmi les cinq Hôpitaux à Super Spécialité africains qui ont été sélectionnés.
Les lignes de crédit sont les grandes nouveautés de la nouvelle politique étrangère indienne à travers de nouveaux types de programmes comme le Team 9 qui se basent sur le concept de l’Aid for trade. En général l’Inde attache à celles-ci l’unique conditionnalité que 85% des biens et services utilisés dans le cadre de l’exécution d’un projet financé par une ligne de crédit de l’Exim Bank, soient fournis par une entreprise indienne. Le Sénégal figure parmi les grands bénéficiaires de ces lignes de crédit qui lui sont accordées sur une période de 20 ans à un taux de 1.75%. C’est une dizaine de lignes de crédit et de prêts concessionnels que l’Inde a accordés au Sénégal pour un montant d’environ 185 millions de dollars dans des secteurs aussi variés que l’agriculture avec les équipements et les projets d’irrigation, le transport routier et ferroviaire, l’électrification rurale, la santé, la pêche etc.
Cette présence indienne est aussi symbolisée par des acteurs économiques publics comme privés, au travers de joint-ventures comme celui des ICS qui semble en constituer le principal porte-drapeau, avec celui entre Tata et Senbus et entre Kirloskar et TSE.
La présence à Dakar de l’un des trois bureaux que l’Exim Bank of India a ouverts en Afrique est aussi un symbole de cette exception sénégalaise. Cette banque dont l’objectif est de promouvoir les exportations indiennes dans le monde, ce qui lui confère une place primordiale dans la nouvelle diplomatie économique indienne, n’a ouvert que 7 bureaux à l’étranger. Cette présence fait du Sénégal un véritable hub des investissements indiens en Afrique de l’Ouest, pour ne pas dire en Afrique francophone.
Cette exception se perçoit aussi en jetant un coup d’œil sur le volume des échanges commerciaux entre le Sénégal et l’Inde qui a atteint aujourd’hui 862,46 millions de dollars US, ce qui veut dire qu’il a quintuplé depuis le début des années 2000. Pour 2012-2013, les exportations indiennes ont été de 490.24 millions de dollars US, pour des importations de 372.22 millions, d’où un déficit commercial pour le Sénégal. Cette situation ne reflète cependant pas la situation des années précédentes, où le Sénégal enregistrait régulièrement un excédent qui cependant, est très volatile, en raison de la non-diversification des produits d’exportation vers l’Inde qui sont essentiellement les phosphates et les ferrailles. Cela constitue un des défis que le Sénégal devra relever pour l’avenir.
Tirer parti de la coopération avec l’Inde : au delà d’Amitabh Bachchan
Dans le contexte où le Sénégal essaie de diversifier ses partenariats, et où un ministère a mémé été créé pour atteindre cet objectif, il convient de tirer plus parti de notre coopération avec New Delhi. La coopération indienne est en effet bâti sur le binôme « demand-driven, response-oriented», ce qui confère la voix au chapitre aux pays bénéficiaires dans la définition des programmes d’aide. Ces derniers sont déterminés par la demande des pays bénéficiaires et orientés vers la réponse à leurs besoins.
De ce point de vue, le Sénégal se doit d’identifier les secteurs prioritaires où elle souhaite l’appui de l’Inde, pour s’assurer que cette coopération s’intègre harmonieusement dans sa stratégie de développement. Il nous semble important que l’agriculture et les nouvelles technologies, pour lesquelles New Delhi a pu réaliser des prouesses significatives, soient mises au premier plan. L’Inde pourrait partager avec nous les recettes de sa Révolution verte sous Indira Gandhi, qui lui a permis de quintupler sa production céréalière, passant ainsi d’un déficit à un surplus, malgré une forte croissance démographique. De même que l’expérience de Bangalore, sa Sillicon Valley à elle, pourrait servir à un Sénégal dont la jeunesse semble avoir de réelles aptitudes dans les TIC, ce qui peut être un réel vecteur de créations d’emploi.
Dans son article intitulé, Un an de gestion économique du Président Macky Sall : continuité ou rupture?, l’économiste Chérif Salif Sy appelait le Sénégal « à travailler à tirer profit des investissements des pays du Sud qui ne le concernent encore que très peu ». Cela me semble être tout à fait pertinent dans le cas de l’Inde dont les entreprises investissent de plus en plus en Afrique. Les IDE indiennes sont estimés à près de 50 milliards de dollars dans le continent africain, et le Sénégal fort de cet avantage devrait en attirer plus.
Pour cela, Il faudrait penser à développer du coté sénégalais une véritable expertise sur tous les aspects de la vie indienne, pour que la naissance de ce géant économique du coté où se lève le soleil, puisse produire des effets un peu plus à l’Ouest.
La perception de l’Inde semble être collée encore à Bollywood, certainement en raison de la forte popularité des films hindous. Il faudra aller au delà d’Amitabh Bachchan d’Hemma Malini et autres Dharmendra pour comprendre qu’il y a maintenant des affaires à faire avec l’Inde.

Alioune Ndiaye
Chercheur au CERIAS (Centre d’études et de recherche sur l’Inde, l’Asie du Sud et sa diaspora)
Auteur de « L’Afrique dans la politique étrangère indienne : les nouvelles ambitions africaines de New Delhi », Dictus Publishing, 2013, 208 pages.
[email protected]

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