A Pape Mamadou Sémou Pathé Guèye*

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Je ne souhaitais rien ajouter à mon discours de la cérémonie d’ouverture mais puisqu’on me demande d’introduire cette séance d’hommage à Sémou Pathé Guèye, je voudrais juste dire quelques mots à Pape Mamadou Guèye, son fils aîné. ImageJe ne souhaitais rien ajouter à mon discours de la cérémonie d’ouverture mais puisqu’on me demande d’introduire cette séance d’hommage à Sémou Pathé Guèye, je voudrais juste dire quelques mots à Pape Mamadou Guèye, son fils aîné. Quand je t’ai proposé à l’issue de cette cérémonie de t’envoyer par mail le texte de mon discours, tu m’as répondu, un peu effrayé, qu’il était «trop complexe». N’aie donc pas peur des choses complexes, car c’est d’elles que ton père principalement faisait profession. Et laisse-moi te raconter un peu ma matinée inoubliable du mercredi 4 mars 2009, tu comprendras.
Ce jour, j’avais déjà un pas sur la porte de ma salle de cours, à 10h, quand Oumar Dia, un de nos jeunes docteurs, disciple fidèle de ton père m’a barré la route, demandant à me voir ; je lui ai proposé de repasser à midi et il s’est brusquement effondré devant mes pieds. Je compris alors, bien avant qu’il n’ait dit un seul mot, que ce qui ne pouvait se dire s’était pourtant produit.
Etrange ironie du sort ! Ce matin-là justement, je m’apprêtais à expliquer à mes étudiants de Licence un des plus beaux textes de Hegel sur la dialectique, que j’avais soigneusement préparé pendant des heures et que je comptais exposer avec toute la solennité requise, m’étant pour l’occasion mis sur mon 31, pour être un peu dans l’esprit du philosophe d’Iéna nous enseignant que pour cerner le «sentiment élevé de l’éternel, du sacré, de l’infini», c’est non en robe de chambre, mais en vêtements sacerdotaux qu’il faut parcourir, toujours selon ses mots, le «chemin qui est plutôt lui-même l’être immédiat dans le centre, la génialité des idées profondes et originales, et des éclairs sublimes de la pensée».
Voici le texte en question, tiré de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit : «La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est la chose la plus redoutable, et tenir fermement ce qui est mort est ce qui exige la plus grande force. […] Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement. L’esprit est cette puissance en n’étant pas semblable au positif qui se détourne du négatif […], mais l’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être.»
Ce matin, Pape Mamadou, ton père m’a brouillé avec la philosophie et m’a aussi réconcilié avec elle. Sacré Sémou, Mamoussé Diagne l’a dit, qui avait l’art inégalable de lier les contraires! Brouillé avec la philosophie, car j’ai cru un moment qu’on pouvait donner raison à ses contempteurs les plus virulents qui pensent qu’il y a véritablement un abîme entre la théorie et la pratique. «Tenir fermement ce qui est mort», allons donc !, c’est bien facile à dire, sauf si la mort est mort d’un proche, de l’ami, de l’aimé. Et l’image de notre département plongé pendant toute une matinée dans une indescriptible stupeur, et bien des semaines après, incapable d’abriter la moindre pensée cohérente, m’a convaincu, pendant quelque temps, de l’extrême vanité de notre discipline. Le Pascal de la période de conversion avait donc bien raison de dire que «la philosophie ne valait pas une heure de peine» !
Réconcilié aussi avec elle, pourtant, car en contredisant la pensée par l’effraction la plus cinglante, j’allais dire par lapsus la plus sanglante, la réalité donnait encore raison à la pensée et à sa force inébranlable. Laisse-moi t’expliquer ce paradoxe, en simplifiant bien sûr, et revenir brièvement sur ce texte que je n’ai pu expliquer ce jour-là à mes étudiants.
Ainsi, de la même façon que tout ce qui est existe sur le double mode de l’identité et de la différence, donc de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas au moment même où pourtant il l’est, comme par exemple le bourgeon qui disparaît dans la floraison, celle-ci apparaissant comme sa vérité, avant d’être elle-même effacée à son tour par le fruit qui s’érige comme but ultime de la plante, de même, tout être qui est réellement être, et conséquemment toute pensée qui se veut authentiquement pensée de cet être, donc pensée vraie, subissent imparablement cette tension continue qui habite ensemble l’être et la pensée, et les oblige à se construire sur fond d’un absolu «déchirement», pour reprendre le texte de Hegel.
Etre et penser consistent dès lors à travailler en permanence à rassembler et à se réapproprier cela qui, en permanence, se délite et ne cesse de nous filer en morceaux entre les doigts, Hegel parle de «douleur, patience et travail du négatif». Ce «négatif» qui loin d’être le néant de l’être lui-même est en vérité son autre, donc aussi le socle du «positif», donnant foi à la vieille parole de Héraclite qui dit que «la guerre est père de toute chose», ce qui signifie que tout ce qui vit et se construit vient de la mort et va à la mort, source à laquelle tout ce qui est s’abreuve pour être et pour se maintenir.
C’est sans doute un peu compliqué, je te le concède, mais ton père le savait -et l’enseignaité-, aucune chose n’est «simple», il n’y a nulle part d’évidence constituée, comme la vie elle-même, toute vérité est un combat perpétuel gagné sur le champ de ruines des apparences par lesquelles tout d’abord les choses semblent se manifester. Et l’esprit est ce fantassin qui mène un pareil combat, en terrain découvert, s’exposant à tout moment à sa perte et à la perte des objets qu’il veut conquérir.
Pour gagner ce combat, auquel ton père a consacré toute sa vie, il faut commencer par inscrire l’instabilité dans le champ de nos croyances établies, ce que Hegel appelle le «bien connu», et qui, dit-il, «justement parce qu’il est bien connu, n’est pas connu». Et il ajoute : «C’est la façon la plus commune de se faire illusion et de faire illusion aux autres que de présupposer dans la connaissance quelque chose comme étant bien connue, et de la tolérer comme telle.» Cette arme de l’esprit, chargée de réduire les citadelles construites autour de nos opinions arrêtées, qui était l’arme principale de ton père, Hegel lui donne un nom : la réflexion. Elle est ce qui prend les objets dans leur immédiateté massive et leur opacité première et les ramène à nous désormais réfléchis – pratiquement au sens physique de la réfraction de la lumière – c’est-à-dire transfigurés par la médiation du miroir éclairant de l’âme, pour parler comme Socrate. Descartes, dans le célèbre texte du morceau de cire, considérait ainsi que toute vérité est le résultat d’une «inspectio mentis», d’un regard attentif de l’esprit.
Si je te dis tout cela, qui il est vrai peut te paraître bien «complexe», c’est pour que tu comprennes pourquoi ton père, tout en faisant partie des hommes qui, dans notre pays, se sont le plus fait remarquer sur le front brûlant des batailles politiques, syndicales et sociales durant ces quarante dernières années, tout cela que l’on considère, selon la vieille terminologie marxiste dont il n’aimait point d’ailleurs abuser, comme constituant le champ réel de la «pratique», était aussi de ceux qui se sont le plus élevés, et de la plus belle manière, dans la sphère de l’abstraction la plus pointue. Certes, il avait lu tout jeune, comme c’était de coutume à son époque, la 11e thèse sur Feuerbach : «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer.» Mais il avait appris aussi en mûrissant, et au contact direct de l’action, que cette transformation elle-même passe forcément par une interprétation, donc une théorie. Il faut savoir d’abord lire le monde comme un livre, ainsi pensait Pythagore, si on veut en restituer fidèlement le sens. C’est ce que savait bien Marx lui-même qui, pour décrire l’aliénation du travail de l’ouvrier, a écrit un chapitre sur la marchandise dans Le Capital, son ouvrage fondamental, qu’aucun ouvrier, à moins d’être philosophe, ne comprendra jamais. Ce qui prouve que la vraie aliénation, loin d’être physique, est d’abord une aliénation mentale, une cécité de l’esprit. C’est finalement bien du côté de la rue d’Ulm, où l’on perçoit mieux la misère de Billancourt, qu’on lit véritablement Le Capital et qu’on forge les armes, théoriques, qui permettront d’y mettre fin.
Souviens toi de tout cela, qui est sans doute difficile à accepter à ton âge où on est impatient de mordre à pleines dents dans les choses, que celles-ci en réalité ne sont et surtout ne sont vraiment connues qu’en tant qu’elles sont «abstraites», c’est-à-dire, selon l’étymologie latine du mot, abstrahere, tirées, séparées, éloignées d’elles-mêmes, à savoir de leur façon d’être immédiatement, forcément opaque et obtuse.
Diogène n’était point fou, en promenant sa lanterne en plein midi, car les choses que nous ne voyons pas ne sont pas forcément celles qui sont dans l’obscurité et qui de ce fait ne nous apparaissent même pas. Ce sont plutôt celles bien plus nombreuses que nous ne voyons plus parce qu’elles sont surexposées à un excès de lumière qui a fini par effacer leurs contours et leurs aspérités au point de les confondre insidieusement avec leur environnement. Ce sont ces objets-là qu’il faut déstabiliser, en les retirant des espaces où ils se sont camouflés, pour les reconsidérer sans ménagement sous un éclairage un peu plus stigmatisant, qui est effectivement celui de la pensée. C’est cette distance qu’il y a entre les choses et leur sens que ton père, ainsi que Galilée comme pour les étoiles, n’a cessé de vouloir mesurer.
C’est bon à savoir Pape Mamadou, surtout au moment où une bande de faussaires, que ton père a traquée toute sa vie sur tous les terrains, animée d’une farouche haine de l’intelligence, prétend vendre sa camelote en ressuscitant les vieux anathèmes entre théorie et pratique, et pour réussir son coup, manipule (on a entendu le mot durant ces assises) des concepts bien tentants pour les jeunes que vous êtes, le plus en vogue étant certainement le concept de «concret». Face à ceux qui ne font que parler, spéculer dans le vide, crime supposé des philosophes depuis plus de 2000 ans et que Socrate a finalement payé de sa vie, il y aurait ceux qui travaillent, les vrais bâtisseurs. Et cette génération spontanée qui s’est autoproclamée celle «du concret», comme Calliclès mesurant l’impuissance des idées de Socrate à l’aune de la force brute qu’il croit incarner, pense pouvoir ravaler dans l’ombre les victoires capitales que, sur maints champs de batailles, des hommes comme ton père ont remportées par la seule force de leur pensée.
La dialectique peut bien casser des briques, y compris celles des corniches qu’on nous vante comme exemple du concret ! J’entends ton père tonner de sa voix toujours un point trop haute : «Concret pour qui ?» S’il s’agit des nouveaux riches qui transforment ces voies rapides en pistes d’auto-tamponneuses pour tester leurs bolides à cinquante millions de francs la pièce, sans doute ! Mais pour les dizaines de milliers de travailleurs de Keur Massar et de la route de Boune qui mettent quotidiennement dix heures voire plus pour rallier la capitale et en repartir, pour les inondés de Guinaw Rail, éternels damnés de la terre, qui vivent toute l’année dans la fange en partageant leur lit et leur couvert avec les rats et les crapauds, il n’y a rien de plus irréel que ces corniches-là, qui sont pour eux de pures utopies, c’est-à-dire selon le mots grecs ou-topos, des non-lieux que leur plus folle imagination ne cherche même pas à habiter. Ton père le savait : les seules choses «concrètes» sont bien celles en fin de compte – mais ce compte on le sait, n’est jamais totalement fait – que la pensée par un dur labeur abstrait de leur gangue impure pour, comme un diamant brut, fait advenir à l’éclatante lumière de la vérité.
Veille bien mon cher enfant sur la lanterne que ton père nous a laissée et fais en sorte que sa lumière ne s’éteigne jamais. Elle a éclairé nos chemins dans un autre siècle, un autre millénaire, promène la sur ceux, bien plus sinueux et difficiles, qu’arpenteront demain les hommes et les femmes de ton temps.
En pays sereer, le Cardinal Sarr le rappelait l’autre jour, la coutume veut quand on trouve un paysan sur ses terres, qu’on le salue d’abord en son travail avant de le saluer en son nom. Nous avons dit ndioko ndial !, dieureudieuf ! à ton père, tâche de bien reprendre les champs qu’il a déjà largement entamés. Le Communisme, un des idéaux auxquels il a cru toute sa vie est peut-être mort, mais la lutte des classes, elle, est loin d’être terminée !

Ousseynou KANE – Chef du département de Philosophie – Faculté des Lettres et sciences humaines – Ucad

* (Texte prononcé lors de la cérémonie de clôture du Colloque francophone des doctorants en philosophie et sciences sociales Hommage au Professeur Sémou Pathé Guèye : L’Afrique au cœur de la Mondialisation – Dakar du 5 au 7 janvier 2010

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