Mots croisés avec Jordane Bertrand historienne, journaliste : ‘On a une image de l’Afrique extrêmement brouillée’

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(Grioo.com) Rencontre avec Jordane Bertrand, auteure du livre, Histoire des indépendances africaines et de ceux qui les ont faites. Elle revient sur la ligne directrice qui a guidé la rédaction de l’ouvrage.

Grioo.com : vous êtes l’auteure du livre Histoire des indépendances africaines et de ceux qui les ont faites. On remarque que le titre insiste sur les acteurs de ces indépendances. Pourquoi ?

Jordane BERTTRAND : Il nous a paru important au-delà des calendriers politiques d’insister sur l’aspect humain et donner de la chair à ces mouvements d’émancipation qui ont donné lieu aux indépendances africaines. C’était très important de revenir sur le parcours des grandes figures de cette période parce qu’elles reflètent elles-mêmes très bien la façon dont se sont menées ces indépendances. Souvent ce sont des gens qui pouvaient être issus de condition plus ou moins modestes, qui ont fait des études et qui par leur mérite ont pu progresser dans le système éducatif colonial à l’époque, et qui progressivement ont pu prendre conscience, comprendre ce système colonial, en dénoncer les injustices, s’engager personnellement dans une lutte politique ou les armes à la main selon les pays…

Il était donc très important pour nous de montrer par ces parcours individuels qu’il s’agissait d’abord d’histoire d’hommes et de peuples avant d’être des calendriers politiques et des face-à-face entre un pays et une puissance coloniale. L’histoire des indépendances et l’Histoire en général est quand même l’histoire des hommes d’abord. Et c’est aussi très important de montrer la valeur d’exemple de ces grandes figures au public.

Vous rappelez qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, quatre pays africains étaient indépendants (Egypte, Liberia, Ethiopie, Afrique du Sud). C’est un rappel qui vous semblait important ?

Il nous a paru important de montrer qu’on parle toujours trop généralement de l’Afrique d’un seul bloc alors que ce sont des histoires multiples et loin d’être uniformes. On a souvent l’impression que l’Afrique a été totalement colonisée et qu’il y a eu un mouvement total de décolonisation. Or si on prend la situation en 1945, on voit qu’il y a quatre pays qui ne sont plus sous domination coloniale ou qui ne l’ont jamais été. Rien que ces quatre pays ont des parcours totalement différents.

L’Afrique du Sud est indépendante, mais a mis en place un système d’apartheid où les Noirs Africains ne jouissent pas de la pleine liberté et de la dignité qui leur confèrerait une indépendance réelle. On a le Liberia qui a cette histoire particulière avec les anciens esclaves des Etats-Unis qui sont revenus au pays et une indépendance qui a été accordée à la fin du 19ème siècle. On a l’Ethiopie qui n’a jamais vraiment été colonisée. Il y a eu des tentatives italiennes, une occupation de quelques années, mais pas de système colonial en tant que tel.

On montre que les dynamiques sont différentes. En fait ça va être la même chose pour les mouvements d’émancipation. Dans chaque pays, chaque peuple va avoir sa propre dynamique de lutte, parfois violente, parfois pacifique avec tout l’aspect culturel et/ou religieux qui va entrer en compte…

On se souvient aussi que les colonies ne jouissaient pas toutes du même statut…

Tout à fait, c’est un des gros problèmes de la connaissance sur l’Afrique. Comme il y a ici [en France] peu de connaissances transmises à travers des livres grands publics (c’est un des objectifs du livre et plus largement de la maison d’édition), on a une image de l’Afrique extrêmement brouillée, confuse, d’autant qu’on lui accorde peu de place, ou seulement de la place quand il s’y passe des choses qui sortent de l’ordinaire et qui sont des conflits, des luttes…Il était important pour nous de montrer qu’il n’y a pas d’uniformité, qu’il faut rentrer dans la complexité, et que dès qu’on y rentre cela devient intéressant, vivant et riche.

En évoquant les mouvements d’émancipation, vous soulignez que certains existaient dès le début du 20è siècle, bien avant les indépendances…

Lorsque je me suis replongée dans cette histoire, je me suis rendu compte qu’il y a des périodes charnières. La première guerre mondiale est une période charnière où les Africains ont réalisé l’ampleur des massacres qui pouvaient avoir lieu en Europe et ont vu la remise en cause de cette notion de ‘civilisation’. L’entre-deux-guerres devient un moment de réflexion intense des élites qui ont été instruites dans le système colonial, mais qui commencent à en percevoir toute l’injustice et à dénoncer un certain nombre de réalités avec les arguments de liberté et dignité, qui est la leçon donnée en permanence par les colonisateurs, même s’ils ne l’appliquent pas à eux-mêmes.

Donc la période de l’entre-deux-guerres est bouillonnante, et c’est vrai que la seconde guerre mondiale va mettre un frein à tout ça. Mais à la fin de la guerre, le bouillonnement va repartir de façon plus forte même si là, la lutte avec les anciennes puissances coloniales va être beaucoup plus frontale.

On a évoqué tout à l’heure les grandes figures. Vous vous attachez à montrer le rôle des grandes figures aussi bien anglophones (Nkrumah, Nyerere etc) que francophones (Sékou Touré, Lumumba…) qu’on connaît peut être plus…

Tout à fait. Je rajouterais également les Lusophones comme Samora Machel ou Agostinho Neto. De la même façon, ça n’avait pas de sens de faire une histoire des indépendances africaines qui ne se concentrerait que sur un certain nombre de pays cloisonnés des autres alors que parfois il s’agit de pays voisins et qu’il y a eu des influences entre ces pays…

Pour moi c’était l’Afrique dans son ensemble y compris l’Afrique du Nord car il y a eu des liens permanents entre ces pays et ces mouvements. Quand le Ghana devient indépendant, cela a un retentissement sur tout le reste de l’Afrique subsaharienne, mais pas seulement. Quand la Guinée dit non au référendum du général De Gaulle en 1958, cela a aussi un impact sur l’ensemble du continent et même au-delà, sur l’ensemble du monde noir jusqu’aux Antilles…

Quand les Algériens arrivent après des années de lutte sanglante, très dure contre la puissance colonisatrice française à avoir leur indépendance, ils influencent forcément tous les mouvements de lutte en Afrique australe. Il y a des membres de l’Anc (African National Congress en Afrique du Sud, Ndlr) qui vont aller à Alger. Il y a des membres du Frelimo (Front de Libération du Mozambique) mozambicain qui vont à Alger recevoir une formation militaire. Ça me paraît inconcevable de faire une histoire des indépendances africaines accessibles à tous en cloisonnant toutes ces histoires. Pour moi il s’agit de l’histoire d’un continent, dans sa diversité, sa multiplicité, sa complexité et sa richesse.

Vous rappelez aussi dans le livre qu’on parle beaucoup des indépendances de 1960, mais que les colonies portugaises continuaient à réclamer leurs indépendances via des luttes de libération…

Je trouve extrêmement intéressante cette période de lutte d’indépendance en Afrique australe, dans les anciennes colonies portugaises, notamment au Mozambique et en Angola, et dans les anciennes colonies britanniques aussi avec le cas assez particulier du Zimbabwe où les Blancs avaient décidé de déclarer l’indépendance vis-à-vis de la couronne britannique, mais à leur seul profit et au mépris des Noirs Africains puisqu’il y avait apartheid dans le pays de la même façon qu’en Afrique du Sud.

Dans tous ces pays, c’est la lutte armée qui permettait à ces peuples de retrouver leur dignité. Ça a été des années de lutte compliquée. Mais ça a donné une conscience nationale très forte à ces pays. Ça a aidé à ce que les femmes prennent toute leur place. C’est le cas par exemple au Mozambique où des femmes dirigeaient des bataillons et qu’on a retrouvé ensuite dans la lutte politique.

C’est cela qui était intéressant, de montrer que le combat pour l’indépendance était pacifique à certains endroits, qu’il s’agissait de lutte armée à d’autres mais que dans les endroits où c’était pacifique, quand on revient sur les lois qu’on réussi à faire passer les Senghor, les Houphouët-Boigny au parlement français pour plus de dignité, pour l’abolition du travail forcé, pour plus de droits pour les Africains au sein des colonies, on se rend compte que la lutte a été culturelle, armée, syndicale, a pris des formes différentes, mais a été partout une lutte.

Dans le livre, vous parlez de Mugabe et soulignez qu’il est l’un des pionniers de la lutte d’indépendance du Zimbabwe…

Le cas de Robert Mugabe m’intéressait parce que d’une part il faut savoir qu’en Afrique en général et en Afrique australe en particulier il est considéré comme un héros de l’indépendance, ce qu’il a tout a fait été. L’évolution de son régime fait qu’on a pu se concentrer sur les mauvais aspects, et je trouve important en tant qu’historienne et journaliste de revenir sur l’ensemble de son parcours pour en détacher les zones de lumière et les zones d’ombre et montrer aussi l’évolution de son pays à travers l’évolution de son mode de pouvoir.

Il faut comprendre aussi pourquoi ça a été une figure marquante pour l’Afrique et qui pose un cas de conscience aux autres leaders africains. Quand on demande qu’il soit désavoué, il faut revenir à l’histoire pour comprendre la place qu’il a eue dans cette histoire des indépendances. Et c’est à l’aube de ce parcours qu’on peut comprendre aussi la réalité d’aujourd’hui. Et c’est vrai aussi pour l’ensemble des pays africains pour lesquels l’analyse des indépendances permet de mieux comprendre la situation d’aujourd’hui dans sa complexité et sa diversité.

Dans le cas du Zimbabwe vous revenez sur les accords de Lancaster qui sont un élément clé pour comprendre la situation d’aujourd’hui…

Absolument. Cela me paraissait évident de revenir sur ces accords qui sont les accords d’indépendance et qui ont eu des conséquences importantes 20 ans après (l’indépendance du Zimbabwe étant survenue en 1980) avec la façon dont chacun interprétait la mise en œuvre de ces accords : insuffisante pour un certain nombre de Zimbabwéens, tout à fait suffisante pour l’ancienne puissance coloniale et les Britanniques.

Revenir sur les termes de l’accord permet de lire, de comprendre et de se forger sa propre opinion et c’est vraiment l’objectif : revenir aux faits, les rendre accessibles afin que les lecteurs puissent s’informer, se faire leur opinion et débattre de tous ces sujets…

Histoire des indépendances africaines et de ceux qui les ont faites, éditions Afromundi, 2010

walf.sn

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