A 83 ans, la veuve de Cheikh Anta Diop continue d’entretenir la mémoire et les idées de son défunt mari et se rappelle encore les toutes premières minutes qui ont suivi leur rencontre à la Sorbonne en 1948. Et 24 ans après la disparition de l’égyptologue, se remarier pour Louise Marie Maes Diop serait un acte de trahison envers son époux dont elle nous confie les dernières volontés pour son continent, l’Afrique, juste avant sa disparition. Professeur certifiée d’histoire et géographie honoraire, Docteur d’Etat en géographie humaine, l’auteur de l’ouvrage ‘Afrique noire, démographie, sol et histoire’ réagit, dans l’entretien qu’elle nous accorde, aux propos tenus en 2007 à Dakar par l’actuel président français, donne son avis sur le débat autour de la renaissance africaine, mais aussi des rapports inexistants qu’il y avait entre son mari et les présidents du Sénégal qui se sont succédé au pouvoir. Entretien.
‘Combat pour des vérités méconnues’
Wal Fadjri : Parlez-nous de votre ouvrage ‘Afrique noire, démographie, sol et histoire’ paru en 1996.
Louise Marie Maes DIOP : Il s’agit de l’évolution de la population de l’Afrique subsaharienne de l’Antiquité à 1948/49, d’après les témoignages des voyageurs arabes et européens, les chroniques soudanaises, l’archéologie et, fin 19e-20e siècle, les statistiques existantes. L’analyse critique et la confrontation de ces données d’origines très diverses permettent de conclure à une population relativement nombreuse pour l’époque, de l’ordre de trente habitants au km2, soit quelque 600 millions de subsahariens vers le milieu du 16e siècle, avant que ne se multiplient les attaques portugaises et arabes au moyen des armes à feu. Les royaumes et empires furent battus et disloqués en principautés amenées à se faire la guerre pour disposer de captifs servant à obtenir notamment quantité de fusils devenus indispensables pour se défendre. Bref, une insécurité sans cesse aggravée qui gagna la plupart des régions au 18e siècle. Le cumul des traites arabes et européennes, en nombre croissant, avec des armes de plus en plus efficaces, à partir de toutes les côtes, tant Est que Ouest et sur tout le front Nord, ruinèrent peu à peu toutes ces régions ainsi frappées par les disettes, les famines, les maladies et donc par une considérable surmortalité constante s’ajoutant à la déportation des captifs esclavagisés. Ensuite, la première période de conquêtes, d’occupation et d’exploitation coloniales, jusqu’en 1930, et la continuation de la traite orientale, firent encore perdre à l’Afrique subsaharienne environ le tiers de la population qui restait. C’est à partir de cette date seulement que des mesures administratives et sanitaires permirent un début de redressement démographique. La densité moyenne était tombée à quelque 6 ou 7 habitants au km2.
Wal Fadjri : Vos travaux s’inscrivent-ils dans la lignée de ceux de votre époux ?
Louise Marie Maes DIOP : En effet, mes recherches consistent aussi, d’une part, à restituer une réalité historique, jusqu’alors ignorée ou méconnue, concernant l’Afrique noire (dans ce cas, en matière de géographie humaine et de démographie historique seulement) et, d’autre part, à contribuer modestement au redressement et à la renaissance de l’Afrique noire.
Wal Fadjri : 24 ans après son décès, que reste-t-il de la pensée de Cheikh Anta Diop ?
Louise Marie Maes DIOP : Je répondrai : ‘Tout !’, qu’il s’agisse de l’ancienneté et de l’antériorité des civilisations négro-africaines depuis la plus haute préhistoire jusqu’à l’antiquité, de la négrité (ou nigrité) du peuple égyptien jusqu’au métissage, amorcé avec le Nouvel Empire et du caractère négro-africain de sa civilisation, de l’unité culturelle de l’Afrique subsaharienne, du patriarcat, du matriarcat et de la matrilinéarité, de la situation politico-administrative et socio-économique de l’Afrique noire avant le 16e siècle, des parentés linguistiques, de la définition d’une renaissance africaine…, de l’importance des enjeux de la connaissance du passé, et des moyens à mettre en œuvre pour reconstruire l’Afrique noire. De plus, ainsi que l’a montré Cheikh Mbacké Diop (fils de l’égyptologue, Ndlr) dans son livre, Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre, toutes les recherches et découvertes effectuées en Afrique depuis son décès, ont confirmé les thèses de Cheikh Anta Diop.
Wal Fadjri : Vous continuez le combat de Cheikh Anta Diop en diffusant vous-même ses idées. Avez-vous l’impression de vivre continuellement à ses côtés, 24 ans après sa disparition ?
Louise Marie Maes DIOP : La formulation est excessive, mais maintenant qu’il n’est plus là, il est normal que je me mobilise pour les idées qu’il défendait, parce qu’elles étaient justes et que je les partageais. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à agir ainsi. L’épouse de Mongo Béti, grand écrivain africain engagé, continue également le combat de son défunt mari. C’est un combat qui remonte loin, depuis l’époque où nous luttions contre le colonialisme, pour la vérité et la justice dans la métropole même.
Wal Fadjri : En connaissez-vous d’autres qui mènent aujourd’hui le même combat ?
Louise Marie Maes DIOP : Oui : les égyptologues de l’Université de Dakar et d’autres pays, des collègues, chercheurs et enseignants, les nombreux militants du panafricanisme dans l’Afrique subsaharienne, etc…
Wal Fadjri : Ses idées et sa pensée seront-elles encore vivantes dans 25 ans ?
Louise Marie Maes DIOP : Nul ne peut prédire l’avenir. Mais disons que c’est probable, car c’est une œuvre ‘paradigmatique’ comme l’on dit aujourd’hui.
Wal Fadjri : Etes-vous satisfaite de la manière dont les idées et la pensée de votre mari sont appliquées aujourd’hui ?
Louise Marie Maes DIOP : Dans la reconstitution du passé de l’Afrique noire, ses travaux avaient déjà été pris en compte pour l’Histoire générale de l’Afrique, publiée par l’Unesco. Depuis sa disparition, les pistes de recherches qu’il avait identifiées, continuent à se révéler fécondes, tant dans le domaine de la préhistoire que dans celui de l’Egyptologie ainsi qu’en anthropologie, en sociologie et en linguistique. La prise de conscience de l’importance de ces questions et des conditions à réunir pour rendre possible un réel développement progresse et se généralise, ce qui confirme l’actualité de ses travaux. Le laboratoire de datation (par la méthode du carbone 14) qu’il avait fondé et dirigé, fonctionne à nouveau.
‘Après la disparition de Cheikh Anta Diop’
Wal Fadjri : L’université de Dakar et une Avenue ont été baptisées à son nom. Est-ce suffisant ?
Louise Marie Maes DIOP : Notre famille salue ces initiatives qui ont une portée symbolique très importante, de même que l’édification et l’inauguration officielle du mausolée de Cheikh Anta Diop le 8 février 2008 à Ceytu, son village natal. Nous exprimons, d’autre part, notre gratitude à l’architecte Fodé Diop qui en avait bénévolement élaboré le plan.
Wal Fadjri : Recevez-vous encore la visite de ses anciens amis ?
Louise Marie Maes DIOP : Beaucoup de ses anciens amis ne sont plus en vie, mais des témoignages nous sont encore donnés. De plus jeunes viennent à la maison et sont toujours des amis chers. Chaque année, des rencontres sont organisées, principalement durant le mois de février, pour honorer sa mémoire, commenter et interroger son œuvre. Le 7 février (jour anniversaire du décès de Cheikh Anta Diop survenu en 1986, Ndlr), beaucoup se rendent à Ceytou, notamment les militants du parti politique qu’il avait fondé (le Rassemblement national démocratique, Ndlr).
Wal Fadjri : Pourquoi Cheikh Anta Diop est-il plus connu à l’étranger qu’au Sénégal ?
Louise Marie Maes DIOP : En tant qu’homme et intellectuel engagé, je pense qu’il est aussi connu au Sénégal qu’à l’étranger. En revanche, ce n’est pas le cas pour son œuvre. De manière plus générale, cela pose le problème de l’intégration des travaux des universitaires et chercheurs africains dans les programmes d’enseignement et de leur diffusion à l’échelle nationale, continentale et mondiale.
‘Les Africains doivent non seulement se réapproprier leur histoire, mais aussi utiliser et enrichir leurs langues’
Wal Fadjri : Que faudrait-il faire ?
Louise Marie Maes DIOP : Il s’agit pour l’ensemble des chercheurs africains que leurs travaux ne restent pas confidentiels et qu’ils soient pris en compte dans les programmes et le contenu des enseignements du supérieur, du secondaire et du primaire, dès lors que la véracité des faits avancés est scientifiquement prouvée. Ont encore cours des manuels dont le contenu date de l’époque coloniale…
Wal Fadjri : Par exemple ?
Louise Marie Maes DIOP : La question de l’âge du fer en Afrique. L’extraction du fer à partir du minerai par réduction dans des fourneaux est très ancienne en Afrique noire. Du vivant de Cheikh Anta, de rares dates des 2e/3e millénaires avaient été trouvées, dont deux par lui, mais toutes jugées aberrantes par la doctrine officielle de l’époque. Après sa disparition, l’archéologue français, Gérard Quéchon, a découvert, dans le Niger oriental, des vestiges d’objets en fer datés de ces mêmes millénaires (publication dans le Journal des Africanistes, n°62, 2, 1992, p.55-68). Mais cette confirmation, particulièrement probante, n’est presque pas diffusée.
Wal Fadjri : Quels ont été les rapports sociaux entre les présidents du Sénégal qui se sont succédé au pouvoir, notamment Senghor, Diouf et Wade et votre mari ?
Louise Marie Maes DIOP : Il faut se référer à la presse nationale et internationale de l’époque, en particulier à l’organe du Rnd, Siggi et Taxaw.
Wal Fadjri : Mais vous devez en savoir beaucoup plus que quiconque ? Parlez-nous en un peu…
Louise Marie Maes DIOP : Non. Il faut vous référer aux archives de la presse. Il n’y avait pas de rapports particuliers entre eux.
Wal Fadjri : Vous aviez certainement suivi le discours du président français, Nicolas Sarkozy sur l’Afrique, en juillet 2007 à Dakar. Un discours dans lequel M. Sarkozy disait que l’homme africain n’était pas suffisamment entré dans l’Histoire. En tant qu’historienne et géographe de formation, partagez-vous cette opinion ?
Louise Marie Maes DIOP : J’ai répondu à cette question dans l’ouvrage collectif, L’Afrique répond à Sarkozy, (réédité en livre de poche) : ‘C’est l’homme africain qui, avant tout autre, est entré dans la Préhistoire et dans l’Histoire qu’il a même créée, puisque c’est lui qui, le premier, a inventé l’écriture 3250 ans, au moins, avant J.C.’. Ce sont les Européens qui, au XIXe siècle, ont décrété qu’ils n’y étaient jamais entrés, à la suite du philosophe Hegel. C’est cette assertion fausse qui a été continuellement distillée dans l’esprit de tous.
Wal Fadjri : Autrement dit, vous ne partagez pas son opinion ?
Louise Marie Maes DIOP : Absolument pas !
’Demain l’ère d’une humanité véritable’
Wal Fadjri : Voulez-vous nous faire part des dernières volontés de Cheikh Anta Diop pour sa famille, son pays, son continent et pourquoi pas le reste du monde ?
Louise Marie Maes DIOP : Dans son livre intitulé ‘Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire’, C. A. Diop indique un programme qui réaliserait la renaissance et le développement de l’Afrique noire : restaurer la conscience historique africaine, choisir une langue qui deviendrait la langue commune de l’Afrique noire, rendre aux femmes le rôle politique qu’elles avaient dans la tradition africaine ancienne, exploiter les sources d’énergie, mettre en valeur et industrialiser chaque région, réformer l’enseignement, développer l’enseignement et la recherche scientifique et technique à tous les niveaux, accélérer la formation de tous les cadres nécessaires ; et il propose cinq sources de fonds d’investissement. Dans la Revue sénégalaise de philosophie (1984), il distingue trois tâches qui seraient à accomplir par les philosophes africains : participer à l’édification de la nouvelle théorie de la connaissance, participer à l’élaboration de la nouvelle philosophie ’qui sera issue en grande partie du contact de la réflexion philosophique et de la science’, réécrire l’histoire de la philosophie en remontant à l’Egypte ancienne. D’autre part, dans la conclusion de son dernier livre ‘Civilisation ou barbarie’, Cheikh Anta exprime ’l’espoir de voir éclore demain l’ère d’une humanité véritable, d’une nouvelle perception de l’homme sans coordonnées ethniques’.
‘Quelle est la place du monument de la Renaissance dans l’ordre des priorités, compte tenu de son coût et des besoins des Sénégalais ? Le style de la statue est-il approprié au symbole qu’il représente et a-t-il une caractéristique africaine ? Des études de rentabilité ont-elles été réalisées en fonction de l’évolution du tourisme ?’
Wal Fadjri : Quel est votre avis par rapport au débat actuel sur la Renaissance africaine ?
Louise Marie Maes DIOP : Dès 1948, Cheikh Anta Diop avait écrit un important article intitulé : ’Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ?’ (voir le recueil de textes intitulé ‘Alerte sous les tropiques’, éditions Présence Africaine). Dans cet article C. A. Diop montre que, pour renaître, les Africains doivent non seulement se réapproprier leur histoire, mais aussi utiliser et enrichir leurs langues. En publiant exclusivement en français et en anglais, ils enrichissent la culture française et la culture anglaise en laissant la leur végéter et se détériorer. L’apprentissage des mathématiques et des sciences est ainsi retardé ou même empêché par la difficulté de comprendre dans une langue foncièrement différente de la sienne. C’est pourquoi Cheikh Anta Diop a publié dans le Bulletin de l’Ifan (1975) un article de 80 pages intitulé ‘Comment enraciner la science en Afrique’ dans lequel (page de gauche en français, page de droite en wolof) il a expliqué plusieurs matières scientifiques des plus difficiles : la théorie des ensembles, la physique mathématique et théorique, l’organisation de la matière au niveau subquantique et quantique, la relativité restreinte et générale ainsi que la cosmologie relativiste, la terminologie de l’algèbre tensorielle et la chimie quantique, nous incitant ainsi à produire pour les collèges et lycées (particulièrement pour l’enseignement technique), des fascicules et manuels semblablement bilingues. La Finlande au siècle dernier et l’Inde maintenant, ont émergé par le bilinguisme écrit (langue européenne/langue locale).
En ce qui concerne le monument de la Renaissance, le jugement dépend des réponses qui seraient apportées aux questions suivantes :
1) – Quelle est sa place dans l’ordre des priorités, compte tenu de son coût et des besoins des Sénégalais ?
2) – Le style de la statue est-il approprié au symbole qu’il représente et a-t-il une caractéristique africaine ?
3) – Des études de rentabilité ont-elles été réalisées en fonction de l’évolution du tourisme, actuellement et dans un avenir prévisible, des difficultés d’accès exigeant des aménagements, et de toute la maintenance en général ?
‘Nous étions l’un et l’autre étudiants à Paris’
Wal Fadjri : On parle beaucoup de Cheikh Anta Diop le savant, l’Egyptologue, etc., mais comment était l’homme ?
Louise Marie Maes DIOP : Il était très simple, bon et attentif aux autres, d’une très grande bienveillance même vis-à-vis de ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui. C’était une personnalité exceptionnelle à tout point de vue.
Wal Fadjri : Comment vous vous êtes connus ?
Louise Marie Maes DIOP : Nous étions l’un et l’autre étudiants à Paris à la fin des années quarante. Nous nous sommes rencontrés devant la Sorbonne. Vous voyez vous-mêmes comment vous avez rencontré d’autres étudiants et étudiantes. Il m’a demandé un renseignement. On s’est revu par hasard. On se parle une première fois, on se reparle et puis voilà.
Wal Fadjri : Vous vous considérez comme toujours mariée à lui ?
Louise Marie Maes DIOP : Oui, parce qu’avec mes fils et des collègues qui sont conscient(e)s de l’importance universelle de son œuvre, nous continuons, notamment avec la revue Ankh, à défendre cette œuvre et à la faire fructifier (Ndlr : le mot ‘ankh’ signifie la vie en égyptien ancien). On ne se rend peut-être pas compte, au Sénégal, de son aura internationale. En 1981, il était invité en Grèce, à un colloque organisé par l’Unesco et la Fondation des droits de l’homme d’Athènes, réunissant une vingtaine d’hommes de science, venus de seize pays, pour discuter les théories pseudo-scientifiques avancées pour justifier le racisme. La communication de Cheikh Anta s’intitulait ‘Anthropologie et origine de l’espèce humaine’. Elle a été particulièrement appréciée. C’est dans le sens indiqué dans sa conclusion que les congressistes ont rédigé un appel de l’Unesco pour dénoncer le racisme et ses justifications peudo-scientifiques (cf. le journal Le Monde du 29-04-1981, p.16).
Wal Fadjri : Pourquoi ne vous êtes-vous pas remariée depuis ?
Louise Marie Maes DIOP : J’avais déjà soixante ans lors de son décès. J’avais là un passé commun édifié depuis l’époque où nous étions étudiants. Ce que j’ai pu écrire est complémentaire de son œuvre. Je continue celle-ci avec mes enfants. Je le ressentirais presque comme une trahison.
Propos recueillis par Fatou K. SENE et Abdoulaye SIDY
Walf.sn