Choix des parrains des rues de Fann Résidence

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«Tout homme qui détient des pouvoirs est naturellement tenté d’en abuser.» L’assertion de Machiavel trouve facilement sa preuve dans l’histoire politique du Sénégal. Abdoulaye Wade a été très décrié pour avoir voulu réduire la République à sa famille. Pourtant avant lui, mais sans aller plus loin que le père de Karim, Léopold Sédar Senghor le premier Président du Sénégal indépendant s’est livré lui aussi à ce jeu favori des dirigeants africains : le népotisme et le copinage. A Fann Résidence, lieu d’habitation de Senghor, les rues ont pour noms Aimé Césaire, Léon Damas, Alioune Diop ou encore Léo Frobenius.  Bref, ses amis de la Négritude et ceux qui l’ont fasciné !

Le temps est idéal en cet après midi de dimanche de mois d’août au quartier Fann Résidence. Comme des pinceaux, les rayons dorés du soleil apportent une couche artistique sur les murs. 17h passées, l’heure par excellence pour se payer une belle promenade. Le moment où la banlieue de Dakar jette tout ce qu’elle a dans les rues et ruelles, dans un désordre indescriptible. A Fann Rési­den­ce, c’est presque un silence de deuil qui y règne. Les rues sont quasi désertes. Rien que de rares voitures qui circulent en plus des gardiens, éternelles sentinelles, toujours fidèles au poste. Les habitants sont peut-être plongés dans les frondeurs des livres. Proba­blement les ouvrages de leurs voisins si particuliers : les poètes de la Négritude.
En fait, le quartier où il y a la maison de l’ancien Président et poète Léo­pold Sédar Senghor a ceci de particulier que toutes les avenues et rues portent des noms d’écrivains. Dans le détail, il y a l’avenue Aimé Césaire qui part de l’avenue Cheikh Anta Diop au niveau de l’hôtel le Relais et La Poste, pour aller à la Corniche. En allant vers Mermoz, on a ensuite l’avenue Les Ambassades, puis vient Léo Frobenius. De l’avenue Aimé Cé­saire à l’université Cheikh Anta Diop s’entrecroisent les rues David Diop, Alioune Diop, Léon Gontran Damas et Saint-John Perse.
Il devient alors pertinent de se demander qui sont ces gens et pourquoi sont-ils les parrains de la voirie de Fann Résidence, lieu d’habitation du poète auteur du Royaume d’enfance. D’abord, la majorité d’entre eux, vous l’aurez certainement re-mar­qué, sont des écrivains de la Né­gritude. Tout autour de la maison de Senghor, on retrouve Aimé Césaire et Damas, qui lui tiennent compagnie. Et ce sont justement ces trois là qui forment «les trois mousquetaires» appelés encore «chantres de la Négri­tude». Ce mouvement de dé­fense des va­leurs noires fondé en 1934. Un mot qui dit-on, est créé par Césaire le Mar­tiniquais et théorisé par le Séné­galais, Léopold Sédar Senghor.

Plusieurs voyages au Sénégal
Les deux hommes sont venus plusieurs fois au Sénégal, très souvent sur invitation de l’ancien Président du Sénégal. Particulière­ment Césaire. Ce dernier est venu au pays de la téranga (hospitalité) pour la première fois en 1966, à l’occasion du premier Festival mondial des arts nègres (Fesman) organisé à Dakar. En tant que maire de Fort-de-France, il a reçu lui aussi la visite de Senghor au Martinique.
En dehors des membres fondateurs, il y a son compatriote Alioune Diop qui aura beaucoup contribué au rayonnement de la Négritude pour avoir créé la maison d’édition Pré­sence africaine. Cette maison a beaucoup publié les Africains. A  ses  côtés, un autre Sénégalais qui n’a pas vu le jour au Sénégal : David Diop. Né en France, il périt dans un accident d’avion au large de Dakar le 14 août 1960, alors qu’il tentait de rejoindre la patrie.
Pour la petite histoire, le professeur Sankharé confie que c’est le même vol que devaient prendre l’ancien Président, Abdou Diouf et son ami et ancien Premier ministre à deux reprises, Habib Thiam, pour rentrer de la France. Le coup de chance a fait qu’ils avaient désisté finalement. Le professeur Sankharé révèle que David Diop, professeur de Lettres classiques a été un élève de Senghor. N’em­pêche, «il le critiquait beaucoup, parce qu’il lui reprochait de trop aimer la France». Malgré tout, Senghor l’estimait tellement qu’il a inséré deux de ses poèmes dans l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, ajoute Sankharé.

Saint-John Perse, la fascination
Au milieu de ces Noirs émergent deux Blancs, Léo Frobenius et  Saint-John Perse. Le premier est un ethnologue allemand. Il réfutait les théories racistes sur la race noire. Il est l’auteur de Histoire de la civilisation  afri­caine publié en 1936, un livre que Césaire a lu en premier et qu’il a prêté ensuite à Senghor, d’après l’agrégé en grammaire, le Pr Oumar Sankharé. Ils avaient en quelque sorte le même combat, même si par ailleurs, Fro­benius est plus âgé que les «amis» de la Négritude. «Senghor a dû apprendre l’allemand, qu’il parlait bien finalement, juste pour lire les écrits de Frobenius», renchérit notre interlocuteur.
Il en est de même de Saint-John Perse. Son vrai nom est Alexis Leger. Il est un écrivain français doublé d’un diplomate. L’homme a profondément influencé Senghor, reconnaît le disciple de ce dernier qui ajoute que Senghor en personne a dit que c’est le poète qu’il a le plus lu. Pas surprenant, puisque nombre de critiques voient des similitudes dans les deux écritures. Certains disent même qu’il a repris des versets entiers de Saint-John Perse. Ce qui a amené quelques uns parmi eux à crier au plagiat. Au-delà de l’écriture, les thèses. Comme Léo Frobénius, Saint-John Perse a été lui aussi un Blanc qui défendait l’existence d’une civilisation noire à une époque où la théorie dominante était la Tabula rasa. Il exerce donc à l’égard de Sen­ghor, une double fascination esthétique et éthique.
Sur la base des relations qui existent entre le premier agrégé de l’Afri­que et ces écrivains ci-devant cités, il est désormais question de savoir si Senghor, en tant que président de la République, a abusé de ses pouvoirs pour choisir au Sénégal, non pas des noms liés à l’histoire du pays, mais à ses sentiments et accointances personnelles. Autrement dit, le premier Président du Sénégal indépendant a-t-il fait dans le copinage en choisissant ses amis ? Dans un de ses articles, le professeur d’histoire Ndiou­ga Adrien Benga écrit que «Senghor s’est attaché, au cours de sa gestion de l’Etat, à utiliser l’espace public non pas comme un lieu discursif de la délibération, mais pour façonner l’opinion à sa politique de la Négri­tude et du socialisme africain.»
Connu pour être un adepte de Senghor des cheveux aux orteils, le Pr Oumar Sankharé tente de défen­dre son maître. «Le choix des noms obéit à des critères. Il faut que la personne soit un modèle pour son pays et la jeunesse, surtout sur le plan civique et intellectuel», tempère-t-il.  Des critères que remplissaient pourtant parfaitement des gens comme Me Ab­doulaye Wade, à l’époque op­posant de Senghor et futur président de la République. Pourquoi n’a-t-il pas été choisi alors, lui le fils du terroir ? Le professeur répond que, com­me ces intellectuels étaient des étrangers, on a voulu leur donner la primauté. D’autres comme Amadou Hampaté Ba n’avaient aucune chance, parce que Senghor ne les considéraient pas pour n’avoir pas fait de hautes études.

Senghor : «On ne m’a pas consulté, mais…»
Et puis, dans tous les cas, Senghor n’y est pour rien si l’on en croit Sankharé. «Senghor a dit lui-même qu’il s’est réveillé un beau jour et il a appris que la rue qui passe devant sa maison porte le nom de Léo Frobe­nius. Il a déclaré qu’il n’a pas été consulté, mais qu’il s’en réjouit beaucoup. Cela lui fait énormément plaisir», confie-t-il. A son avis, c’est plutôt la municipalité qui, sans doute, a voulu faire plaisir à Senghor  en choi­sissant les noms de ses amis. Croyant que c’est Mamadou Diop qui était alors maire de Dakar, il pense que ce dernier à sûrement voulu honorer son maître, étant donné que Mama­dou Diop est un disciple politique de Senghor.
Il est vrai que les recherches nous ont permis d’apprendre qu’effectivement c’est la mairie de Dakar qui décide des noms de la voirie. En fait, actuellement, c’est la commune d’arrondissement concernée, qui choisit les parrains. La proposition est faite  à la municipalité de Dakar qui avalise. Seulement, à l’époque des dénominations, Mamadou Diop n’était pas encore maire de Dakar. Il n’y est donc pour rien. Quant aux communes d’arrondissement, le professeur Ben­ga fait savoir qu’elles n’existaient même pas à l’époque des dénominations.
Au-delà de cet argument, le professeur relève également que Fann Résidence était un peu à l’époque le Quartier latin de Dakar. C’est-à-dire la résidence des intellectuels. «Il y a d’abord l’Université de Dakar. Mais à côté il y a  aussi que tous les enseignants à l’université logeaient à Fann Résidence.» Ce qui selon lui, peut être une explication plausible au choix des noms de ces hommes de Lettres.

Alioune Diop, l’oublié de la liste
Cependant, un professeur d’université responsable à la faculté des Lettres et Sciences Humaines refuse de croire à cette thèse. Con­nais­sant l’estime que Senghor avait à l’égard de Aimé Césaire et autres Saint John Perse, il est d’avis que, s’il n’y a que les poètes de la Négri­tude pour être les parrains des rues dans lesquelles habite Senghor, cela ne peut être que son œuvre. «Nous savons tous qu’officiellement ça peut être la municipalité qui décide, mais au fond on sait bien comment les choses fonctionnent. Pourquoi la mairie devrait-elle choisir uniquement les amis de Senghor tout autour de sa maison. On n’est pas dupe», recadre-t-il.
Son collègue M. Benga assure que cela n’est en rien une coïncidence. Encore moins une initiative de la mairie. «C’est la politique culturelle de Senghor. Je ne sais pas s’il a dé­cidé lui-même ou s’il a actionné la mairie de Dakar, mais c’est une idée senghorienne.» De même avis que lui, le professeur d’histoire à la retraite, le doyen Amady Aly Dieng attribue la paternité à Senghor et donne plus de détails. «C’est Sen­ghor en tant que Président, qui a tous les pouvoirs qui a aménagé cet espace pour lui et a tout décidé. Il est quelqu’un qui accorde beaucoup d’importance à ce à quoi les Occi­dentaux s’attachent. C’est pour­quoi il aimait les monuments, les rues, etc.», révèle-t-il.
De ce fait, le poète a lui-même, avec ses attributs de Président, choisi ses amis. Le doyen Amady Aly Dieng : «Quand Senghor a dres­sé la première liste, Alioune Diop a été oublié. C’est Thierno Bâ (an­cien ministre de la Santé aujourd’hui décédé) qui le lui a rappelé. Son nom sera finalement ajouté à la liste», se rappelle-t-il. Le débat est clos !

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