Si Marine Le Pen, qualifiée pour le deuxième tour, peut déjà compter sur l’électorat non négligeable d’Eric Zemmour, la réserve de voix n’est pas aussi claire pour Emmanuel Macron. Il reste favori, mais rien n’est encore acquis et le front républicain contre l’extrême droite ne sera pas si automatique le 24 avril : les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, solide arbitre de la finale, n’entendent pas tous, loin s’en faut, glisser le nom Macron dans leur enveloppe.
Certes, l’affiche du second tour est une réédition de 2017 : Emmanuel Macron contre Marine Le Pen. Pour la troisième fois de la Ve République, l’extrême droite accède à la finale d’une élection présidentielle. Et pour la deuxième fois depuis le scrutin de 1981, c’est un « match retour ».
Mais la comparaison avec le passé s’arrête là, l’évidence sautait aux yeux dès dimanche soir. « Le contexte a complètement changé parce que la pulvérisation du système partisan français s’est amplifié au cours de cette élection. Les trois premiers candidats totalisent à eux seuls pratiquement les trois-quarts des votes exprimés, symbole d’une tripartition de l’espace politique français », analyse sur RFI Bruno Cautrès, du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Les partis historiques sont rejetés dans les limbes du classement : Les Républicains (Valérie Pécresse, 4,7%) comme les socialistes (Anne Hidalgo, 1,8%) ne rembourseront même pas leurs frais de campagne. Une claque historique. Quatre points d’écarts seulement séparent Emmanuel Macron (27,8%, en nette progression de 3 points par rapport à 2017) de Marine Le Pen (23,1%, qui améliore aussi son score de 2 points).
Dans le même temps, Jean-Luc Mélenchon, troisième homme comme en 2017, a lui aussi gagné des suffrages par rapport au précédent scrutin (19,5%) : il frôle les 22% et la qualification – espérée par son camp encore tard dans la nuit alors que les dépouillements en Île-de-France, où il est arrivé en seconde position, et à Marseille n’étaient pas terminés. Il y a cinq ans, une petite partie des voix de gauche allaient encore au candidat socialiste Benoît Hamon.
Une extrême droite en progression constante
La période de calculs d’apothicaire sur les reports de voix s’ouvre donc ce lundi pour quinze jours. Dans le camp de la dauphine, les choses sont assez claires. Marine Le Pen dispose d’une escarcelle de voix bien remplie grâce aux 7% de son concurrent Eric Zemmour, arrivé quatrième. L’ancien journaliste du Figaro, par le radicalisme de sa campagne, a contribué à l’entreprise de normalisation (entamée toutefois depuis plusieurs années) de la patronne du Rassemblement national, qui dès lors « apparaît comme la candidate de la radicalité apaisée », comme la qualifie Stewart Chau, responsable des études politiques et sociétales à l’Institut de sondages Viavoice.
Marine Le Pen, revenue de loin, reste la cheffe de file de l’extrême droite en France et Eric Zemmour lui apporte en toute logique son quota de voix. Selon un sondage Ipsos Sopra-Steria pour RFI, 85% des électeurs d’Eric Zemmour seront des électeurs de Le Pen fille le 24 avril. La patronne du Rassemblement national peut également compter sur des voix de Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France, 2,1%). « Marine Le Pen a ses enjeux et ses défis à relever, mais incontestablement, elle augmente son score, elle a une réserve de voix, elle a une meilleure situation qu’en 2017 », résume Valérie Gas, cheffe du service politique de RFI. 32% des bulletins exprimés si l’on additionne les scores.
« Jamais Marine Le Pen n’aura autant approché une victoire à l’élection présidentielle », renchérit Bruno Cautrès. Selon les premiers sondages, Emmanuel Macron l’emporterait d’une courte tête, incluant donc une marge d’erreur : entre 51% et 55% en sa faveur contre 45 à 49% pour son adversaire. En 2017, le président français était arrivé largement victorieux au second tour avec plus de 66% des voix, contre 33,9%.
Dans les discours de plusieurs vaincus, le front républicain contre l’extrême droite est la consigne dominante. Anne Hidalgo, Valérie Pécresse, Yannick Jadot et Fabien Roussel ont clairement appelé à voter pour Emmanuel Macron. Non pour approuver sa candidature, ont-ils prévenu, mais « pour faire barrage ». Emmanuel Macron promet l’avoir bien enregistré : « Certains le feront pour faire barrage à l’extrême droite et cela ne vaudra pas soutien, je le respecte », a-t-il déclaré dans son discours, dimanche soir 10 avril au Parc des expositions de la porte de Versailles, à Paris.
Où iront les voix de Mélenchon ?
« Rien n’est joué », « rien n’est fait », a insisté Emmanuel Macron. Est-ce le fond fébrile de sa pensée ? Ou bien se croit-il en réalité à l’abri d’une défaite, comptant sur le front républicain, en passe de devenir un réflexe de vote convenu ? Le fait qu’il reparte sur le terrain si vite, dès ce lundi matin, est peut-être signe que les esprits ne sont pas forcément sereins dans le camp d’En Marche. Ce matin, il est déjà dans les Hauts-de-France, ce Nord populaire plus sensible aux sirènes des extrêmes. À Denain, Caevin et Lens, les trois villes visitées ce lundi par le candidat LaREM, le Rassemblement national (41,6%, 40,7% et 39,7%) devance L’Union populaire (28,5%, 21,3% et 22,6%). « Je ferai campagne matin, midi et soir », a-t-il promis dimanche soir.
« Pour Emmanuel Macron, c’est une nouvelle campagne qui se lance, ou même une campagne tout court », explique sur RFI Stewart Chau. L’entrée dans l’arène n’a jamais vraiment eu lieu pour le locataire de l’Elysée, d’abord en raison d’une candidature déclarée au dernier moment puis de la guerre en Ukraine. Or, l’homme a tout de même un bilan à défendre, dont deux crises, le Covid-19 et les « gilets jaunes », et aujourd’hui une inflation à la hausse. Il n’est plus l’homo novo, cet homme neuf apparu ex nihilo avec un « projet » qui promettait un rassemblement. « Cela s’annonce beaucoup plus serré cette fois entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen parce qu’Emmanuel Macron a exercé un premier mandat. Ce n’est plus du tout le même Emmanuel Macron aux yeux des Français. C’est le sortant. Il a eu l’occasion de décevoir », analyse Bruno Cautrès sur RFI.
Une partie des électeurs de gauche ayant choisi son nom en 2017 ont effectivement pu être déçus de l’ancien ministre du président socialiste François Hollande. La réforme des retraites, considérée comme anti-sociale et stoppée nette par l’irruption de la pandémie, faisait l’objet d’une contestation massive dans la rue. Pourtant, elle fait encore partie des mesures phares du programme du président sortant qui compte la mener à bien. Ce n’est en tout cas pas avec elle qu’il séduira l’électorat mélenchoniste.
Dans le camp de l’Union populaire, l’appel au barrage républicain prend une forme ambivalente. Jean-Luc Mélenchon a beau jeu de se vouloir très « clair » – « il ne faut pas donner une seule voix à Mme Le Pen », a-t-il martelé à quatre reprises hier soir – il n’a pas pour autant pas appelé à voter pour Emmanuel Macron, honni par une grande partie de son électorat. En l’état, une abstention ou un vote blanc renforce mathématiquement Marine Le Pen. Selon le sondage Ipsos Sopra-Steria, parmi les Français qui ont voté pour le candidat Insoumis au premier tour à l’élection présidentielle de 2022, 34% voteraient pour Emmanuel Macron et 30% pour Marine Le Pen. Et 36% n’ont pas voulu se prononcer. L’indécision est majoritaire à l’Union populaire et il se pourrait que nombre de ses militants s’abstiennent, comme ils le firent en 2017. « Le rôle de Jean-Luc Mélenchon ces quinzeprochains jours va donc être déterminant », tranche Martial Foucault, du Cevipof, sur France 24. Ses électeurs seront le véritable arbitre de la finale, nonobstant le deuxième « parti » de cette élection : les abstentionnistes, qui laissent un potentiel de 25,14%, le plus élevé depuis 2002.
« Je souhaite tendre la main à tous ceux qui veulent travailler pour la France. Je suis prêt à inventer quelque chose de nouveau pour rassembler les convictions et les sensibilités », a déclaré Emmanuel Macron. Mais il en faudra plus pour rameuter une partie des quelque 7,7 millions de votants pour Jean-Luc Mélenchon. Pour le chercheur Bruno Cautrès, c’est « un rattrapage de dernière seconde qui ne va pas créer d’élan fort vis-à-vis d’Emmanuel Macron. Il y a un véritable point d’interrogation sur la sincérité de ce tournant à gauche qu’Emmanuel Macron prendrait comme ça, in extremis. »
Emmanuel Macron au défi du renouvellement
La politique pro-nucléaire du président français est par ailleurs contestée par toute une frange écologiste qui a accordé ses faveurs au candidat Vert Yannick Jadot (4,5%). Une « inaction climatique » lui est en outre fortement reprochée par un électorat plus urbain qui, lui, se déplace pour voter. Toutefois, cela ne devrait pas être rédhibitoire pour le chef de l’État, puisque si l’on se réfère au sondage Ipsos, 60% de l’électorat de Yannick Jadot devrait consentir à le reconduire pour un deuxième quinquennat.
Sur sa droite, l’horizon n’est pas plus dégagé. D’abord parce que les réserves de voix ont déjà été en partie aspirées au sein de cette base électorale, estime Bruno Cautrès, dans un mélange de vote utile et de pragmatisme face à la domination d’Emmanuel Macron : il y a eu en ce sens les « prises de position dans ce sens de Christian Estrosi, le maire de Nice, de Renaud Muselier, le président de la région Paca, de Nicolas Sarkozy, qui n’a pas apporté son soutien à Valérie Pécresse et qui va sans doute s’exprimer entre les deux tours. Les électeurs ont anticipé en quelque sorte : peut-être vaut-il mieux monter à bord du taxi avec Emmanuel Macron quitte à ne pas être le chauffeur et attendre 2027 avec une bonne candidature. »
Ensuite, parce que toutes les voix de la droite, écartelée, ne lui sont pas réservées. Chez Les Républicains, des opinions divergent de celles de leur propre candidate et se refusent à voter Macron. « Les consignes de vote rappellent l’ancien monde que les Français ont rejeté. Je m’en garderais bien. Pendant cinq ans, on a combattu la politique d’Emmanuel Macron, c’est par cohérence que je ne voterai pas pour lui. Je ne voterai ni pour Emmanuel Macron, ni pour Marine Le Pen », annonce sur RFI Guilhem Carayon, porte-parole de Valérie Pécresse et président des Jeunes républicains. Au sein du mouvement, il dit « exprime(r) la sensibilité gaulliste, qui n’est pas la même que la sensibilité libérale » qu’incarne, selon lui, Emmanuel Macron. Même attitude de la part d’Eric Ciotti, représentant de la droite de la droite et arrivé second à la primaire des Républicains : « Je ne voterai pas EmmanuelMacron qui a failli. » Reste que, selon le sondage Ipsos, 45% des électeurs de Valérie Pécresse se reporteront sur le candidat d’En Marche.
Évoquant tour à tour le « défi climatique et écologique », « les inégalités qui persistent » et le « séparatisme islamiste », le discours d’Emmanuel Macron hier soir était donc teinté d’appels du pied tous azimuts pour amadouer son extrême gauche et sa droite. Un exercice d’équilibrisme qui relève du grand écart. Et une tentative de réhabilitation d’un front républicain indéniablement fissuré mais encore debout. « Ses nouvelles voix, Emmanuel Macron va devoir aller les chercher avec les dents, notamment chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, conclut Valérie Gas, du service politique de RFI. Et l’on sait que que ce n’est pas gagné : les gens qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour vont avoir du mal à mettre un bulletin Emmanuel Macron dans l’urne le 24 avril, ce n’est plus aussi automatique que pour les scrutins précédents. »