Bonnes feuilles Évènements de 1962 : Le procureur Ousmane Camara raconte le procès de Mamadou Dia

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Ousmane Camara. L’évocation de ce nom peut ne pas dire grand-chose aux jeunes étudiants sénégalais. Mais les plus âgés savent bien qui est ce grand homme qui est un témoin essentiel de l’histoire politique du Sénégal indépendant. Pour ne pas dire l’un des acteurs clés. De son statut d’étudiant contestataire à celui de médiateur de la République qu’il a quitté récemment, Ousmane Camara marque surtout l’histoire politique sénégalaise avec l’affaire Mamadou Dia. Et pour cause, le jeune magistrat d’alors était le procureur de la Haute Cour de justice chargée de juger le président du Conseil et ses amis arrêtés pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Dans ce livre intitulé ‘Mémoires d’un juge africain, itinéraire d’un homme libre’, Ousmane Camara revient de long en large sur ce procès historique, mais également sur son parcours de grand commis de l’Etat. C’est pourquoi nous vous proposons le déroulement du fameux procès de Mamadou Dia qui avait, parmi ses avocats, un certain Me Abdoulaye Wade. C’était en mai 1963. Le procès s’ouvre le mardi 7 mai.

‘(…) Le président donne lecture de l’ordonnance de renvoi, ensuite il procède à l’interrogatoire d’identité des accusés et à la présentation à la barre des témoins, Ces formalités terminées, le Président appelle à la barre le premier témoin. Il s’agit de Babacar Bâ, ex-directeur de cabinet du Président du Conseil Mamadou Dia. Le témoignage de Babacar Bâ aidé par ailleurs par Mamadou Dia qui, d’entrée, décide d’organiser lui-même sa défense au grand dam de ses avocats, est un tissu de décisions inopportunes, inutiles, irréfléchies, illégales, dangereuses. C’est un chapelet d’improvisations, de maladresses, d’entorses aux règles les plus élémentaires. Prévoyant l’énormité des dégâts, un des avocats français, sachant certainement que nous n’avions pas sur place des experts en graphologie, suggère au témoin de contester les bouts de papier classés comme pièces à conviction en prétendant que ce n’était pas l’écriture du témoin. Malheureusement pour lui, Babacar Bâ non seulement revendique énergiquement la paternité de ces papiers dits volants, mais ajoute, à la stupéfaction de l’avocat, que certains ordres ont été même dictés par lui aux policiers.

Selon lui, dès qu’il a eu connaissance du dépôt par les députés de la motion de censure, il s’est rendu à la résidence de la Médina (résidence officielle du Président du Conseil) pour en informer le Président du Conseil qui le charge d’aller demander au Président de la République une réunion d’urgence du conseil des ministres. Une fois la mission accomplie, il retrouve le Président du Conseil à son bureau au neuvième étage du building administratif. Il lui apporte l’acceptation du Président Senghor de réunir le Conseil des ministres, le lendemain samedi 15 décembre à 9 heures au Palais de la République. Le Président du Conseil lui donne alors les instructions suivantes : Mettre en alerte immédiate toutes les forces de sécurité avec une consignation générale, demander dès 15 heures 30 à la gendarmerie et à la police d’empêcher tout déplacement des populations vers Dakar. Le même jour à 20 heures, ordre est donné à la gendarmerie, toujours verbalement, d’organiser des patrouilles à Hann, Thiaroye. Rufisque, Ouakam et de surveiller tous les axes routiers. À 21 heures, il conduit au domicile du ministre lbrahima Sar où le Président du Conseil est en réunion avec ses amis, le directeur de la gendarmerie, le chef des services de police du Cap-Vert (à l’insu de son supérieur hiérarchique, le directeur général de la sûreté Laïty Niang) pour, dit-il, une séance de travail.

À la question du Président de la Cour demandant pourquoi le Président du Conseil tenait une réunion de sécurité avec des officiels de la police, de la gendarmerie et de la garde républicaine, sans y convoquer le directeur général de la sûreté nationale, non pas dans ses bureaux ou à sa résidence mais au domicile d’un de ses ministres, le témoin répond : ‘C’est accidentellement que j’ai conduit les officiers de la gendarmerie et les responsables de la police chez Ibrahima Sar pour y rencontrer le Président Dia’.

Le samedi 15 décembre, à 8 heures 30, avant la réunion du Conseil des ministres convoquée au Palais présidentiel à 9 heures, sur les ordres du Président du Conseil, il fait occuper par des éléments de la gendarmerie la station d’émission radio de Yeumbeul avec interdiction d’accès à toute personne étrangère au service.

À 11 heures, il fait remplacer les gendarmes par des gardes républicains venus de Thiès, toujours verbalement. A la question du Président : ‘Pourquoi toutes ces mesures, alors que tout est calme dans le pays?’, réponse du témoin : ‘J’ai montré au Président du Conseil un renseignement de police du 14 décembre indiquant qu’Abass Guèye aurait demandé une marche des populations vers Dakar et l’Assemblée nationale’.

Le dimanche 16, de retour de la réunion du bureau politique à Rufisque, il transmet au commandant de la gendarmerie les instructions du Président du Conseil d’investir l’Assemblée nationale, le building administratif, la Présidence de la République et les locaux de radio Sénégal. En même temps, il demande à la garde républicaine de renforcer ses effectifs à Yeumbeul et d’envoyer une compagnie au commissariat central.

Le lundi 17 décembre à 2 heures du matin, il fait donner l’ordre au peloton de gendarmerie de se rendre à l’Assemblée nationale. Le lundi 17 décembre à 8 heures, le témoin se rend lui-même au commissariat central de Dakar où il tient une réunion avec le directeur de la gendarmerie, le commandant de la garde républicaine, le chef de la sûreté du Cap-Vert Bafodé Doukouré, sans la présence du directeur général de la sûreté, le magistrat Laïty Niang. À l’issue de ces réunions, les mesures dites conservatoires sont arrêtées. Ordre est donné au sous-lieutenant de gendarmerie Yaba Ndiaye d’interdire l’accès à l’Assemblée nationale à tous les députés. À 10 h 30, le témoin revient au commissariat central, transmet verbalement l’ordre donné par le Président du Conseil d’expulser les députés des locaux de l’Assemblée nationale, de procéder à l’arrestation des quatre députés que sont Abdoulaye Fofana, Moustapha Cissé, Magatte Lô, Ousmane Ngom. À la question du Président lui demandant si l’ordre d’arrestation de Lamine Diakhaté et Paul Benoît n’avait pas été donné au sous-lieutenant Yaba Ndiaye de la gendarmerie, le témoin répond avoir seulement demandé au sous-lieutenant de trouver les moyens d’empêcher Lamine Diakhaté et Paul Benoît d’accéder à la radio.

Dans cette longue énumération d’ordres sans base légale, l’anecdote qui aurait pu être amusante n’eussent été les circonstances concerne les ordres de coupure et de rétablissement des lignes téléphoniques du Palais présidentiel. Le samedi 15 décembre, le Palais présidentiel n’a plus de téléphone. C’est une panne, dit le témoin Babacar Ba soutenu par Mamadou Dia. Le lundi 17 vers 9 heures 30, le téléphone est rétabli. À 12 heures, le témoin transmet au ministre des Transports et Télécommunications les instructions verbales du Président du Conseil de couper les lignes téléphoniques de la Présidence de la République, des bureaux et domiciles d’un certain nombre de responsables politiques et de députés. Cet ordre est exécuté par l’inspecteur des Ptt Ibrahima Ndiaye. Dans le courant de l’après-midi, toujours selon le témoin, le Président du Conseil fait rétablir les liaisons téléphoniques du Palais pour donner l’ordre le même jour à 21 heures de les couper une fois de plus. À cette heure, le contrôleur des Ptt, Raoul Bocandé, venu au neuvième étage du building rendre compte au Président du Conseil de l’exécution de son ordre verbal de couper les lignes téléphoniques du Palais, est retenu à sa grande surprise dans un des bureaux de la Présidence du Conseil. Il ne sera libéré que le lendemain, 18 décembre, à 4 heures du matin. À la question du Président sur cette étrange séquestration d’un fonctionnaire zélé qui exécute les ordres verbaux du Président du Conseil, le témoin répond que c’était dans le cadre des mesures conservatoires.

Après ce très long interrogatoire du premier témoin, relayé souvent dans ses réponses par Mamadou Dia, il y a une suspension d’audience. Je suis amusé en entendant un des avocats français dire à Me Ogo Kane Diallo : ‘C’est la première fois dans ma carrière que je vois un innocent accumuler si allègrement tant de délits graves’. À la reprise de l’audience, la Cour entend successivement Ousmane Ngom, député maire de Thiès, Ibrahima Sow, gouverneur de Thiès, ancien secrétaire permanent du Conseil supérieur de la défense, le général Amadou Fall, ex-chef d’Etat-major des forces armées. Sur une question du Président, le général Fall indique que le Président du Conseil lui avait bien donné l’ordre de mettre en état d’arrestation le lieutenant-colonel Jean Alfred Diallo et le capitaine Pereira, mais qu’en aucun moment, il n’a été contacté par le Président du Conseil pour tenter un coup de force. Après lui, sont entendus le commandant Tamsir Ba, le colonel Jean Alfred Diallo, le capitaine Hamet Fall. À 18 heures 30, l’audience est levée pour reprendre le lendemain mercredi 8 mai à 9 heures (…)

Ensuite, l’audition des témoins reprend avec le capitaine Momar Gary Dé, le lieutenant Momar Soukèye Ndiaye, le capitaine Pereira, le capitaine Amadou Bélal Ly, Ibrahima Ndiaye inspecteur des Ptt, Raoul Bocandé, contrôleur des Ptt, Ousmane Ndiaye Thiass, Mody Diagne, ex-chef de cabinet de Mamadou Dia, Aboubacry Kane et Assane Diop. Ibrahima Ndiaye et Raoul Bocandé confirment l’exécution des ordres reçus et exécutés pour isoler téléphoniquement le Président de la République et certains responsables. Ousmane Ndiaye Thiass, Mody Diagne et Aboubacry Kane témoins cités par la défense ont soutenu la primauté du parti sur toutes les autres institutions. Tous reconnaissent cependant que l’exécution des décisions et résolutions du parti incombait au secrétaire général et que le secrétaire général adjoint ne pouvait se substituer au secrétaire général qu’en cas d’absence ou d’empêchement de ce dernier.

L’audience du jeudi 9 mai est consacrée à l’interrogatoire des accusés dans l’ordre suivant : D’abord lbrahima Sar, au sujet duquel j’indique d’entrée, au nom de l’accusation, qu’aucune charge n’est retenue contre lui parce qu’il est considéré comme complètement étranger à l’affaire soumise à la Cour, nonobstant sa déclaration revendiquant une solidarité morale avec le chef du gouvernement. Valdiodio Ndiaye, Joseph Mbaye, Alioune Tall n’apportent rien de nouveau aux débats. Après Joseph Mbaye, la parole est donnée au professeur François Perroux, professeur au Collège de France qui rend un hommage vibrant à Mamadou Dia dont il loue les qualités exceptionnelles d’homme intègre, incapable de trahison, de calomnie. Il le qualifie de partisan du dialogue islamo-chrétien et d’homme de paix.

C’est maintenant au tour de Mamadou Dia d’être entendu. Dans une longue déclaration préliminaire, il rappelle la chronologie des événements. Prenant à témoin l’opinion nationale et internationale, il indique que les vrais comploteurs sont ceux qui, aujourd’hui, sont chargés de le juger. Il précise que s’il fallait le refaire, il referait la même chose parce que le Président de la République a violé la Constitution en ce sens que l’article 24 de la Constitution du Sénégal n’est pas l’article 16 de la Constitution française. Il remercie Dieu d’avoir exaucé sa prière en épargnant au Sénégal un fratricide bain de sang. Il réfute les déclarations de Tamsir Ba et Hamet Fall relatives à un ordre qu’il leur aurait donné d’attaquer le Palais présidentiel. Je lui donne acte en disant que l’accusation ne retiendrait et ne discuterait que les faits acceptés par Mamadou Dia.

Sur la primauté du parti, il déclare : ‘En ce qui concerne la primauté du parti, si nous ne l’avons pas constitutionnalisée et si les statuts du parti ne la prévoient pas, la doctrine la prévoit ; il n’y a pas d’opposition entre le parti et l’État, il y a complémentarité. Dans un régime de pluralisme politique, il est impensable qu’un Président de la République soit en même temps secrétaire général d’un parti. Le Président du Conseil est d’abord investi par le parti ; non seulement les ministres, mais les hauts fonctionnaire sont tous des fonctionnaires du parti, souvent des actes d’initiative parlementaire sont préparés par le secrétaire général du parti ou le secrétaire général adjoint’. Question du président de la Cour : ‘Pourquoi n’avoir pas accepté de laisser les députés voter la motion de censure le lundi 17, vous faire réinvestir par le parti le même jour, présenter votre investiture aux députés membres du parti et, la discipline du parti aidant, revenir une semaine après comme Président du Conseil et reconstituer votre équipe ?’ Réponse : ‘Je ne pouvais pas laisser les comploteurs achever leurs besognes’.

Toutes les auditions terminées, l’audience est suspendue à 19 heures pour reprendre le lendemain vendredi 10 à 9 heures pour le réquisitoire du procureur général et les plaidoiries des avocats.

IX

LE REQUISITOIRE DU PROCUREUR

Vendredi 10 mai à 9 heures, lorsque le Président Goundiam me donne la parole pour mon réquisitoire, je suis depuis déjà longtemps campé dans mes certitudes. Je sais que ceux contre qui je dois soutenir l’accusation sont les vaincus d’une guerre qui, en fait, a commencé dès le 21 août 1960, ce jour, appelé ‘fin de la longue nuit’, la nuit de la domination coloniale et la nuit de l’éviction des Soudanais. Senghor et Dia, triomphants et unis, célèbrent la naissance de la première République du Sénégal. Un pouvoir, deux hommes, est-ce le démenti du dicton populaire selon lequel : ‘il n’y a pas de place pour deux capitaines dans un seul bateau’ et de l’adage africain disant qu’‘il n’y a pas de place pour deux caïmans mâles dans le même marigot’ ? La guerre entre les deux hommes, bien malgré moi, j’en ai été un observateur depuis un certain soir de février 1962 où mes amis, membres d’un même parti, mais évoluant dans des tendances opposées, se sont retrouvés, sans concertation préalable, hébergés dans mon appartement de Procureur de la République à Thiès, pour les besoins de leur congrès. Je sais que cette Haute Cour de Justice, par essence et par sa composition, a déjà prononcé la sentence avant même l’ouverture du procès. La participation de magistrats que sont le Président, le juge d’instruction et le Procureur général, ne sert qu’à couvrir du manteau de la légalité une exécution sommaire déjà programmée.

Je sais que je dois, par ma prestation, contribuer, dans la mesure du possible, à faciliter les travaux de recherche de ceux qui, une fois la tempête passée, les passions éteintes, les vengeances assouvies, voudront trouver les vraies raisons de la dislocation de l’attelage Senghor-Dia qui faisait la fierté des Sénégalais et l’admiration de nos voisins.

Je sais que, dans l’instant présent, je dois mettre sous les yeux de ceux qui ne veulent rien voir, tant ils adorent ou détestent Mamadou Dia, les preuves juridiquement irréfutables des infractions qu’il a commises, laissant à chacun la liberté du commentaire.

Je sais enfin que mon réquisitoire ne doit pas être une invective, mais une contribution, mieux un échange nimbé d’une affection non feinte car Mamadou Dia et Valdiodio Ndiaye sont des hommes auxquels me lient des souvenirs déjà anciens. Je me lève et mes premières paroles sont destinées à Ibrahima Sar contre qui je déclare n’avoir aucun grief, le considérant totalement étranger au procès. Je ne m’intéresse qu’à des faits, or je n’en ai trouvé aucun à mettre à sa charge. Les déclarations de solidarité et de soutien moral n’étant pas le propos de mon réquisitoire, je demande que cet homme soit purement et simplement acquitté. Outre cette déclaration préliminaire, je précise abandonner l’accusation contre Mamadou Dia sur tout acte ou déclaration dont il nie la paternité. Ainsi, puisqu’il dit n’avoir jamais donné l’ordre au commandant Tamsir Ba et au capitaine Hamet Fall d’attaquer le Palais présidentiel, je lui en donne acte, de même, lorsqu’il affirme, prenant à témoin le général Amadou Fall, chef d’Etat-major de l’armée, n’avoir jamais envisagé un coup de force.

Me tournant alors vers la Cour, je dis : ‘Monsieur le Président, Messieurs les membres de la Haute Cour de Justice, pour vous convaincre, pour convaincre l’opinion publique nationale et les étrangers présents dans cette salle d’audience que tous les actes revendiqués par Mamadou Dia sont entachés d’illégalité, je me présente avec comme seul document de travail, la Constitution de notre pays, la loi sur l’état d’urgence et les statuts du parti de Mamadou Dia. Pour la clarté des échanges, je convie les avocats qui, après moi, vont s’adresser à vous, à renoncer comme je vais m’efforcer de le faire à toute grandiloquente envolée pour nous pencher uniquement sur la lecture des textes que j’ai et dont chacun dispose. Trois institutions se sont télescopées, la Présidence de la République, la Présidence du Conseil, l’Assemblée nationale. Pourquoi ce carambolage quand la Constitution a nettement établi des frontières à ne pas franchir entre ces trois institutions ? Voici ce que dit la Constitution : le titre premier consacré à l’État et à la souveraineté dispose en son article 1er que ‘la République est laïque, démocratique et sociale’ ; l’article 3 concernant les partis politiques indique qu’ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. Cet article privilégie le pluripartisme d’où le rejet du système du parti unique et de toute revendication d’un parti politique de se situer au-dessus de la Constitution. L’article 24 de notre Constitution dit à son alinéa 1er : ‘Le Président de la République assure par son arbitrage la continuité de la République et le fonctionnement régulier de ses institutions. Il nomme les fonctionnaires civils et militaires, négocie et ratifie les traités, promulgue les lois, dispose du droit de grâce. Le contre-seing des actes du Président de la République est obligatoire sauf pour les actes qu’il accomplit en qualité de gardien de la Constitution et dans l’exercice de ses pouvoirs d’arbitrage. Il préside le Conseil des ministres’.

L’article 25 de la Constitution concerne le Président du Conseil. Il dispose : ‘Le Président du Conseil dirige le gouvernement ; il est pressenti et désigné par le Président de la République. Il est investi par l’Assemblée nationale à la majorité absolue des membres la composant. Il propose les ministres au Président de la République qui les nomme. Il détermine et conduit la politique de la Nation et dirige l’action du gouvernement. Il a la responsabilité de la défense nationale, dispose de l’administration et de la force armée. Il assure l’exécution des lois, jouit d’un pouvoir réglementaire supplétif autonome dans le cadre d’un domaine réglementaire défini’. L’article 32 de la Constitution, après avoir indiqué que l’Assemblée nationale est composée de 80 députés élus au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans, établit le régime de l’irresponsabilité et de l’immunité parlementaire. Les députés se réunissent en deux sessions ordinaires, des sessions extraordinaires pouvant être convoquées sur demande du gouvernement ou de la majorité absolue des députés. L’Assemblée nationale peut provoquer la chute du gouvernement soit à la suite du refus du vote de confiance proposé par le gouvernement soit par l’adoption d’une motion de censure déposée par au moins le quart des membres composant l’Assemblée nationale et votée par la majorité absolue des députés. Le vote de la motion de censure entraîne immédiatement la démission collective du gouvernement. Le vote de la motion de censure n’est possible que deux jours francs après son dépôt (articles 50, 51 et 52 de la Constitution). La loi instituant l’état d’urgence du 20 août 1960 dispose : ‘Toute personne dont les agissements se révèlent dangereux pour l’ordre et l’autorité publics ou portent atteinte au crédit de l’Etat pourra par décision motivée prise en Conseil des ministres, et indépendamment des poursuites judiciaires dont elle pourrait faire l’objet, être astreinte à la résidence dans une localité désignée’.

Enfin les statuts du parti Ups votés au cours du congrès tenu à Thiès les 4, 5 et 6 février 1962 stipulent : ‘Les décisions arrêtées par le Congrès, le Conseil national et le Bureau politique sont exécutées par le secrétaire général du parti, en cas d’empêchement ou d’absence l’exécution de ces décisions revient au secrétaire général adjoint’.

‘Monsieur le Président de la Haute Cour, je vais maintenant, comme le font les militaires, vous dérouler mon journal de marche pour faire défiler sous vos yeux la chronologie des actes illégaux posés par le Président du Conseil. Tout commence le vendredi 14 décembre, journée calme, tout le pays vaque à ses occupations, dans les écoles, les lycées, les collèges et l’Université, les élèves et les étudiants écoutent les enseignants, les musulmans s’occupent de la prière du vendredi, les chrétiens se préoccupent de Noël qui approche, les médecins sont auprès de leurs malades, les voleurs volent, les policiers les pourchassent, la Cour suprême est à son Assemblée générale consultative, le Président de la République est dans son Palais, les députés sont à l’Assemblée nationale en session, le Président du Conseil est au neuvième étage du building, le Pai étant interdit par décision du Président du Conseil, les deux seuls partis d’opposition, le Pra-Sénégal d’Abdoulaye Ly et Assane Seck, le Bms du professeur Cheikh Anta Diop se tiennent prudemment tranquilles, leurs responsables venant juste de sortir de prison où les avait envoyés le Président du Conseil s’appuyant sur la loi sur l’état d’urgence. Les députés sont depuis le mois de novembre en session ordinaire comme le leur permet la Constitution en dépit de la loi sur l’état d’urgence, comme le confirme la lettre suivante du Président du Conseil, que je lis :

‘À Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

‘Monsieur le Président

‘Il me revient de diverses sources que le bureau de l’Assemblée nationale envisage la prochaine convocation de celle-ci. Je n’ignore pas que la Constitution, comme le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale, autorise effectivement le bureau à convoquer l’Assemblée nationale à la date de son choix ‘dans le cours du dernier trimestre de l’année’. Cependant, je tiens à rappeler que lorsque le gouvernement a eu à faire usage de ses droits en semblables circonstances, il a toujours tenu à vous consulter sur l’opportunité de la convocation et sur sa date. C’est pourquoi le gouvernement pouvait s’estimer en droit de ne pas être traité aujourd’hui avec moins de courtoisie. Quoi qu’il en soit et conscient des responsabilités que je tiens de l’article 26 de la Constitution, j’estime de mon devoir de vous faire connaître, et je vous demande de porter à la connaissance du bureau, que la convocation de l’Assemblée nationale, dans les circonstances présentes, me paraît hautement inopportune et contraire aux intérêts supérieurs de l’État et de la Nation.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma haute considération. Signé, Mamadou Dia’.

Tout va donc très bien quand son directeur de cabinet, Monsieur Babacar Ba, surgit à la Résidence de Médina où le Président du Conseil, de retour de la prière à la mosquée, s’apprête à regagner ses bureaux. Il est exactement 15 h 30. Il apprend au Président du Conseil que les députés viennent de déposer sur le bureau du Président de l’Assemblée nationale une motion de censure revêtue de 41 signatures. En même temps, il tend au Président du Conseil un papier, le papier que voici où il est griffonné : ‘Renseignement : le député Abass Guèye aurait demandé à tous les gens de la banlieue de venir demain à l’Assemblée. Dispositions à prendre ? Boucler les routes’. Dès cet instant, comme le dit si bien le titre du film ‘Le jour où la terre s’arrêta’, le Sénégal s’arrête. Que fait le Président du Conseil ? Il est au croisement de deux voies : l’une seulement indique la légalité ; s’il la choisit, il laissera les députés faire leur travail, il profitera du délai imposé par la loi avant le vote de la motion de censure pour essayer de renverser la vapeur par un travail politique conséquent puisqu’ils appartiennent tous au même parti. À l’issue de telles démarches, soit les récalcitrants entendent raison et retirent leur motion, soit au moment du vote, il obtient le nombre de voix aboutissant au rejet de la motion.

Cette voie indique qu’au cas où, malgré tous ses efforts, le Président du Conseil est obligé de démissionner par le vote à la majorité absolue des députés de la motion de censure, cette démission n’aurait pratiquement aucune conséquence puisqu’il serait chargé de l’expédition des affaires courantes jusqu’à la formation du nouveau gouvernement, il a le temps nécessaire pour obtenir de la réunion du Conseil national convoqué le 20 décembre, le désaveu des rebelles, le secrétaire général du parti en même temps Président de la République recevrait comme instruction de son parti la désignation du Président du Conseil démissionnaire et les députés, tous membres du parti, sauf un, Boubacar Guèye, se verraient appliquer la règle de la discipline de vote ce qui aboutirait à l’investiture de Mamadou Dia comme nouveau Président du Conseil. Le drame n’aura été qu’une tempête dans un verre d’eau.

L’autre voie indique le refus de l’ordonnancement constitutionnel établi, préconise l’épreuve de force et l’aventure dans un combat à l’issue incertaine. Malgré le proverbe wolof disant que ‘le chemin de la paix n’est pas lon’ (voonu jàmm soriwul), Mamadou Dia s’engage dans la voie de tous les dangers, mettant ainsi en péril nos jeunes institutions et surtout ce tout nouveau régime parlementaire appelé déjà avec fierté ‘l’exception sénégalaise’.

Respectant la logique du choix de l’affrontement, Mamadou Dia constitue l’équipe dont il va s’entourer et écarte Valdiodio Ndiaye, juriste, avocat, jusqu’au dernier remaniement ministériel de novembre 1962, ministre de l’Intérieur. Il met aussi à l’écart Layti Niang, directeur général de la Sûreté nationale, magistrat, conseiller à la Cour suprême. Il donne sa préférence à son directeur de cabinet Babacar Ba, administrateur civil au tempérament impétueux, Joseph Mbaye, instituteur, ministre de l’Agriculture, Bafodé Doukouré, chef de service de police du Cap-Vert (commissaire sorti des rangs sans autre formation juridique que la pratique vécue dans les commissariats coloniaux, à l’ombre des commissaires français). Le passage en force étant décidé, la machine à broyer tout ce qui est légal se met en branle.

C’est le Président du Conseil qui lui-même nous dit, au cours de son audition, lorsqu’il a été informé du dépôt de la motion de censure, avoir dépêché auprès du chef de l’Etat son directeur de cabinet Babacar Ba pour demander une réunion urgente du Conseil des ministres. Qu’il eût été plus élégant et plus respectueux des convenances que ce fût le Président du Conseil lui-même qui fit cette démarche ! De sa résidence, il donne immédiatement, par téléphone, ordres aux gouverneurs de région de faire bloquer par les forces de sécurité sur place tous les axes routiers et ferroviaires menant à Dakar, de refouler tous les moyens de transport publics se dirigeant vers la capitale et même de vérifier l’identité des personnes se déplaçant en voiture. Imaginez, Monsieur le Président, Messieurs de la Haut Cour, l’inquiétude, la surprise, le désarroi, l’incompréhension et la colère de ces paisibles citoyens sénégalais circulant librement à l’intérieur de leur pays, brutalement stoppés, sans aucune explication et interdits d’accès dans une partie du territoire national. Les gendarmes eux-mêmes qui sont sur les points de barrage ne comprennent rien à ce qui arrive, leurs chefs n’ayant pas été consultés. Dakar brûle-t-il ? Non, ils doivent leur malheur à ces quelques mots dont je vous ai donné lecture, dont le Président du Conseil n’a même pas cherché 0à faire vérifier la vraisemblance avant de commettre la première illégalité de mon journal de marche consistant à entraver la libre circulation des biens et des personnes, sans les dispositions légales pouvant y conduire.

Le soir de ce même 14 décembre, alors que le Président de la République accède à la demande du Président du Conseil présentée par Babacar Ba et convoque le Conseil des ministres pour le lendemain samedi 15 décembre à 9 heures, Mamadou Dia organise une réunion de travail non pas à son cabinet ou à sa résidence, mais au domicile du ministre lbrahima Sar. À cette réunion, Babacar Ba se présente accompagné du capitaine Hamet Fall, commandant la gendarmerie nationale et Bafodé Doukouré, chef des services de police du Cap-vert, toujours à l’insu de son supérieur hiérarchique Layti Niang, directeur général de la Sûreté nationale. Au cours de cette insolite séance de travail, Babacar Ba (toujours lui) présente aux participants le papier que voici où il est écrit : ‘Premièrement, l’affaire est préparée hier au cours d’un dîner offert par le Président Léopold Sédar Senghor. Deux, ils vont s’abstenir demain d’aller à la réunion du Bureau. Trois, ils vont demander à leurs camarades ministres de démissionner. Quatre, la garde va être renforcée au Palais. Cinq il faut surveiller les antennes radio MYY Yeumbeul’. Du domicile d’lbrahima Sar, le Président du Conseil donne ordre au commandant de la légion de gendarmerie d’organiser les patrouilles de gendarmerie à Hann, Thiaroye, Rufisque et Ouakam, ainsi qu’à la brigade routière et de signaler tout mouvement de masse vers Dakar.

Le 15 décembre à 8 heures, avant la réunion du Conseil des ministres, un peloton de la légion mobile de gendarmerie est positionné à la rue de Thiong. À 9 heures, il fait occuper par les gendarmes la station radio de Yeumbeul où ils seront remplacés à 11 heures par des éléments de la garde républicaine venus de Thiès. La réunion du Conseil des ministres n’ayant abouti à aucune solution, les protagonistes se retrouvent à Rufisque en journée d’études du bureau politique de l’Ups. Malgré 48 heures de débats, aucune solution n’est encore trouvée. La question de la motion de censure est renvoyée au Conseil national convoqué le 20 décembre, alors que la loi fait obligation aux députés de débattre de la motion de censure obligatoirement le 17, ce que rappelle judicieusement le secrétaire général du parti en même temps chef de l’État. Immédiatement, comme il nous l’a dit lui-même lors de son interrogatoire, Mamadou Dia s’insurge et, oubliant les statuts de son propre parti, déclare : ‘Puisque j’ai les moyens, personne ne se réunira avant le 20’. Voilà donc Mamadou Dia qui se met hors la loi dans son propre parti puisque, de lui-même, il s’arroge les prérogatives dévolues au secrétaire général qui n’est ni absent, ni empêché.

Monsieur le Président, mercredi lors de l’audition des témoins cités par la défense, l’un d’eux, Ousmane Ndiaye Thiass, compagnon et ami de Mamadou Dia, répondant à une question de l’avocat Me Ogo Kane Diallo, a affirmé avec force, tout comme Mody Diagne, chef de cabinet du Président du Conseil, la primauté du parti sur toutes les institutions de la République, martelant sa conviction par ces propos : ‘Le parti est au-dessus de tout et de tous’. Vous lui avez alors demandé : ‘Qui à l’Ups, dont vous étiez membre, est chargé de l’application des décisions du parti ?’ Il a répondu sans hésiter : ‘Le secrétaire général’. Vous lui avez encore demandé : ‘Pensez-vous que Mamadou Dia en tant que secrétaire général adjoint était habilité à prendre des mesures pour l’application de ces décisions à la place du secrétaire général présent et non empêché ?’. Sa réponse, que toute la salle a entendue, a été ‘Non’. Cet ami fidèle, ce militant de la première heure, croyant contre vents et marées, que son parti était au-dessus de tout et de tous a découvert, à Rufisque, incrédule et malheureux qu’il y avait bien quelqu’un au-dessus de son parti : Mamadou Dia. Malgré la Constitution, malgré les lois de la République, malgré son propre parti coupable à ses yeux de n’avoir pu dompter les rebelles, il va, puisque la Constitution indique qu’il dispose des forces armées, imposer par la force ce qu’il n’a pu obtenir par le dialogue. Le dimanche soir, de retour de la réunion de Rufisque, il donne l’ordre à la gendarmerie d’occuper toutes les voies menant au Palais de la République, au building administratif et à l’immeuble de la radio. Le lundi 17 décembre, à 2 heures du matin, le commandant de la légion mobile de la gendarmerie reçoit l’ordre de cantonner un peloton à l’Assemblée nationale, les autres unités devant continuer les patrouilles et maintenir les postes fixes sur les axes conduisant à Dakar. Au Palais de la République, le téléphone ne fonctionne plus (c’est une panne, dira le Président du Conseil). Le 17 à 8 heures, deux pelotons de la garde républicaine sont acheminés à l’Assemblée nationale pour renforcer les gendarmes déjà sur les lieux.

Après s’être assuré que tout le dispositif opérationnel est en place, avec son directeur de cabinet ayant établi son poste de commandement au commissariat central de Dakar, Mamadou Dia se rend au Palais de la République d’où il sort quelques minutes après, n’ayant pas pu faire fléchir le chef de l’Etat. Les deux hommes se retrouvent à 10 heures dans le hall de l’Assemblée nationale où était censée se tenir une réunion du Bureau politique du parti élargi aux députés. Mais Mamadou Dia ayant appris par le ministre Ibrahima Sar que la session plénière de l’Assemblée nationale était maintenue à 15 heures avec à l’ordre du jour débats et vote de la motion de censure, quitte précipitamment les lieux et arrivé à son bureau, au neuvième étage du building, donne, toujours verbalement, les ordres suivants : ‘Evacuation de l’Assemblée nationale, au besoin par la force’. Le capitaine Hamet Fall à qui cet ordre est donné, demande pour l’exécuter la réquisition réglementaire prévue et reçoit du Président du Conseil la réponse suivante : ‘Exécutez, on verra après’. Le capitaine Fall refuse, le commandant Tamsir Ba accepte et, avec ses hommes, expulse les députés. Mais lorsqu’on lui remet, au cours de l’opération, une feuille volante sans date ni cachet sur laquelle étaient inscrits à la main les noms de quatre parlementaires à arrêter, il refuse de descendre aussi bas dans l’exécution des basses besognes, ce dont se chargent à sa place des agents subalternes de la police. Ainsi, sans mandat de justice, sans aucune réquisition écrite, mais uniquement sur ordre verbal, quatre représentants du peuple sénégalais, des députés protégés par l’immunité que leur confère la Constitution sont pris et jetés dans un ‘panier à salade’ en compagnie de délinquants divers et déposés dans les cellules du commissariat central de Dakar.

Dès qu’on lui apprend que l’arrestation des députés est effective, le Président du Conseil demande aussitôt au général Amadou Fall d’affréter un avion pour déposer ces députés qu’il a assigné à résidence à Bakel, Kolda et Sédhiou. Il est 12 heures, Valdiodio Ndiaye qu’il vient enfin d’appeler à ses côtés lui conseille de donner à l’opération un semblant de légalité en prenant un arrêté d’assignation à résidence. Ce qu’il fait en signant le texte (…)

Ce qui est tragique et comique en même temps, c’est que l’arrêté du Président du Conseil commence par violer la loi même qu’il vise, parce que l’assignation à résidence est une mesure ne pouvant être prise qu’en réunion du Conseil des ministres, présidée par le Président de la République ; or en fait, comme Conseil, Mamadou Dia n’a à ses côtés que Joseph Mbaye et Valdiodio Ndiaye. Le chef d’Etat-major général de l’armée refuse d’exécuter la mesure parce qu’il la considère illégale.

Monsieur le Président, en ce moment de mon réquisitoire, permettez-moi de m’arrêter un instant pour saluer le général Amadou Fall ici présent, bien que malade. Je veux saluer ce grand soldat qui, à l’instant même où il refusait de suivre Mamadou Dia dans l’illégalité, venait par fidélité au Président du Conseil, qu’il considérait comme son seul supérieur hiérarchique, de refuser de se rendre au Palais de la République où le convoquait le chef de l’État, ce qui lui a valu la perte non seulement de son poste de chef d’Etat-major de l’armée, mais en même temps son grade et tous ses titres militaires. Monsieur le général Amadou Fall, en retournant dans votre retraite à Gorée, trouvez un petit moment pour méditer les paroles de cet autre grand général romain Scylla qui, dans sa retraite à Tibur, a dit : ‘Parce que je n’ai plus de licteurs, en suis-je moins Scylla ?’ Monsieur le Président, le refus du général va sauver les pauvres députés, car ils seront libérés dans l’après-midi par les para-commandos, libération que le Président du Conseil, sans rire, a trouvé illégale.

À 18 heures, quand il apprend que quarante-sept députés réunis au domicile de leur Président Lamine Guèye ont adopté la motion de censure, ce qui entraîne immédiatement la démission collective du gouvernement, Mamadou Dia, loin d’obtempérer, ordonne le renforcement des éléments de la gendarmerie et de la garde républicaine autour du building dont il donne l’ordre d’occuper tous les étages. Dans sa déclaration d’hier, Mamadou Dia s’est félicité que le sang des Sénégalais n’ait pas coulé mais si ce sang n’a pas coulé, ce n’est pas de son fait, c’est parce que la population n’a porté aucun intérêt à cette guerre des chefs, mais surtout parce que les chefs de l’armée, de la gendarmerie et de la garde républicaine, naguère frères d’armes dans les mêmes unités de l’armée française, ayant ensemble participé à toutes les campagnes principalement en Indochine et en Algérie, répartis pour les besoins de la République dans les différentes formations chargées de la défense nationale, se sont rapidement, après concertation, retrouvés, et c’est unis qu’ils se sont présentés tour à tour dans la nuit du 17 au 18 décembre auprès du Président de l’Assemblée nationale, du Président du Conseil et du Président de la République pour se ranger à l’aube du côté du chef de l’État détenteur de la légalité républicaine.

Le 18 décembre à 5 heures du matin, toutes les troupes étant retournées dans leurs casernements, Mamadou Dia quitte le building, retourne à la Résidence de Médina où le 14 décembre à 15 h 30 il avait, négligeant le chemin de la légalité, emprunté le chemin tortueux de l’affrontement, persuadé qu’au bout, il trouverait la seule justification qui vaiIle : la victoire, puisque la force aura écrasé le droit et que la fin aura justifié les moyens.

14 décembre 1962, 10 mai 1963 : au pied de cette gigantesque montagne constituée de manquements graves, de fautes inadmissibles, de délits allant de l’entrave à la libre circulation des personnes au dysfonctionnement des institutions de la République, en passant par l’enlèvement et la séquestration de citoyens, une seule question se pose: ‘Pourquoi ?’. Ses adversaires répondent : ‘Pour s’emparer du pouvoir’. Tel n’est pas mon avis. Un coup d’État étant juridiquement défini comme une action violente d’un individu ou d’un groupe contre la légalité ou la justice, je donne acte à Mamadou Dia de sa déclaration consistant à dire qu’il n’a jamais été dans ses intentions de faire un coup d’État. Ce que je crois, c’est qu’il y a eu chez Mamadou Dia le même dédoublement de la personnalité qui a fait dire au général de Gaulle : ‘Comment peut-on être contre la France quand on crie Vive de Gaulle ?’, Mamadou Dia aurait pu dire aussi : ‘Comment peut-on être pour le Sénégal quand on crie ‘À bas Mamadou Dia’?’

En effet, à mon avis, cet homme, dans un moment d’égarement, a commis toutes ces fautes graves, parce qu’il était persuadé d’être l’incarnation et le dépositaire de la volonté de ces Sénégalais cultivateurs, ouvriers, besogneux de tout genre, écrasés par un système sans nom qui, depuis Marseille et Bordeaux, a tissé dans le pays un réseau dont le seul but était d’enrichir la métropole. Arrivé au pouvoir, Mamadou Dia a pensé que tout ce qui devait entraver son action pour libérer le paysan sénégalais de ces fameux intermédiaires appelés traitants, allant des grosses maisons de commerce à ces intermédiaires libano-syriens, constituait une atteinte à l’indépendance du Sénégal. Acculé par ses adversaires brandissant la motion de censure, Mamadou Dia a pu dire, comme Don Gormas dans Le Cid de Corneille : ‘Tout l’Etat périra s’il faut que je périsse’.

Pour son engagement et les services rendus à la Nation, cet homme mérite compréhension. Il a commis des fautes et toute faute doit être sanctionnée, sinon nous donnerions raison au législateur athénien Solon, l’un des sept sages de la Grèce antique qui a dit : ‘Les lois sont comme des toiles d’araignées, elles arrêtent les faibles et les petits, les puissants et les riches les brisent et passent au travers.’ Après avoir écouté le professeur François Perroux à cette barre louer en termes émouvants les qualités exceptionnelles de Mamadou Dia, le dépeignant comme incapable d’intentions mauvaises, je lui aurais répondu s’il n’était pas déjà parti : ‘Si, au XVIIe siècle, Blaise Pascal dans la Septième Provinciale soutient que la pureté de l’intention légitime l’action, au XIXe siècle, Lamennais lui répond dans les Paroles d’un croyant que la cause la plus sainte se transforme en une cause impie, exécrable, quand on emploie le crime pour la soutenir’.

Au vu de toutes les fautes commises, innocenter Mamadou Dia, à mon avis, est impossible. Intimement convaincu que Mamadou Dia n’a ni préparé ni perpétré un coup d’Etat, mais, conscient qu’il a utilisé des moyens illégaux pour une cause juste à ses yeux, je requiers qu’il plaise à la Cour retenir les fautes commises par l’accusé, mais en lui faisant bénéficier des circonstances atténuantes les plus larges. Je demande l’application des mêmes circonstances atténuantes aux accusés Valdiodio Ndiaye et Joseph Mbaye. Je demande la relaxe pure et simple pour Ibrahima Sar et je m’en remets à la Cour en ce qui concerne Alioune Tall.

L’atmosphère de haine que des gens bien organisés ont entretenue autour de ce procès est telle que, à la suspension d’audience suivant mon réquisitoire, je suis l’objet d’insultes, de menaces, de ceux qui, jusqu’à la veille, ne tarissaient pas d’éloges à mon endroit, louant ma compétence, mon courage, ma combativité. Ce que je ressens sur le moment devant cette avalanche d’injures, Robert Badinter le traduira parfaitement plus tard en écrivant : ‘ Il faut renoncer à être aimé, accepter de vivre dans l’insulte, dans le rejet’.

Avant la reprise de l’audience, la consolation me vient du Premier Président Isaac Forster qui, en me donnant une tape sur l’épaule, me dit simplement : ‘Merci jeune col1ègue, c’est merveilleux !’.

X

A l’heure des plaidoyers, les avocats devant l’énorme montagne de fautes de Mamadou Dia, au lieu de l’escalader, choisissent de la contourner. Les uns après les autres, ils s’engouffrent dans la seule brèche à leur disposition : avant Mamadou Dia, c’est Senghor qui a été le premier à violer la Constitution en s’attribuant des pouvoirs que l’article 24 de la Constitution ne lui donnait pas. C’est ensuite la primauté du parti, règle non écrite certes, mais reconnue en droit politique, certains avocats allant même jusqu’à prétendre que dans toute Constitution, il y avait des principes écrits et des principes non écrits, que Mamadou Dia, en interrompant les travaux de l’Assemblée nationale, voulait simplement faire respecter la décision du parti de n’examiner la légitimité de la motion de censure que le 20 décembre, date de réunion du Conseil national. Après les avocats, la parole est donnée de nouveau à Mamadou Dia à qui revient le mot de la fin. Il déclare : ‘J’attends avec sérénité le jugement de la Haute Cour. Je considère que les faits qui me sont reprochés ne sont nullement justifiés, mais si ma condamnation devait servir mon Pays, je l’accepte d’avance mais en souhaitant que mes amis qui me sont restés fidèles soient au moins épargnés. Je remercie Dieu car ma prière a été exaucée, le sang sénégalais n’a pas été versé’.

Le samedi 11 mai à 13 heures, le Président Ousmane Goundiam donne lecture de l’arrêt de la Haute Cour de Justice qui, après en avoir délibéré, condamne Mamadou Dia à la détention perpétuelle dans une enceinte fortifiée, Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sar, Joseph Mbaye à vingt ans de détention ; Alioune Tall à cinq ans.

C’est l’épilogue, le rideau tombe. Comme Sainte-Hélène pour Napoléon après la bataille de Waterloo, c’est Kédougou pour Mamadou Dia après la bataille de Dakar.
walf.sn

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